Les sœurs Hiver, Jolan C. Bertrand.

Il y a très longtemps, il y avait deux hivers : la Grande, avec ses froids polaires et ses blizzards, et la Petite, avec ses glissades joyeuses et ses batailles de boules de neige. Mais depuis que la Petite a disparu, tout est détraqué au village de Brume ! Les adultes sont inquiets, plus personne ne rit aux bonnes farces d’Alfred et, surtout, les trolls passent leur temps à voler des objets, qu’ils emportent à tout jamais dans la taïga. Lorsque l’oncle d’Alfred se porte volontaire pour rapporter les objets volés et qu’il disparait sous ses yeux, avalé par la tempête, c’en est trop : il faut partir à sa recherche, coûte que coûte, braver les dangers de la forêt boréale, et affronter la Grande Hiver…

Une fois n’est pas coutume, j’ai acheté ce roman surtout en raison de la couverture de Tristan Gion que je trouve fabuleuse ! Cerise sur le gâteau : il se trouve que l’intérieur m’a plu tout autant !

Le roman débute par le récit fondateur de la relation des deux sœurs, la Grande et la Petite Hiver. Or, depuis 10 ans, la belle synergie qui les unissait et assurait des hivers réguliers aux habitants a cessé, la Petite Hiver ayant brutalement disparu. La Grande fait souffler sans discontinuer les hivers rigoureux. Mais ce n’est pas le point de départ du récit ! Celui-ci se trouve plutôt dans les farces commises par les trolls, qui volent des objets précieux aux habitants du village où vit Alfred. Trop, c’est trop et les villageois se doivent de faire quelque chose.

Le récit nous entraîne donc dans la bise glacée d’un royaume viking, qui mêle influences scandinaves : on y prie couramment Loki, les sames mènent leurs rennes paître dans la taïga et la forêt est infestée de petits trolls farceurs qui peuvent se transformer en cailloux à la moindre alerte. Le fait que l’intrigue se déroule en hiver ne fait que renforcer cette ambiance. D’ailleurs, plus le récit avance, plus la mythologie nordique et ses légendes particulières s’invitent dans le récit, et viennent en bousculer le fil.
Dans ce décor particulièrement enchanteur, l’intrigue se construit à la fois comme un récit d’aventure et un récit d’apprentissage – Alfred devant apprendre seul à se débrouiller pour retrouver son oncle. Les péripéties sont prenantes et scandent bien le récit, qui se fait tour à tour épique, poétique, émouvant. On se croirait vraiment dans un conte, et c’est une ambiance que j’ai vraiment appréciée. Il y a aussi des pointes d’humour vraiment bienvenues, car Alfred a un esprit farceur qui parfois peut se retourner contre lui, ce qui occasionne de savoureuses situations.

J’ai apprécié de retrouver une certaine diversité dans les personnages et un choix narratif vraiment intéressant. Les trolls, en effet, n’ont pas de genre défini, aussi les pronoms pour les désigner sont-ils le duo ul/uls. Qu’on ne s’inquiète pas : on ne les rencontre pas tant que ça au fil de l’histoire et la démarche est expliquée au début, ce qui facilite grandement la compréhension, y compris pour de jeunes lecteurs – le lectorat cible semblant être les préadolescents. Sous couvert d’un récit très traditionnel, le roman aborde en fait des sujets modernes avec justesse, et une certaine dose de légèreté très bienvenue.

J’ai parlé en intro de la splendide couverture : on retrouve des illustrations (en couleurs !) tout aussi sublimes à l’intérieur, celles-ci venant ponctuer le récit. C’est d’une part très agréable à l’œil, mais cela renforce d’autant l’impression si agréable de lire un conte d’hiver.

Jolan Bertrand et Tristan Gion signent donc un roman jeunesse d’excellente facture : les sublimes illustrations servent un texte accessible, très prenant, qui se fait tantôt poétique, tantôt épique, et qui nous immerge dans une ambiance de conte hivernal particulièrement agréable. On en redemande !

Les sœurs Hiver, Jolan C. Bertrand. Illustré par Tristan Gion. L’École des Loisirs, février 2022, 228 p.

