La mort s’invite à Pemberley, P.D. James.

Rien ne semble devoir troubler l’existence ordonnée et protégée de Pemberley, le domaine ancestral de la famille Darcy, dans le Derbyshire, ni perturber le bonheur conjugal de la maîtresse des lieux, Elizabeth Darcy. Elle est la mère de deux charmants bambins ; sa sœur préférée, Jane, et son mari, Bingley, habitent à moins de trente kilomètres de là ; et son père adulé, Mr Bennet, vient régulièrement en visite, attiré par l’imposante bibliothèque du château.
Mais cette félicité se trouve soudain menacée lorsque, à la veille du bal d’automne, un drame contraint les Darcy à recevoir sous leur toit la jeune sœur d’Elizabeth et son mari, que leurs frasques passées ont rendu indésirables à Pemberley. Avec eux s’invitent la mort, la suspicion et la résurgence de rancunes anciennes.

J’avais déjà écouté une première fois ce livre audio, mais en bricolant et sans faire preuve de la moindre attention, ce qui fait que je ne me souvenais ni de l’histoire, ni des personnages – donc il était tout indiqué pour une relecture si rapide (la précédente remontant à… l’été 2021 !).
Et si j’ai passé dans l’ensemble un bon moment de lecture, avec l’envie fréquente d’y revenir, je n’ai pas pu m’empêcher, à plusieurs reprises, de ressentir une pointe de violente frustration.

Parlons d’abord de l’histoire : le récit s’ouvre par un résumé très détaillé et commenté d’Orgueil et Préjugés, reliant chacune de ces deux caractéristiques à l’un des protagonistes du roman. Une fois fait ce rappel exhaustif de l’œuvre originale, l’autrice s’attache à présenter « son » Pemberley, où l’on se prépare à donner le traditionnel bal de Lady Anne, et à détailler les évolutions de personnages qu’elle a imaginées. On rentre donc doucement mais sûrement dans cette version alternative, et cela met l’eau à la bouche.
La tranquillité du cadre est brutalement interrompue par l’irruption de Lydia Wickham, qui hurle que son mari vient d’être abattu dans les bois. De fait, les hommes de la maison ne tardent pas à tomber sur le fameux Wickham, bien vivant, mais qui désespère devant le corps sans vie d’un de ses amis, le capitaine Denny et, cerise sur le gâteau, s’accusant d’avoir causé sa mort. Voilà qui fait tâche dans le décor…
Partant de là, l’autrice va donc dérouler l’enquête (assez succincte) et les réactions des divers personnages à cette horrible histoire.

J’aime bien le concept de reprendre un classique, d’en inventer la suite, en y ajoutant ici une dimension dramatique et des accents de polar – même si ceux-ci sont, somme toute, assez faibles, l’essentiel du récit se concentrant sur les réactions des uns et des autres à ce fait troublant. Si, dans l’ensemble, c’était une lecture assez agréable, je dois quand même dire que certains points m’ont laissée particulièrement dubitative.
Primo, les personnages. Je suis assez amatrice de pastiches littéraires mais je dois dire que là, la sauce a difficilement pris avec les personnages – ce qui fait que j’ai lu ce roman presque comme une œuvre indépendante. J’ai trouvé Elizabeth loin, très loin d’Elizabeth Bennett : elles partagent un nom, mais c’est à peu près tout. Certes, le contexte polar ne se prête peut-être pas au sarcasme acerbe, mais de là à en faire un personnage aussi falot, j’ai l’impression qu’il y avait un peu de marge…

Segundo, le roman souffre de longueurs assez pénibles, particulièrement dans la partie consacrée au procès. Mais que c’est long ! Et le pire, c’est que des éléments sont introduits, suscitant des questions, sans être résolus par la suite – il en va ainsi, par exemple, de la disparition de Mrs Younge, qui arrive comme un cheveu sur la soupe, entraînant des conséquences pour la suite, mais qu’on évacue en moins de deux. J’ai trouvé ça assez perturbant, et ça m’a laissé une impression de travail bâclé assez désagréable. Avec ça, le-dit procès qui m’a semblé s’éterniser pendant des plombes, se solde par un deus ex machina qui ne m’a paru particulièrement crédible : des aveux complets du véritable coupable – lequel est mort juste après les-dits aveux. C’est un peu trop pratique pour être honnête !
De plus, on a les explications en deux fois, mais en deux gros blocs et là encore, la crédibilité pêche : je n’ai pas trouvé que les dessous du mystère tenaient vraiment la route. Tout est justifié, entendons-nous bien, mais ce n’est pas le polar le plus finement exécuté que j’aie lu ! Quelque part, j’ai eu l’impression que tout cela tenait du fait que l’autrice respectait beaucoup trop le matériau d’origine pour s’en détacher totalement. Je ne saurais dire ce qui m’a lancée sur cette idée, mais elle m’est revenue en tête à plusieurs reprises au cours de ma lecture.

En somme, j’ai passé un bon moment de lecture, mais qui tient essentiellement, je pense, au talent de la lectrice – Guila Klara Kessous. Sans sa mise en voix, je ne sais pas si je serai allée au bout de ce pastiche littéraire sous forme de polar. Autant retrouver les personnages et Pemberley était plaisant, autant l’intrigue assez mal ficelée et les personnages, un peu fades, ont manqué d’un petit quelque chose pour réellement m’enthousiasmer. Ceci étant posé, comme je le disais en introduction, j’ai quand même (paradoxalement, peut-être ?) passé un bon moment, ayant hâte de m’y remettre entre deux lectures. Donc je le conseillerais à toute personne curieuse de cette forme de suite de l’œuvre de Jane Austen, sans toutefois s’attendre ni à un polar extraordinaire, ni à une réécriture audacieuse de l’œuvre d’origine !

La Mort s’invite à Pemberley, P.D. James. Traduit de l’anglais par Odile Demange.
Lu par Guila Klara Kessous. Audiolib, réédition 2013, 623 min.


Le couronnement de la Reine morte, Le Roi de paille #2, Isabelle Dethan.

Accompagnée de son demi-frère, Sennedjem, la princesse Neith a fui l’Égypte pour ne pas finir dans le lit de Pharaon, son père. Capturés par des marchands d’esclaves, les deux jeunes gens sont alors vendus à Nabù-kudduri-usur, le roi de Babylone.
Sennedjem est promis à un funeste destin : il est choisi pour incarner le « Roi de Paille ». Son rôle consistera à attirer sur lui la malédiction divine afin de la détourner du souverain de Babylone.
Neith, devenue la suivante de la concubine Shamhat, aimée du prince héritier Amel, va tenter l’impossible pour lui venir en aide… et parvient à le faire évader.

