Tant que nous sommes vivants, Anne-Laure Bondoux.

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Il était une fois une ville au bord du gouffre, sombre, sale, désespérée, et dans laquelle seule l’Usine perdurait. La ville avait connu des siècles de grandeur, de fortune, de pouvoir ; des temps héroïques où ses usines produisaient à plein régime, où les richesses débordaient des maisons. Des temps disparus, emportés par une nouvelle époque, sans rêves, sans désirs. Une époque où la pauvreté et la misère régnaient en maîtres, une époque où une seule et unique usine tournait encore, une usine qui fabriquait des munitions et du matériel pour la guerre. 
C’est là que travaille Hama. 
C’est là que Bo, un étranger, arrive un matin d’hiver. 
Leur coup de foudre réveille les cœurs endormis de la population. Le Castor Blagueur rouvre ses portes, et Bo y découvre la magie des illusionnistes, la poésie des artistes de rue. Hama l’y emmène danser le dimanche. Jusqu’au terrible matin, où…

Un univers froid et triste : misère, chômage, angoisse sont le lot quotidien. Dans cette ville, les ouvriers s’attachent à leur boulot, obstinément, menant leur vie grise et fade, sans amour ni couleurs – merveilleusement représentée par la couverture d’Hélène Druvert.
Mais pas Hama et Bo. Ils s’aiment. Ils sont assez fous pour surmonter les horaires décalés et la tristesse de leur monde. Un monde que l’on imagine aisément dans notre futur ou, au contraire, comme une réminiscence des pires années ouvrières. Dans un regain d’espoir motivé par cette histoire d’amour incandescente, Titine-Grosses-Pattes rouvre le cabaret, et aux longues journées d’usine succèdent les folles soirées animées par les habitants eux-mêmes, et les soirées au cabaret ont un délicieux petit air des années 30. Le temps et l’espace sont totalement indéfinis : ça pourrait être ici ou là, demain, aujourd’hui ou hier, on ne sait pas. Et c’est ce qui fait la force de ce récit : l’histoire, qui n’est ancrée dans aucun référentiel, atteint un statut universel. L’univers, de son côté oppose deux aspects : celui, dur, rude et froid, de l’usine et de la guerre, à celui plus poétique et diaphane de l’imaginaire, de l’amour et du rêve. Un mélange qui, loin de détonner, offre au roman son souffle singulier et prodigieux.

La première partie du récit est portée par le couple que forment Hama et Bo : leur relation est lumineuse, et vient rafraîchir une situation désespérante. Les personnages que l’on rencontre en ville, s’ils ne sont pas tous aussi complexes que le duo-phare, ont tous droit à un peu d’attention : on s’attache assez vite à la tenancière du cabaret, à Ness et Malakie, ou même à Melchior, tout oiseau de mauvais augure soit-il. Mais au-delà de cette galerie, au-delà d’Hama et Bo, se dresse un troisième protagoniste immanquable : l’Usine. Une usine qu’on imagine sans peine dressée en toile de fond, une usine qui semble engloutir littéralement ceux qui y travaillent, ne les recrachant que pour quelques heures de répit, que l’équipe de jour s’empresse de dilapider dans les lumières et la musique du cabaret. Une usine qui a pris une telle importance que, peu à peu, elle est devenu le pilier de leur vie, un pilier sans lequel ces ouvriers ne sont plus rien. Évidemment, cela ne pouvait pas durer. Une usine qui prend autant de place ne pouvait que demander plus. Et c’est ce qu’elle fait. Ravageant d’un seul coup les vies, la ville, les vœux des uns et des autres. Là se trouvent probablement les passages les plus déchirants de ce conte moderne.

Malgré tout, la vie en ville continue. Du moins le croit-on. Pour Hama et Bo, c’est une vie à réinventer. Totalement. Commence alors un voyage, objet de la seconde partie du roman, une errance, à la recherche d’un autre lieu où se poser, vivre, s’aimer. Un voyage parsemé de découvertes, sur la vie, la nature, mais surtout sur eux-mêmes. Un voyage qui leur permet de rencontrer d’autres personnages, fantasques, inattendus, aussi attachants que ceux de la ville : on fond pour la fratrie enterrée, l’homme sage-femme qui manque de bébés à mettre au monde, la minuscule couturière des âmes, ou Tsell, qui surgit dans le récit. On s’attendrit pour le rude apprentissage d’Hama, on s’angoisse pour Bo, avalé par la forge souterraine – un lieu qui symbolise la création, et la renaissance, qui semble être le thème de cette partie.
Mais le voyage n’est pas terminé. Commence alors la troisième partie, et l’arrivé dans un petit port pacifiste, le moment de se poser, de construire autre chose. C’est là que grandit Tsell et, avec elle, ses propres désirs d’aventure. C’est là qu’Hama et Bo se déchirent, se rabibochent, souffrent chacun de leur côté, tentent de protéger Tsell dans un petit cocon bien serré.
La quatrième partie, dont on ne révélera pas le contenu, découle, très logiquement de la troisième. Avec elle revient le motif de la recherche, des découvertes, le voyage encore, les transformations.

