Pénélope, reine d’Ithaque, Le Chant des Déesses #1, Claire North.

Au-delà des rivages d’Ithaque, les caprices des dieux dictent les guerres des hommes. Mais sur l’île, ce sont les choix des femmes abandonnées – et de leurs déesses – qui changeront le cours du monde.
Le roi Ulysse est parti depuis de nombreuses années en guerre contre Troie, emmenant tous les hommes en âge de combattre de l’île d’Ithaque. Pénélope, sa femme, l’attend avec patience et dirige le royaume. Mais lorsque des rumeurs circulent sur la mort de son mari, les prétendants commencent à frapper à sa porte. Or, aucun homme n’est assez puissant pour revendiquer le trône vide d’Ulysse. Si Pénélope choisit l’un d’entre eux, Ithaque plongera dans une guerre civile sanglante. Seule la ruse et son réseau d’espionnes lui permettront de maintenir l’équilibre délicat du pouvoir nécessaire à la survie du royaume. À Ithaque, tout le monde surveille tout le monde et il n’y a pas un coin du palais où l’intrigue ne règne pas en maître.
Le plus grand pouvoir des femmes est celui dont elles s’emparent en secret.

J’ai découvert Claire North au chapitre SF et j’ai été charmée par son style assez particulier. Donc quand j’ai vu qu’elle s’attaquait à une réécriture mythologique (un de mes péchés mignons en littérature), j’étais particulièrement curieuse – et bien m’en a pris, car j’ai adoré ma lecture.

Même si je dois confesser que j’ai été surprise à l’ouverture du roman : Pénélope étant la figure centrale, je m’attendais à ce que, d’une façon ou d’une autre, le récit soit centré sur elle. Eh bien, pas du tout. Car la narratrice ici, est la déesse Héra, qui agit comme une narratrice quasiment omnisciente. Seconde surprise : Héra en a gros sur la patate et n’hésite pas à le dire, parfois en des termes assez crus. Il en résulte un style oratoire un peu détaché et froid, parfois grossier, assez éloigné des clichés que j’avais en tête sur la posture et la narration antiques. La narration est donc assez moderne, ce qui donne la nette impression que l’autrice dépoussière allègrement le mythe et cela fait partie des choses qui m’ont beaucoup plu !

Et finalement, c’est un choix de narration très malin : car Héra va tourner son regard vers d’autres femmes que Pénélope, parmi lesquelles Clytemnestre de Sparte, sa cousine ; sur Électre, la fille de la précédente ; mais aussi sur les suivantes, les servantes et les autres femmes qui survivent, comme elles le peuvent, sur l’île. C’est une réécriture presque exclusivement féminine de ce versant de la guerre de Troie que nous livre l’autrice.
Mais pas totalement féminine ! Eh non, car il ne faut pas oublier les hommes encore présents sur Ithaque, au premier rang desquels le conseil de guerre d’Ulysse, qui gouverne mollement à la place de Pénélope qui, puisqu’elle est une femme, ne peut prétendre à ce type de position.

« Pénélope ouvre la bouche pour lancer quelque chose de grossier, pour rétorquer, pour émettre le genre de bruits que, enfant, elle n’avait pas le droit de faire, sous peine d’être battue, mais un coup frappé à la porte lui vole son souffle. Autonoé va ouvrir, revient, chuchote à l’oreille de Pénélope.
– Ah, murmure Pénélope. Je vois. Médon, pardonne-moi. Je suis prise d’une faiblesse toute féminine et je dois me retirer.
– J’ai toujours admiré l’exquise précision de l’apparition de vos faiblesses, madame.
– Je suis ravie que quelqu’un l’apprécie. »