En 2020, j’étais une fangirl heureuse : Isabelle Dethan, une de mes autrices-illustratrices préférées, sortait une nouvelle série de BD dont l’intrigue se déroulait en Égypte. Et bien que j’aie écrit à ce moment-là que je mourais d’impatience de lire la suite, j’aurai bien fait attendre celle-ci – mais c’était pour mieux en profiter !

La fin du tome 1 nous laissait sur des charbons ardents, puisque le plan d’évasion de Neith et Senn réussissait à moitié : Senn était sauvé, Neith contrainte de retourner auprès du prince Amel, de sa concubine Shamhat, et de leurs délicieux enfants. Inutile donc de dire que l’on reprend la lecture de la série sous une certaine tension, d’autant que le sauveur venu sortir Neith et Sennedjem des griffes de leur geôlier n’est autre qu’un envoyé de Pharaon, chargé de ramener la jeune princesse tout droit dans la couche de son royal paternel.

Autant le récit de la première aventure était resserré en temps, autant celui-ci s’étale sur un temps quelque peu plus long (j’ai eu l’impression qu’on pouvait le compter en semaines, voire en mois). Plus encore que dans le premier tome, on est plongés dans la politique babylonienne, qu’il s’agisse de ses relations diplomatiques, notamment avec la nation Mède voisine, ou de sa mouvementée politique interne.
De fait, difficile de s’ennuyer dans cet opus, car les péripéties s’enchaînent à bon train – je vous l’ai dit, la politique babylonienne est mouvementée !

Rapidement, le récit quitte la cité babylonienne pour le désert, et l’on suit à la fois les parcours de Neith et Sennedjem, chacun de leur côté. Les personnages secondaires ne sont pas en reste, et on va s’intéresser notamment à la concubine Shamhat, à Ladiocée, la jeune princesse Mède et au prince Amel. Tout cela est hyper intéressant et bien mené, ce qui explique que je me sois régalée.
Mais je dois quand même avouer que j’ai été un peu surprise par la rapidité de la fin : ça m’a laissé la même impression que la la fin de la série Sur les terres d’Horus (un énorme coup de cœur que je relis souvent et que je vous conseille vivement!). Comme si la série avait été prévue initialement avec un tome supplémentaire, et que finalement on s’arrêtait là. La conclusion donne une vraie fin à l’histoire mais il y a un je-ne-sais-quoi de rapidité qui laisse un sentiment d’inachevé !

Heureusement, les illustrations sublimes sont là pour en mettre plein les mirettes et faire oublier ce léger désappointement. Encore une fois, Isabelle Dethan a un vrai talent pour faire revivre l’Antiquité égyptienne dans toute sa splendeur et toutes ses caractéristiques. Les dessins sont splendides, les couleurs parfaites, et je trouve que les planches invitent à se perdre dans les décors et les détails, ce que j’adore dans ces bandes-dessinées.

En somme, j’ai encore une fois été conquise par la plume et les pinceaux d’Isabelle Dethan, dans ce récit qui nous emmène de nouveau dans l’Antiquité, mais plus du côté de Babylone que de l’Égypte, cette fois. Le récit, focalisé sur un jeune prince et une jeune princesse égyptienne soulève des enjeux personnels et politiques très prenants – au point que j’aurais volontiers signé pour un tome supplémentaire. Enfin, pour ne rien gâcher, les illustrations sublimes sont un vrai plaisir pour les yeux ! Je suis certaine de relire cette série régulièrement !

Dans la même série : La Fille de Pharaon (1).

Le Roi de paille #2, Le couronnement de la reine morte, Isabelle Dethan.
Dargaud, janvier 2021, 56 p.

Du roi je serai l’assassin, Jean-Laurent Del Socorro.

Andalousie, XVIe siècle. Sinan est un Morisque, un musulman converti au catholicisme. Il grandit avec ses deux sœurs, Rufaida sa jumelle, et Sahar la petite dernière, à Grenade, dans une Espagne réunifiée et catholique sous le règne de Charles Quint. Pour échapper à l’Inquisition qui sévit à Grenade, Sinan et Rufaida, les deux aînés de la fratrie, sont envoyés par leur famille à Montpellier, où ils suivront des études de médecine. Mais les deux enfants tombent dans une France embrasée par les guerres de religion.

J’avais beaucoup aimé Royaume de vent et de colères donc je n’ai pas tardé à acheter Du roi je serai l’assassin à sa sortie (même s’il a carrément traîné dans la PAL). Chronologiquement, ce récit se déroule avant celui de Royaume de vent et de colères, et ils sont indépendants, mais si vous souhaitez lire les deux, je recommanderai quand même de les lire dans l’ordre de parution pour bien tout saisir !

Je ne me rappelais pas, dans le précédent opus, que la narration était faite à la première personne et au présent de l’indicatif, ce qui généralement a tendance à me rebuter. Il m’a donc fallu quelques chapitres pour m’y remettre – l’auteur ayant une plume ciselée et fluide, cela s’est heureusement fait sans mal !
Le roman se découpe en trois grandes parties : la première est consacrée à l’enfance de Sinan et Rufaida, à Grenade ; la deuxième à leurs études montpelliéraines ; la troisième nous emmène, bien plus tard, à Marseille – et je n’en parlerai pas trop pour ne rien divulgâcher.

Alors évidemment, avec un roman qui débute en Andalousie au XVIe siècle, terre de persécutions, et qui se poursuit pendant les guerres de Religion en France, je m’attendais à une ambiance un peu sombre. Je ne m’attendais en revanche pas à ce que cette ambiance sombre et poisseuse s’invite dès les premiers chapitres et investisse l’enfance des personnages ! Ceux-ci vivent sous la coupe d’un père violent et autoritaire, que sa femme complètement effacée laisse faire. Les coups et les brimades pleuvent, personne ne s’en offusque, et il se dégage du récit une ambiance particulièrement morose.
Cela semble s’arranger à l’adolescence de Sinan et Rufaida, qui rejoignent Montpellier pour embrasser des études médicales. Sauf que… non seulement les jumeaux tombent en pleines guerres de Religion, mais Rufaida découvre en outre que jamais elle n’aura accès aux mêmes droits estudiantins que son frère, en raison de son sexe. De fait, la violence imprègne tout le récit et, côté bonne ambiance, on reste dans la même veine.
De la troisième partie, je dirai seulement qu’elle marque une rupture franche et audacieuse dans la narration et qu’elle fait appel aux événements narrés dans Royaume de vent et de colères (d’où ma recommandation d’ordre de lecture). Toutefois, si ce n’est pas lu, vous ne manquerez rien du récit présent, et cela vous donnera envie de découvrir l’autre pour combler les trous !