Tant que nous sommes vivants est donc construit comme un cycle de vie, qui sans cesse se renouvelle, comme un hommage à ce qui fait de nous des êtres vivants. Traversé par la lancinante question de Bo («Tu crois qu’il faut toujours perdre une part de soi pour que la vie continue ?»), il traite avec une immense sensibilité des douloureux passages d’un état à un autre : transformations du corps (vieillissement et modifications plus abruptes), passage d’un statut à un autre (étranger, ami, paria), transformations des relations, transformation de toute la communauté (ou comment l’amour de Bo et Hama insufflent l’espoir à leur ville). C’est également un roman construit comme un conte, avec des personnages qui en rappellent la structure, des quêtes profondément initiatiques et un aspect incroyablement merveilleux dans certains passages. Aspect encore renforcé par le voyage qui, tour à tour, traverse des phases épiques, fantastiques, poétiques, tragiques, ou merveilleuses.
La quête est portée par le style ciselé et poétique d’Anne-Laure Bondoux : la lecture donne l’impression que chaque mot a été judicieusement pensé, pesé, choisi, et le récit a la force de ces contes que l’on n’oublie pas. Les éléments fantastiques glissés dans l’histoire (comme l’armure et les ombres de Tsell) renforcent cette impression de conte : ils existent, et sont, leur présence est à la fois surprenante pour les personnages mais jamais mise en doute, ni rejetée. 
Tant que nous sommes vivants est un ovni, une merveilleuse réussite : catalogué jeunesse, il devrait plaire tant aux jeunes lecteurs qu’aux moins jeunes. L’histoire d’amour de Bo et Hama, servie dans un univers à la fois original, hautement symbolique et très parlant, offre toute sa force à ce conte moderne que l’on lit avec délectation. Voilà un roman qui marque durablement, et qui se glisse parmi ceux auxquels on pense encore, des années plus tard. Et que l’on relit sans modération. 

Tant que nous sommes vivants, Anne-Laure Bondoux. Gallimard, septembre 2014, 304 p.

13 commentaires sur “Tant que nous sommes vivants, Anne-Laure Bondoux.

  1. Radicale dit :

    J’ai beaucoup aimé aussi ! Pas si facile d’accès pour des lecteurs hésitants, mais un beau conte !

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  2. belledenuit11 dit :

    Un livre que j’ai aussi beaucoup aimé et dévoré même s’il ne plaira pas à tout le monde…

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  3. stelphique dit :

    Je vois beaucoup de jolis avis sur celui ci, et ta chronique donne encore plus envie de se pencher sur cette lecture…..;)

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  4. Flora dit :

    Une très belle chronique qui donne sacrément envie ! D’autant plus que je n’ai lu que des avis négatifs ou mitigés sur ce curieux bouquins, du coup, ça m’intrigue pas mal…

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    • Sia dit :

      Je peux concevoir qu’on ait du mal à « accrocher » aux personnages ou à l’histoire, parce que les personnages sont un peu brutes de décoffrage. Quant à l’histoire, j’ai presque envie de dire qu’il n’y en a pas (c’est très dur à résumer comme roman), parce que tout l’intérêt réside dans l’évolution des dits-personnages, et dans les choix qu’ils font. Bref, c’est vraiment le genre de bouquin qui, à mon avis, ne souffre pas d’avis extérieur !

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  5. Acr0 dit :

    C’est la première fois que je lis une chronique de ce livre 🙂 C’est l’image du coup de cœur qui a attiré mon œil quand je « feuilletais » mon agrégateur de flux. Tu en parles vraiment bien et tu me donnes envie ! (sans oublier que c’est un one shot (oui ça penche dans la balance)).

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    • Sia dit :

      Merci ! J’ai eu beaucoup de mal avec cette chronique, parce que c’est vraiment difficile d’en parler sans parler du contenu. J’espère n’avoir pas trop spoilé ! (Moi aussi j’aime tomber sur des one-shot !).

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  6. […] : Le Livre de Perle, Timothée de Fombelle. Tant que nous sommes vivants, Anne-Laure Bondoux. Le Tango de la Vieille Garde, Arturo […]

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  7. Il ne m’a malheureusement pas autant plus que je l’aurais espéré… :/

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