Cimqa, Auriane Velten.

Imaginez que le monde ait un jour le hoquet ; des créatures et des objets commencent à apparaître. Imaginez trouver un moyen de faire venir ces choses selon votre désir… jusqu’à susciter l’intérêt d’une équipe de scientifiques.
Imaginez travailler pour la plus grande industrie du divertissement, mélangeant cinéma et imagination. Imaginez recevoir l’opportunité de votre vie, mais continuer à être rongé par l’anxiété. Jusqu’à rêver qu’une petite fille vous offre son aide.
C’est dans ce(s) monde(s) chamboulé(s) par l’apparition de la cinquième dimension, celle de l’imagination, que les destins de Sara et Sarah s’écrivent. Mais comment empêcher que la magie ne devienne qu’une nouvelle source de pouvoir et de profit ?

D’Auriane Velten, j’avais beaucoup aimé le roman After®, donc je dois dire que j’étais très curieuse de lire son nouveau roman, Cimqa… que j’ai également adoré !

Et pourtant, j’ai trouvé le début assez complexe, car je n’arrivais pas à imaginer ce que vivaient les personnages lors du Repli : les événements qu’ils ressentent physiquement, oui, mais pas tellement ce qu’il se passait du point de vue de la physique – sans doute car je ne suis pas une grande scientifique ! Au final, j’ai fini par arrêter de me triturer le cerveau et traiter l’événement comme le faisaient les personnages : comme si c’était à une irruption de la magie qu’ils se retrouvaient confrontés. Et alors qu’on a l’habitude de voir cet élément plutôt dans des récits de fantasy, ici la magie est traitée de façon très rationnelle, scientifique, même, ce qui fait que le roman lorgne clairement côté science-fiction. Voilà un mélange des genres et codes assez inédit (en tout cas que je n’avais jamais rencontré) et qui a participé à me rendre cette lecture très prenante dès le départ.

L’aspect prenant tient aussi aux personnages. On suit alternativement une jeune fille, Sarah, qui vit seule avec sa mère au moment du Repli, se révèle très douée avec les capacités magiques qu’elle acquiert soudain et qui ne vont pas tarder à intéresser la communauté scientifique. On suit Sarah dans son appropriation de la magie, en compagnie de son amie Ada, dans leur pratique très expérimentale mais tellement enthousiasmante de la magie, mais aussi dans ses premiers émois à l’adolescence.
De l’autre côté, Sara, la cinquantaine, des années après le repli, et qui utilise ses formidables capacités magiques au service d’un nouvel art : celui de la cimqa – que je résumerai grossièrement par un audacieux mélange entre cinéma et spectacle vivant, qui met à l’honneur l’Imagination des créateurs. Sara vivote car il faut dire que les temps (sur une planète desséchée et en manque de ressources, légèrement dans notre futur, donc) ne sont pas à la fête pour les créatrices de son âge, ce qui génère chez elle un mal-être profond qu’elle a du mal à verbaliser (et que j’ai trouvé vraiment bien traité).

« Ça ne va pas du tout lâche alors Sara.
La façon dont tout cela fonctionne n’a aucun sens ; on a la possibilité de tout créer, tout montrer ; et on hésite, on soupèse, on compte les spectateurs, et les ro-livres ; on me dit que mes idées vont choquer, qu’on va perdre du public, qu’il faut parler à tous, offrir du divertissement, ne pas être trop clivant, ne pas être trop politique, ne pas être trop effrayant, ne pas être trop abstrait, ne pas être… ne pas être… Eva, je n’aime pas ce que je fais ! »

Les deux récits se répondent donc, d’une part parce que l’un se situe dans le passé de l’autre (du moins, on le suppose) et, d’autre part, parce que les deux personnages manient la même capacité, l’une l’explorant, l’autre la maîtrisant, chacune se posant des questions existentielles sur son art, la création, l’utilisation qui est faite de cette nouvelle capacité. D’ailleurs, les deux récits se répondent tellement bien que je me suis longuement demandé s’il s’agissait bien de deux personnages différents ou de la version enfant et adulte de la même femme, ce qui m’a bien tenue en haleine… Je ne révèlerai rien et vous laisserai le découvrir. Dès le départ, il m’a semblé évident que les deux récits étaient liés, mais la nature réelle du lien n’apparaît qu’en toute fin de récit, ce que j’ai grandement apprécié.
Au fil des épisodes de Sara et Sarah, on sent monter la tension car, forcément, tout cela ne peut que mal finir (ou, à tout le moins, ne pas continuer si bien). Et plus j’avançais dans ma lecture, plus je soupçonnais un retournement de situation, ce qui ne m’a pas empêchée d’être absolument ravie de la façon dont il avait été amené. Même en présumant de ce qui allait arriver, j’étais complètement emballée.

L’alternance des points de vue est des époques est un système certes classique, mais qui fait ici ses preuves : en effet, sans les passages consacrés à Sarah enfant, difficile de comprendre les difficultés rencontrées par Sara adulte. Celle-ci se pose beaucoup de questions sur la cimqa, son rapport au travail et le rapport de la société à l’art, la beauté et la création (une thématique déjà présente dans After®!). La cimqa, qui découle directement des possibilités offertes par l’ouverture de la cinquième dimension, de champ des possibles largement ouvert s’est réduite comme peau de chagrin, les créateurs étant tenus de respecter les prédictions des statisticiens quant à l’approbation du public, et donc de modeler leur art en fonction de ces attentes. Exit créativité, bonjour productivité : un sujet que j’ai trouvé parfaitement d’actualité.
J’ai beaucoup aimé les thèmes qui affleurent en filigrane. Le roman parle à fois de l’enfance, des rêves, et de ce qu’on en fait à l’âge adulte, de la façon dont parfois ils se prennent le parpaing de la réalité – ce que la mise en parallèle des deux récits ne fait que rendre plus dur et triste. Il y a également une forte dimension sociétale. Sara vit avec Eva et les deux femmes sont diamétralement opposées : si la première vit dans un monde fantasmagorique (certes heurtée par le réel), sans trop s’intéresser à la société, la seconde vit le plus éloignée possible de la cimqa qu’elle a en horreur, travaille à l’usine et est de toutes les luttes syndicales. Le couple fait écho au duo formé par Sarah et Ada, même si leurs préoccupations sont bien différentes. Alors que les deux adolescentes vivent dans leur univers (qu’elles appellent « le Pays ») et explorent les confins de l’imagination, les deux femmes se débattent dans une réalité qui semble bien grise et triste, où l’épuisement des ressources répond à celui de l’imagination, drainée par les attentes (théoriques) du public. Le récit a un côté que j’ai trouvé assez glaçant !

Excellente découverte, donc, que ce nouveau roman d’Auriane Velten, dont je vais surveiller les futures parutions. Ce récit à la légère anticipation, qui traite le merveilleux comme un fait scientifique, met en scène des personnages que j’ai trouvés forts et marquants. La structure de l’intrigue est classique mais sert parfaitement le récit, et notamment la constante dualité entre l’émerveillement d’un côté, et la mise à sac (et à sec !) de l’acte créatif de l’autre. Tout cela saupoudré d’intéressantes réflexions sur le rapport à l’art, la création et le travail, portées par des personnages forts et marquant, qui ne font que rendre le récit plus prenant.

Cimqa, Auriane Velten. Mnémos, octobre 2023, 304 p.

Un commentaire sur “Cimqa, Auriane Velten.

Mettre son grain de sel