Comme dans d’autres romans de l’auteur, la précision historique du récit est admirable. Que ce soit dans les descriptions de paysages, des mœurs, ou dans les péripéties, on s’y croirait à chaque instant. L’élément fantasy m’a semblé assez lointain : la quête de la Pierre du Dragon et de l’art des Artbonniers est bien en tête des objectifs des jumeaux, mais ce n’est finalement pas ce qui occupe la majeure partie du récit. Dans la mesure où celui-ci est déjà très complet, le fait que la quête soit plutôt là en toile de fond ne m’a nullement gênée ! J’étais bien trop occupée à me demander comment les personnages allaient se tirer des divers guêpiers dans lesquels ils étaient fourrés.
Car le récit est particulièrement prenant. Qu’il s’agisse des stratagèmes pour oublier la colère paternelle, des fêtes et découvertes estudiantines, ou de la révolte contre les lois chrétiennes, il est difficile de s’ennuyer tant l’intrigue est palpitante. Ce n’est pas tellement que ce soit truffé de scènes d’actions trépidantes (sauf sur la fin), mais la tension constante qu’instille l’auteur instaure un rythme plus que confortable. Et il fallait bien ce rythme soutenu, je pense, pour absorber la violence et la noirceur des thèmes traités, puisqu’il est ici essentiellement question de violences, maltraitance, deuil, rejet ou acceptation de l’autre, le tout exacerbé par les différences de culture et/ou de religion. Et si j’ai lu le roman d’une traite, ce n’est pas une lecture que je recommande en période de déprime !

En bref, j’ai passé un très bon moment avec Du roi je serai l’assassin, qui propose un récit dramatique, mais particulièrement prenant. La plume ciselée et élégante de l’auteur contribue à rendre le récit hautement immersif, tout en évoquant avec une certaine délicatesse (quoique sans fards) des sujets de société. De fait, bien qu’il s’agisse d’un roman historique, on trouve dans le récit un écho très fort à l’actualité, puisque les guerres de religion, la violence, le sexisme et le racisme sont au cœur du récit. La touche fantasy étant assez ténue, j’ai bien envie de recommander ce titre, non seulement aux amateurs, mais aussi à des lecteurs qui lisent peu ou pas de fantasy, car cela pourrait être une bonne porte d’entrée !

Dans le même univers : Royaume de vent et de colères ;

Du roi je serai l’assassin, Jean-Laurent Del Socorro. Actusf, avril 2021, 368 p.

Le second visage d’Arsène Lupin, Boileau-Narcejac.


Arsène Lupin a légué au Musée du Louvre les trésors de l’Aiguille creuse et a tiré sa révérence. Finis les cambriolages effectués d’une main de maître, les évasions pleines de panache, les billets d’excuse adressées aux victimes… La Griffe a pris le relais et ne fait pas de quartiers : cambriolages avec effraction, enlèvements, brutalité, et meurtres. Arsène Lupin ne peut pas laisser cet individu entacher la profession et semer la terreur. D’autant plus que La Griffe le défie avec insolence. Lupin doit contre-attaquer. Il est certes cambrioleur, mais gentleman avant tout !

En 2019 (je pensais pourtant que c’était l’an dernier !!), j’ai lu avec un immense plaisir La Poudrière, deuxième épisode (sur cinq) du pastiche d’Arsène Lupin écrit par le duo Boileau-Narcejac. Comme j’ai passé un excellent moment, je me suis offert la suite (on verra plus tard pour le tome 1, donc !), avec Le second visage d’Arsène Lupin.

Avant même de commencer, j’étais hyper emballée (déjà par la perspective d’un nouveau pastiche), mais aussi parce que mes deux titres préférés de la série originelle (La double vie d’Arsène Lupin et La femme aux deux sourires) comportent l’idée de dualité dans leur titre. Je me suis donc dit que c’était de bon augure !

Comme dans La Poudrière, Arsène Lupin va endosser son costume d’enquêteur, plutôt que celui de cambrioleur, même si sa vraie nature ne va pas tarder à revenir sur le premier plan de la scène. Car en effet, un autre cambrioleur de génie ose le défier et s’en prendre directement à sa réputation ! Cela mérite de sortir de sa retraite !

L’intrigue se déroule en fait juste après L’Aiguille creuse. Au vu de la fin, Arsène Lupin est tout simplement en train de cuver sa dépression et a complètement raccroché les gants. J’ai trouvé vraiment intéressant que les auteurs se glissent dans les interstices de la chronologie du personnage, et qu’ils exploitent les éléments des romans d’origine. Là, on est face à un Lupin au fond du seau, plus torturé que jamais et, comme dans le tome précédent, parfaitement écrit. Contrairement au tome précédent, il est aussi assez seul : son organisation a été dissoute et il se retrouve quasiment sans appui. Or, dès qu’il se lance dans la bagarre, cela peut jouer en sa défaveur… ce qui ajoute grandement au suspense général de l’intrigue.

Celle-ci reprend les codes que j’apprécie dans les Arsène Lupin : des opposants déterminés, des faux-semblants, des machinations menées de main de maître et des déguisements, beaucoup de déguisements ! D’ailleurs, il y a un côté très amusant quand on songe à la Griffe, qui se grime en Arsène, ce qui fait un peu pastiche dans le pastiche. Donc on est dans un vrai (ou presque !) Arsène Lupin, avec ce que cela comporte de moments de tension, mais avec en plus un petit côté comédie parodique bien agréable.
Comme je le disais un peu plus haut, l’intrigue est particulièrement prenante. J’avais deviné l’identité de l’opposant avant la fin (je pense que j’ai lu trop d’Arsène Lupin, maintenant, cela joue en ma défaveur), mais j’ai quand même passé un excellent moment de lecture avec ce titre. Je suis même carrément déçue de savoir qu’il ne m’en reste plus que trois à lire !