Au chapitre des hommes présents, il faut également compter avec la bonne centaine de prétendants, débarqués sur l’île en espérant, officiellement, en devenir le roi en épousant Pénélope, peu importe l’existence de Télémaque et, officieusement, mettre la main sur les réserves d’or dont il se chuchote sur la Méditerranée qu’elles abondent sur la petite île. Problème : ces réserves semblent finalement relever du mythe et, cerise sur le gâteau, l’île est la cible d’attaques meurtrières perpétrées par des pirates. Si l’on ajoute à cela que la cousine Clytemnestre est recherchée pour régicide, on obtient un imbroglio politique source de tensions extrêmes. Celles-ci hantent le récit en toile de fond, et c’est agréable de lire l’autre version de la cavale d’Ulysse et de la guerre de Troie, d’en palper les conséquences concrètes et de voir les autres enjeux que juste « on récupère Hélène et on casse tout ».
Ce qui est intéressant, surtout, c’est de voir comment Pénélope jongle avec ces différents impératifs, tout en maintenant l’apparence de ne pas y toucher. Car évidemment, choisir un prétendant, c’est choisir la guerre contre les autres, et elle n’en a clairement pas les moyens. C’est là que le récit se mâtine d’un petit air d’espionnage, puisqu’elle entretient son propre réseau d’informateurs (plutôt d’informatrices, d’ailleurs). J’ai trouvé qu’ainsi le récit ne se départait jamais d’un soupçon de tension qui me l’a rendu très prenant !
Et c’est aussi ce qui rend le récit particulièrement réaliste : hormis la présence des dieux et déesses (mais qui n’interagissent pas directement avec les humains), le récit est complètement dépourvu de merveilleux. Tout est centré sur l’art de Pénélope de préserver son royaume, en attendant que son mari revienne (ou que son fils prenne le pouvoir). L’histoire n’a retenu que le nom d’Ulysse, occupé à se dorer la couenne avec ses marins, pendant que les vraies actions se déroulaient ailleurs.

« Agamemnon a toujours convoité les richesses de Priam. On dit qu’Hélène les lui a offertes par sa trahison, mettant ainsi le feu aux poudres, mais c’est la ruse d’Ulysse qui a rendu la guerre possible à une si grande échelle. Mieux vaut ne pas s’attarder sur ce point, disent les poètes, concentrons-nous plutôt sur l’affaire du cyclope et de Scylla, des trucs de gars, sur Ulysse attaché à un mât et tirant sur ses liens avec une ferveur qui fait gonfler ses triceps, parce qu’il a entendu les sirènes, ben oui, s’il vous plaît, plutôt que sur cette petite erreur de calcul du départ, monumentale, de quoi détruire une ville et faire trembler les dieux.
Et où est Ulysse maintenant ? Ah oui, il friponne sous les jupes de Calypso sur l’île d’Ogygie, tout en protestant qu’il aime sa femme, dans l’espoir d’être ainsi libéré du paradis de cette nymphe et de ses plaisirs sexuels. »

Héra étant la narratrice, son récit comporte aussi de nombreuses réflexions sur la façon dont se transmettent les histoires, sur ce que les poètes choisissent, ou non, de passer à la postérité, soit par petites piques et incises dans la narration, soit par des réflexions un peu plus développées. Et, de fait, on ne peut que constater que les femmes sont souvent les grandes absentes des récits, bornées à faire tapisserie dans un coin, voire à ne même pas être mentionnées ! C’est aussi ce que j’ai aimé dans ce roman : il nous présente l’autre pan de l’histoire, ce qui, lorsque l’on met tous les récits bout à bout, permet d’avoir enfin une vision globale de l’affaire, tant du point de vue des acteurs et actrices, que du point de vue des enjeux réellement en œuvre – même si, évidemment, toutes les sources sont romancées !

Cette réécriture mythologique a donc été un gros coup de cœur. J’ai beaucoup aimé la façon dont l’autrice s’empare du mythe pour en révéler les faces cachées, remettant à l’honneur les personnages restés dans l’ombre. Le choix de la narration par la déesse Héra permet à la fois de saisir différents angles de vue, et de lier les actions divines aux actions terrestres, sans trop d’interventions du merveilleux. Il y a presque un petit côté roman historique dans ce récit ! Je ne sais pas de quoi le tome 2 sera fait, mais une chose est sûre : je l’attends d’ores et déjà de pied ferme !

Le Chant des Déesses #1, Pénélope, reine d’Ithaque, Claire North.
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Karine Forestier. Hauteville, 12 avril 2023, 507 p.

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5 commentaires sur “Pénélope, reine d’Ithaque, Le Chant des Déesses #1, Claire North.

  1. Zina dit :

    Le sujet me dit bien mais j’avais tenté son Harry August auquel j’avais pas du tout accroché alors je suis hésitante.

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  2. bouchdesbois dit :

    Je partage visiblement ton amour pour les réécritures mythologiques 🙂 J’avais repéré celui-ci en passant en librairie, mais j’étais déjà plongée dans Circé de Madeline Muller, et n’avais pas insisté. Hop, je me le note également !

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