Encore une excellente pioche donc, dans la série de pastiche commise par le duo Boileau-Narcejac. Le style est impeccable et, s’ils se sont parfaitement approprié l’œuvre originelle, ils proposent une intrigue complètement originale, mais aussi particulièrement prenante, qui m’a tenue en haleine (et ce malgré le fait que j’aie deviné la fin). Je suis donc très, très curieuse de lire les trois tomes de la série qu’il me reste à découvrir !

Arsène Lupin : le second visage d’Arsène Lupin, Boileau-Narcejac.
Éditions du Masque, réédition 2013, 217 p.

Piments zoizos : les enfants oubliés de la Réunion, Téhem.

Des personnages fictifs, une histoire vraie, un récit documenté sur un chapitre peu reluisant de l’histoire de la Ve République : les enfants de la Creuse.
Entre 1962 et 1984, quelque 2 000 mineurs de La Réunion sont séparés de leur famille et envoyés en France où leur est promise une vie meilleure.
Jean n’échappe pas à ce destin. Éloigné de sa petite sœur, il est transplanté en Creuse. De foyers en familles d’accueil, il fait la rencontre d’autres enfants réunionnais dans la même situation que lui. Une vie durant, entre errances et recherches, il tentera de comprendre pourquoi…

J’ai découvert cette BD dans un vlog de Paper Palace, qui m’avait bien intriguée, donc j’ai sauté dessus dès son arrivée à la bibliothèque. Et grand bien m’en a pris !

Le récit débute à Saint-Denis de la Réunion, de nos jours. Seulement armé d’un dossier partiellement brûlé et de quelques souvenirs ténus, Jean est sur les traces de la famille qu’il a quittée en 1965 (contre son gré), alors qu’il était tout jeune. Ce jour-là, une assistante sociale de la DDASS était venue les chercher, lui et sa petite sœur Didi, pour les emmener loin de leur mère, les séparer et, à terme, les déporter vers le continent. Était-ce parce qu’il avait crevé un ballon afin de voir ce qui le faisait rebondir à l’intérieur ? En tout cas c’est ce qu’il va croire pendant des années.

Le récit alterne les passages dans le présent, où l’on suit l’enquête de Jean, et les passages dans le passé avec deux fils narratifs différents. D’une part, la vie de Jean après qu’il a été arraché à sa famille, trimballé de foyer en foyer et, d’autre part, le quotidien de Lucien Hérant, agent du BUMIDOM fraîchement débarqué à La Réunion et qui découvre, peu à peu, l’ampleur du programme de placement des enfants.
Le BUMIDOM était le bureau chargé d’envoyer des travailleurs vers la métropole, le pendant adulte du programme mis en place par la DDASS (à ceci près que les travailleurs étaient majeurs et donc mieux informés du dispositif). Lucien n’est pas directement impliqué dans le programme, mais y participe de temps en temps. C’est vraiment intéressant d’avoir choisi cette alternance de point de vue car cela montre comment l’entreprise était d’une part, bien installée dans le paysage administratif français et, d’autre part, pas du tout perçue à sa juste valeur. On voit comment tous ces gens impliqués étaient persuadés de faire quelque chose de bien, tant pour la population qui restait sur l’île, que pour les enfants arrachés à leurs familles. Et, parallèlement, on voit les ravages qu’ils ont réellement causés.
Le récit de Téhem est donc extrêmement bien documenté et montre toutes les implications de ce scandale. En même temps, il évite l’écueil du reportage indigeste, en se focalisant sur des personnages qu’il s’attache à creuser, à nuancer. Si on suit essentiellement Jean, Téhem s’intéresse aussi à certains de ses camarades, que l’on suit de loin en loin, et qui nous permettent d’avoir une vue globale de ce que vivaient ces enfants (et on ne va pas se mentir, c’est terrible). Les chapitres sont entrecoupés d’extraits de presse, qui apportent l’éclairage technique et documentaire nécessaire. On découvre ainsi qu’on appelle aujourd’hui ces enfants « de la Creuse », alors qu’en fait ils ont été déportés vers de nombreux autres départements français.
C’est vraiment bien construit ainsi : c’est clair, didactique sans être pesant, et cela laisse toute latitude au lecteur pour s’imprégner du sujet.

Côté graphismes, j’ai adoré le trait crayonné et les ambiances monochromes. J’ai trouvé ça un peu surprenant au départ, mais cela colle parfaitement au thème, comme à la structure du récit.

Bref, voilà une BD que je vous recommande plus que chaudement. Téhem y expose clairement le scandale de la déportation massive d’enfants réunionnais vers le continent, en s’attachant aux trajectoires particulières de personnages qu’il creuse un peu plus. Le choix narratif donne un aperçu très global de l’affaire et permet d’en mieux comprendre toutes les implications, sans juger, juste en exposant les faits (mais cela suffit pour qu’on en saisisse toute l’horreur).


Piments zoizos : les enfants oubliés de la Réunion, Téhem. Sous la supervision historique de Gilles Gauvin.
Steinkis, 2020, 159 p.

Le hasard a voulu que, juste après avoir terminé cette BD, mon appli de podcast lance l’épisode d’Affaires sensibles consacré au sujet. A écouter ici !

Arsène Lupin : la poudrière, Boileau-Narcejac.

1912. Alors qu’il sort du théâtre du Châtelet, le prince Sernine, alias Arsène Lupin, sauve la comtesse de Mareuse de deux gaillards mal intentionnés. Bien décidé à nouer contact avec elle, le prince déchante rapidement : la jeune femme lui a donné une fausse adresse et en a profité pour filer à l’anglaise. Voilà qui titille la curiosité du gentleman-cambrioleur. Alors qu’il remonte sa piste, il se fait enlever puis séquestrer par des geôliers parlant difficilement le français. Puis c’est au tour d’un détective privé fraîchement trucidé, et manifestement sur la piste de la comtesse lui aussi, de croiser sa route. Il n’en faut pas plus pour piquer pour de bon la curiosité du prince Sernine, d’autant qu’une jolie jeune femme est concernée. Qui sont exactement les deux groupes impliqués, et que cherchent-ils à obtenir de la comtesse ?

Comme vous le savez peut-être, j’adore la série des Arsène Lupin et ne résiste jamais à la tentation d’un bon pastiche (même si certains sont moins bons que d’autres). Du duo Boileau-Narcejac, je pense avoir lu étant plus jeune un opus de la série Sans Atout, mais cette lecture s’est perdue dans les limbes. La poudrière n’est peut-être pas le meilleur roman pour découvrir leur œuvre littéraire propre, puisqu’il s’agit du pastiche de l’œuvre d’un autre, mais ce qui est certain, c’est que ce roman m’a donné envie d’en savoir plus à leur sujet !

Car Pierre Boileau et Thomas Narcejac se sont parfaitement approprié le style de Maurice Leblanc et les caractéristiques des aventures d’Arsène Lupin. À tel point qu’au cours de ma lecture, j’ai été plusieurs fois surprise d’apercevoir du coin de l’œil leurs noms sur la couverture, tant j’avais l’impression de lire un Lupin de Leblanc !
Cette aventure s’inscrit dans celles où Lupin est plus enquêteur que cambrioleur – elles ne sont pas majoritaires, mais il y en a quelques-unes. Comme souvent dans ces cas-là, l’intrigue est fortement géopolitique. Nous sommes dans les années 1910, et le spectre de la guerre mondiale hante tous les esprits, notamment celui d’Arsène Lupin, dont le patriotisme n’est plus à prouver.
De prime abord, l’intrigue semble très emberlificotée : il y a d’abord cette mystérieuse comtesse après laquelle courent des détectives privés et des étrangers prêts à tuer, un cambriolage violent démenti par voie de presse, une sœur amnésique après une tentative de suicide, la visite d’un prince étranger issu des Balkans et des papiers de la plus haute importance, qui s’avèrent être vierges. Vraiment, on patauge, d’autant qu’on a du mal à comprendre – tout comme Lupin – qui fait exactement quoi là-dedans. Et cela fait partie du charme de l’intrigue : on cogite, on place les pièces du puzzle dans différentes positions, on s’inquiète des actions que mènent les uns et les autres. Le suspense est donc très au rendez-vous.

Et pour soutenir tout cela, Lupin est plus Lupin que jamais : comme souvent, il se parle à lui-même (pour s’invectiver ou se lancer des fleurs), s’appuie sur une organisation dont les ramifications semblent sans limites, réfléchit avec plusieurs coups d’avance, se trompe, dragouille de-ci de-là, fait des filatures, se déguise, ou n’hésite pas aller se battre frontalement avec les ennemis déclarés. On retrouve tous les codes des romans de Lupin, mais savamment dosés, sans avoir l’impression que les auteurs ont essayé de tout balancer en dépit du bon sens. Et ce qui est intéressant ici, c’est que Lupin n’est pas maître des événements. Certes, il s’adapte à merveille ou provoque précisément ce qui l’intéresse, mais c’est un autre personnage qui détient les clefs du mystère, qui ne seront révélées qu’en toute fin de roman. Et c’est diablement bien fait, car les indices sont assez ténus, disséminés, et nous amènent peu à peu à une révélation d’ampleur.

Côté style, comme je le disais en introduction, Pierre Boileau et Thomas Narcejac se sont parfaitement approprié celui de Leblanc et les caractéristiques de son personnage fétiche. Clairement, on s’y croirait, ce qui rend cette lecture d’autant plus délicieuse. Comme Leblanc, lorsque l’intrigue se pare d’une dimension internationale, ils ont intégré à merveille des intérêts géopolitiques européens fictifs et réels, en les liant au contexte historique de l’époque. Et même si une partie de l’intrigue politique relève de la pure fiction, la crédibilité est au rendez-vous. En un mot, j’ai trouvé ça génial.

Excellente pioche donc que ce pastiche d’Arsène Lupin ! J’ai été littéralement embarquée dans ma lecture et conquise par la reprise faite par le duo Boileau-Narcejac. Ce qui m’a donné très envie de lire leurs autres pastiches, mais aussi leur œuvre originale !

Arsène Lupin : la poudrière, Pierre Boileau et Thomas Narcejac.
Éditions du Masque, 2013 (1987 pour l’original), 2019 p.

Le Vallon du sommeil sans fin, Éric Senabre.

Le détective des rêves Banerjee et son fidèle assistant Christopher doivent résoudre une bien étrange énigme : plusieurs clients d’une résidence thermale sont plongés depuis quelques jours dans un sommeil aux rêves agités, dont personne n’arrive à les réveiller. Plus inquiétant encore, des témoins affirment que les victimes ont été attaquées par une Ombre qui semble tout droit sortie des Enfers… Les enquêteurs ne sont pas au bout de leur cauchemar !

Quel plaisir de retrouver Banerjee et Christopher ! Après un très bon premier tome, Éric Senabre transforme l’essai dans cet excellent tome 2.
Comme dans le premier tome, on retrouve dans l’intrigue le mélange enquête, fantastique et roman historique. Cette fois, le tout est mâtiné d’une petite touche d’horreur aussi diffuse que prenante. Car l’affaire sur laquelle enquêtent nos deux compères semble être clairement parasitée par une entité insaisissable et terriblement meurtrière. Donc les cadavres et les attaques s’accumulent sans que l’on sache rien de la façon dont procède le meurtrier ou du but qu’il cherche à atteindre. Tout cela induit un délicieux sentiment d’horreur qui gouverne joyeusement la première partie. Je dois avouer que j’ai été, plus souvent qu’à mon tour, secouée de quelques savoureux frissons dus à la totale absence d’informations – mais je suis une froussarde, ceci explique sans doute cela.

N’allez pas croire pourtant qu’il ne se passe rien ! Car, en même temps qu’ils se questionnent, Banerjee et Christopher déterrent des petites choses qui, dans un premier temps, viennent complexifier l’affaire. Ainsi s’aperçoit-on que les témoins n’ont peut-être pas tout dit et que certains auraient même des liens qu’ils ont soigneusement cachés (les sacripants). Et, comme dans le premier tome, l’intrigue est parfaitement adossée au contexte historique.
On est en effet dans l’Angleterre victorienne du XIXe siècle, une puissance coloniale fort présente en Asie, et cela se ressent dans le récit. Colonies, trafics d’opium, arts martiaux exotiques et orientalisme sont donc au programme. Lequel nous fait clairement réviser nos notions d’histoire-géographie ! Le contexte géopolitique de l’époque est d’ailleurs un tantinet embrouillé mais l’auteur parvient à nous rendre ces enjeux, ces questions et cette ambiance parfaitement accessibles – sans toutefois simplifier ou jeter aux orties les détails les plus importants. Je dois dire que c’est un des points que je trouve le plus appréciable dans cette série.

Côté personnages, j’ai également été servie. J’ai trouvé que les protagonistes prenaient une intéressante épaisseur, alors que je les avais trouvés un peu faibles dans le premier tome. Ici, de plus, on découvre de nouveaux personnages – notamment féminins – fort intéressants – et dont j’espère qu’ils ne vont pas faire juste une apparition éclair. Au vu de la conclusion, j’ai bon espoir ! Par ailleurs, la complicité entre Christopher et Banerjee se fait plus fine, bien que le premier continue de ne rien comprendre aux rêves du second. Comme Banerjee utilise à plusieurs reprises son don, cela laisse tout loisir au lecteur de s’essayer à l’interprétation, ce qui fait tout à fait partie du plaisir de lecture de ce roman. À ce propos, et pour être tout à fait honnête, je pense que je suis plus Christopher que Banerjee !

J’ai été ravie de voir qu’Eric Senabre poursuivait l’aventure auprès de Banerjee et Christopher et qu’en plus il transformait l’essai ! Après ce très prenant deuxième tome, j’espère fermement qu’il y en aura un troisième !

◊ Dans la même série : Le Dernier songe de Lord Scriven (1).

Le Vallon du sommeil sans fin, Eric Senabre. Didier jeunesse, octobre 2018, 288 p.

813, Maurice Leblanc.

Quelle mystérieuse entreprise amène à Paris Rudolf Kesselbach, le richissime et ambitieux roi du diamant sud-africain ? Que signifie ce nombre, 813, inscrit sur un coffret en sa possession ? De quel secret le nommé Pierre Leduc, qu’il recherche dans les bas-fonds de la capitale, est-il le détenteur ? Telles sont quelques-unes des questions autour desquelles s’affrontent la police – en l’occurrence un certain Lenormand, chef de la Sûreté –, l’impitoyable baron Altenheim et le gentleman-cambrioleur Arsène Lupin. Or, pour la première fois, Arsène Lupin commet l’irréparable, Arsène Lupin est coupable de meurtre ! À moins que… quelqu’un ne cherche à lui faire porter le chapeau ? En ce cas qui ? Et pourquoi ?

En ce début d’année, j’ai eu envie de me replonger dans les aventures d’Arsène Lupin, pour lesquelles j’entretiens un – gros – faible. Je me rappelais fort bien que 813 était de mes favorites, sans bien me rappeler pourquoi. Bref : le choix a donc été vite vu ! Et me voici replongée dans ce roman en deux parties, respectivement intitulées Les trois crimes d’Arsène Lupin et La double vie d’Arsène Lupin (lues dans une intégrale, donc chroniquées sous la même forme).

Dès le premier chapitre, Maurice Leblanc instaure un climat de malaise : Rudolf Kesselbach se sent épié, traqué et ne sait mettre de mots sur cette indéfinissable angoisse. Qu’il ne simule pas, puisqu’il ne tarde pas à passer l’arme à gauche, de bien mystérieuse façon. S’engage alors une enquête de police qui, déjà, met au jour des indices des plus étranges – parmi lesquels le fameux nombre 813, qui nous tiendra en haleine quasiment jusqu’à la fin.
Et Lupin ? Eh bien Lupin commence fort ! S’il fait peu œuvre de cambriole dans cette première partie, les lecteurs les plus assidus le détecteront bien vite sous une de ses identités d’emprunt !

Contrairement aux autres aventures du gentleman-détrousseur (du moins celles que j’ai lues, et je dois admettre qu’il m’en manque encore quelques-unes), celle-ci est abordée sur un ton résolument sombre. D’une part car, dès le départ, il est question de meurtres, évidemment. Mais le roman touche aussi aux intérêts nationaux de la France : il est beaucoup question de l’Alsace-Lorraine et de la situation pas franchement tendue, mais pas franchement sereine non plus avec la voisine allemande à l’époque (le récit se déroulant juste avant la Première Guerre mondiale, et faisant fortement écho à la guerre de 1870). Dans le même temps, l’action est plus étirée qu’à l’accoutumée : on est plus dans la réflexion, dans la recherche que dans les péripéties échevelées, ce qui donne au roman un rythme nettement plus calme que ce à quoi on est habitués avec Lupin. En plus de cela, l’antagoniste reste très mystérieux jusqu’aux derniers chapitres, faisant planer un air de danger imminent sur le récit. Tout cela donne au roman de faux airs de roman d’espionnage pas désagréables du tout.
Et ce qui contribue sans doute à cette impression (tant de calme que d’espionnage), c’est que Lupin n’est pas totalement libre de ses mouvements – puisqu’il passe une grande partie de l’intrigue dans ses appartements de Santé-Palace. La prison, oui, elle-même. Si vous êtes adepte des romans policier hyper rythmés, pas de panique : les dialogues sont savoureux, les stratagèmes de Lupin également et on n’a absolument pas le temps de s’ennuyer.

L’autre point qui, je trouve, distingue 813 des autres romans de la série, est le caractère de l’ami Arsène. Arrêtez-moi si je me trompe, mais il ne me semble pas se montrer aussi imbuvable dans les autres aventures. Certes, on le connaît manipulateur et assez orgueilleux mais là, il faut dire qu’il atteint clairement le summum. Lui qui est habituellement si cabotin se fait ici très sombre, voire un brin inquiétant par moments. Rassurez-vous, ses piques et son caractère audacieux sont toujours bien présents, heureusement, et il faut lui reconnaître qu’il s’amende un peu sur la fin.
Tout cela s’explique peut-être par la présence d’un ennemi aussi invisible qu’implacable. Et il ne s’agit pas d’Herlock Sholmès, grand absent de cette intrigue : si le détective est bien mentionné à plusieurs reprises, on ne le croise pas une seule fois – et il ne nous inquiète pas non plus. En revanche, l’opposant principal se révèle parfaitement insaisissable, mystérieux, prêt à tout, en deux mots : parfaitement flippant. De plus, j’ai parlé rapidement de la dimension internationale du récit, mais c’est encore plus flagrant dans la seconde partie, où le patriotisme de Lupin revient au galop (si tant est qu’il avait un jour disparu). Au passage, ce volume est parfait pour réviser ses notions d’histoire et de géographie de l’Europe du début du XXe siècle (même s’ils sembleraient que les Grands-Ducs Hermann soient pure fiction).

Du côté de l’enquête, je dois dire que j’ai été servie. Certes, j’avais totalement oublié les différents ressorts de l’intrigue et la résolution du principal mystère. C’est donc presque comme une nouvelle découverte que j’ai attaqué ma relecture et, comme la première fois (il me semble), j’ai sagement attendu de voir révélés les secrets (à part des détails mineurs que j’avais bien retenus, sans me l’expliquer). Et je dois encore une fois saluer le génie de Maurice Leblanc pour les petites trouvailles, les détails de prime abord insignifiants qui s’avèrent capitaux, les différents codes à résoudre. J’en viens à regretter que ce monsieur n’ait pas conçu des escape-games, je suis certaine qu’il aurait été sensationnel !

Même après relecture, 813 reste une des aventures d’Arsène Lupin que je préfère, pour sa complexité, et pour l’heureux mélange qu’elle propose entre espionnage, enquête et lupinades audacieuses. L’intrigue est bien menée et Maurice Leblanc parvient à garder certains mystères quasi intacts jusqu’à la fin, tout en donnant régulièrement quelques indices (minces) pour les résoudre. Suspense garanti, donc ! Bien que le récit et le personnage soient plus sombres qu’à l’accoutumé, on retrouve avec plaisir les cabotinages d’Arsène, ses grands plans géniaux et son sens de la répartie. En bref : que des bonnes choses !

813, Maurice Leblanc. 1910. Réédition R. Laffont (Bouquins).

 

Il y a plein d’autres lectures lupinesques sur le challenge illimité orchestré par Mypianocanta !

Pour qui meurt Guernica ?, Sophie Doudet.

Espagne. Janvier 1937.
La guerre civile fait rage. Alors que les rebelles du général Franco ont conquis une grande partie du Pays basque, Maria est envoyée par ses parents dans la petite cité de Guernica, pour l’éloigner du danger. Or, l’inaction n’est pas du tout du goût de Maria, adolescente passionnée, qui a forgé sa conscience politique au feu républicain, qui ne rêve que de modernité et de progrès social, d’émancipation, et de liberté pour tous. L’arrivée dans le foyer très catholique et, de son point de vue, affreusement conservateur de Josepha et de Domenico se fait dans la douleur. D’autant qu’avec son accoutrement d’ouvrière, son écharpe rouge et sa manie de crier haut et fort ses idéaux, Maria fait un peu tache dans le paysage. Heureusement, la demeure est aussi celle de Tonio, 17 ans, un adolescent rêveur et poète à ses heures perdues, qui saura soutenir la réfugiée dans son épreuve. Malheureusement, il ne fait pas bon avoir 17 ans en 1937 à Guernica…

 

Vous ne serez sans doute pas surpris d’apprendre que j’étais assez impatiente de découvrir ce que cachait ce titre… et que j’ai été emballée par cette lecture ! Je ne déflore pas trop l’intrigue en vous annonçant d’ores et déjà que le bombardement de Guernica prend une part assez importante dans le récit. En même temps, un roman qui s’y déroule et qui débute trois mois avant la date fatidique, c’était à prévoir. Dans des conditions, le récit est évidemment assez linéaire et fortement marqué par un « avant » et un « après » bombardement. Et autant la première partie sert essentiellement à planter le décor (mais pas que, c’est vrai), autant la deuxième est plus portée sur la réflexion.

Sans trop de surprises non plus, on a tout loisir de s’attacher aux personnages avant qu’il ne leur pleuve du métal sur le coin de la figure.
Sophie Doudet a d’ailleurs accordé un soin tout particulier à ses personnages, les faisant tout d’abord paraître assez caricaturaux, pour mieux les nuancer par la suite. Ainsi, au départ, il est difficile de ne pas blâmer la mollesse de Josepha, de s’indigner devant la tyrannie que fait régner Domenico. Avant de s’apercevoir que l’un comme l’autre ne sont peut-être pas aussi obtus que l’on pouvait le croire. Je dois d’ailleurs avouer tout net que Maria m’a parfois donné envie de lui coller des baffes : autant j’ai apprécié son côté jusque-boutiste aux idées bien arrêtées, autant je l’ai parfois trouvée bien difficile avec sa famille d’accueil. (Il faut bien que jeunesse se passe, j’imagine !).

Comme de juste, nos personnages sont assez largement traumatisés par ce qu’ils ont vécu. Qui ne le serait pas ? Mais là où l’autrice a fait très fort, c’est en embrassant l’affaire d’un point de vue très large, englobant la situation géopolitique de l’époque. Et si les personnages vivent des choses difficiles (guerre civile, exode, déracinement), ce n’est rien en comparaison des épreuves qui les attendent. Dans cette seconde partie, le roman propose en effet de nombreuses reproductions de documents d’époque qui viennent ponctuer les inter-chapitres et qui, mises bout à bout, montrent l’ampleur de la campagne de désinformation internationale qui a suivi le bombardement. Pour certains, le bombardement était un mythe, pour d’autres il avait été perpétré par les rebelles nationalistes directement. Et cela rend la question du titre particulièrement prégnante. À la lumière de ces éléments, on se demande bien pour qui est morte Guernica…
Le fait d’avoir intercalé ces documents induit une tension extraordinaire : en tant que lecteur, on comprend légèrement avant les personnages la situation dans laquelle ils se trouvent : perdus, orphelins, en plein exode… et soupçonnés de mentir. Au fil des chapitres, on comprend mieux pourquoi ce qui s’est passé à Guernica a pu rester (et semble toujours l’être !) si confidentiel, malgré l’acharnement et le soin qu’ont mis les nazis à ravager la cité. Et ce qui est intéressant, c’est que cette partie du récit suscite de nombreuses réflexions sur la résilience et l’acceptation, mais aussi sur la puissance (et les dangers) de la propagande étatique. Ce qui, évidemment, résonne encore très fort dans notre actualité…

Très bonne surprise donc, que ce roman historique de Sophie Doudet. Le fouillis de l’affaire géopolitique est clairement et bien exposé, ce qui la rend assez limpide. Les personnages, de plus, s’avèrent assez attachants, quelles que soient leurs réactions à ce qu’ils traversent. Un roman très percutant, à mettre entre toutes les mains !

Pour qui meurt Guernica ?, Sophie Doudet. Scrineo, 23 août 2018, 212 p.

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La longue marche des dindes, Kathleen Karr.

Plus personne ne peut vous dire comment les bons élèves de cette école de campagne du Missouri ont occupé leurs vacances d’été 1860. Non. Le seul qui soit resté dans l’Histoire, c’est Simon Green, le cancre, celui qui avait quadruplé son CE1. Cette année-là, les dindes avaient pondu comme des lapins. Beaucoup trop. Valaient des clopinettes. Cette année-là, à Denver, à mille kilomètres d’ici, on bâtissait à tour de bras, et rien à se mettre sous la dent. Là-bas, ils étaient prêts à payer une dinde cinq dollars. C’est bien simple, Simon, à peine sorti de l’école, il a fait ses comptes. A emprunté toutes ses économies à l’institutrice. A acheté mille dindes. A embauché comme charretier Bidwell Peece, le plus grand ivrogne du pays devant l’Éternel. Et s’est juré de faire fortune à la fin de l’été. L’oncle Lucas lui a fourgué en héritage son chariot le plus pourri. Et vogue la galère ! Ils n’étaient pas nombreux, ceux qui auraient parié sur un attelage pareil : l’ex-ivrogne repenti, le cancre indécrottable et les mille dindes réclamant chacune ses cinq litres d’eau par jour. D’autant que, très vite, ils ont été rejoints par Jabeth, un esclave noir en cavale qui rêvait du pays de la liberté. Et comme si ça ne suffisait pas, des types à dos de chameau se sont mis à les poursuivre. Parole, à dos de chameau ! Avec des fusils partout. Et les Indiens Potawatomis et leur chef John Prairie d’hiver les ont arrêtés sur leur territoire sacré. Et il y a eu aussi la fille qui piquait sa crise de nerfs dans la prairie maudite, et la cavalerie qui n’avait pas cavalé depuis si longtemps qu’elle prétendait faire un carton sur les dindes, et… Enfin, de quoi créer des liens entre Simon, l’orphelin, Bidwell, le vieil ivrogne bon à rien, et Jabeth, l’esclave en fuite. Et faire d’eux des héros inoubliables. Au point de vous donner furieusement envie d’être cancre, dans le Missouri, en 1860.

Kathleen Karr a marqué ma vie de lectrice ; j’ai découvert avec un immense plaisir La Caverne lorsque j’étais au collège et je m’en souviens encore — d’ailleurs je vous en parlais pour mon premier Ray’s Day. Donc, l’an passé (oui, car cette chronique traîne en brouillon depuis des lustres), lorsque j’ai vu passer ce roman jeunesse, il m’a été difficile de résister — et bien que le texte ait été écrit dans les années 1990, il n’a pas pris une ride !

Dès les premières lignes, on plonge dans un Far West parfaitement remis en scène, jusque dans l’accent des personnages. Nous suivons les traces de Simon, qui passe pour l’idiot du village — et entre nous soit dit, il peut se montrer gentiment benêt. Pourtant, le jeune homme a d’indéniables talents poétiques et… mathématiques !
Simon est un personnage extrêmement touchant, souvent terre-à-terre, mais avec des fulgurances incroyables. Et qui sont d’autant plus percutantes que les autres personnages les prennent, généralement, pour purs traits de sa légendaire bêtise — avant de s’apercevoir que c’est plutôt l’expression de son génie !

Ces fulgurances ponctuent une route pour le moins éprouvante. Car dans le Far West de 1860, on peut vivre mille aventures en autant de kilomètres et c’est presque ce qui arrive à Simon et à ses acolytes. Attaque d’indiens, esclavagistes en goguette et esclave en fuite, véritable troupe de cirque, escrocs en tous genres, pionniers à la dérive et famille acharnée, on est servis !
Les péripéties s’enchaînent à bon train, tout en ménageant un rythme équilibré à l’intrigue. Celle-ci n’est ni survoltée, ni trop indolente ; Kathleen Karr a trouvé un parfait dosage entre les différents éléments, ce qui rend la lecture absolument palpitante. Le vocabulaire, de son côté, est très accessible dans la narration, mais parfois un peu plus ardu dans les dialogues, lorsque les personnages dévoilent leur plus bel argot.
Au fil des pages, c’est un extraordinaire portrait sur le vif des États-Unis qui se dévoile. Si l’actualité économique n’est là qu’en toile de fond à l’aventure, des réflexions plus profondes sur la famille, l’amitié, l’esclavage ou le vivre-ensemble traversent les pages. Là encore, Simon aborde tout cela avec un mélange d’ingénuité et de sagacité qui fait vraiment plaisir à voir. D’autant que les autres personnages ne sont pas en reste et font preuve, eux aussi, d’une belle présence d’esprit. Surtout, et malgré les sujets parfois difficiles, le roman est extrêmement drôle ! Que l’on parle du décalage entre le ton très policé de John Prairie d’Hiver et les clichés sur les Indiens sanguinaires, ou le pragmatisme avec lequel Simon accueille un jeune esclave en fuite qui s’attend à être lynché, les dialogues sont toujours très savoureux.
Cela vient sans aucun doute du fait que les personnages sont vraiment bien étudiés. Évidemment, on s’en doute dès le départ, aucun d’eux n’est vraiment ce qu’il semble être : Bidwell Peece n’est pas qu’un ivrogne bon à rien, de même que Simon n’est pas bête à manger du foin. C’est sans doute le fait que les personnages partent de très très loin qui les rend si attachants, et qui fait de ce texte un roman d’aventure si prenant !

Si vous cherchez un bon roman d’aventure jeunesse (lisible dès 10 ans, en plus), arrêtez-vous : La longue marche des dindes est exactement ce qu’il vous faut. Kathleen Karr y ressuscite un Far-West haut en couleurs, encore pétri de préjugés racistes ou de classes, et sillonné par de véritables canailles (cachées sous des défroques d’escroc… ou institutionnelles). C’est un western avec tout ce qu’il faut dedans, de l’attaque des Indiens à l’arrivée de la cavalerie, avec le passage du cirque en prime. Et qui a, avec ça, le bon goût d’être prenant, drôle et intelligent !

 

La longue marche des dindes, Kathleen Karr. Traduit de l’anglais par Hélène Misserly.
L’École des Loisirs, 2018 (réédition), 251 p.