Et avec ceci, je valide la catégorie « Chant de Noël » du Cold Winter Challenge 2022 !

Sirem et l’oiseau maudit, Yasmine Djebel.

Depuis la fin de la guerre des Astres, Sirem travaille avec son père adoptif, Ziri, dans la bibliothèque de la cité d’Afra. Quand Ziri est victime d’un attentat, Sirem doit affronter les fantômes de son passé et le pouvoir autoritaire des Veilleurs, adorateurs du Soleil. Esseulée, elle pactise avec Tanit, une femme transformée en faucon par un sortilège. Mais peut-elle faire confiance à l’oiseau maudit ? Qui est-il vraiment, et quels sont ses secrets ?
La mystérieuse prophétie d’une voyante va lancer Sirem et l’oiseau dans une quête périlleuse où, à la lumière incertaine de la Lune, la magie peut revêtir des formes inattendues…

Voilà un roman jeunesse que j’avais hâte de découvrir, car il nous emmène sur des rivages pas si souvent arpentés dans le genre.

Sirem, notre héroïne, ne tarde pas, après le début, à se mettre dans la panade. L’intrigue nous plonge dès les premières pages dans un univers assez dense. Il y est question de peuples du Soleil et de la Lune, de la caste des Déconstellés et d’un univers qui ressemble à s’y méprendre à un régime totalitaire. Entre les particularités géographiques (chaque ville a ses spécificités, y compris celles qui ont disparu), les dispositions du régime et les enjeux des personnages, le début du récit se révèle assez trapu.

Après cette introduction, on retrouve un semblant de schéma classique : Sirem se retrouve armée d’une énigme-prophétie, d’un improbable allié (Tanit le faucon) et, au fil des péripéties, de plusieurs adjuvants. L’intrigue suit le déroulement d’un récit de fantasy initiatique assez linéaire, ponctué de multiples épreuves au cours desquelles les personnages vont devoir prouver leurs valeurs, leur courage ou leur intelligence. Déjà vu ? Un peu, mais tout ceci a aussi des allures de conte, ce qui rend le récit particulièrement prenant. Le conte s’invite d’ailleurs carrément dans un interlude, ce qui vient appuyer sur cette ambiance particulière.
Les épreuves font arpenter aux personnages les quatre coins du pays, ce qui va, peu à peu, contribuer à construire l’univers et affiner la présentation très dense du début. D’autant qu’au fil des péripéties, on se plonge aussi dans la mythologie orientale qui irrigue tout le récit. Celui-ci fait donc intervenir moult djinns et autres créatures des contes d’Orient, ce que j’ai hautement apprécié. Autre point que j’ai apprécié, c’est la nature des épreuves, qui sont truffées d’énigmes : ça change des grosses scènes de baston (même s’il y en a quelques-unes !), cela contribue à l’ambiance mystérieuse, et cela fait réfléchir, donc c’est tout bénéf’ !

Au milieu de toute cette action trépidante, le récit aborde aussi divers thèmes. Évidemment, l’amitié et la loyauté sont au centre du récit. Mais le récit évoque aussi le deuil (Sirem ayant perdu ses parents dans des circonstances tragiques), le déracinement et la difficulté pour un réfugié de survivre dans une société qui le rejette. Assez curieusement donc, sous ses allures de conte merveilleux, le roman évoque avec justesse des thèmes d’actualité assez sombres.
Il fallait donc bien l’ambiance merveilleuse pour contrebalancer !

Excellente découverte donc, que ce roman (unique !), qui nous entraîne en Orient, sur les traces d’une héroïne courageuse et attachante. L’autrice déroule son récit d’une plume fluide, qui rend le récit d’autant plus prenant. Je suivrai avec attention la suite de ses parutions !

Sirem et l’oiseau maudit, Yasmine Djebel. Rageot, 11 janvier 2023, 400 p.

Lettre D !




Fleurs d’Oko #1, Laëtitia Danae.

À Sangaré, la magie, réservée aux hommes, se déploie en de multiples couleurs. Mais petite Oko est spéciale. Elle parle le Langage des fleurs.
Lorsque le murmure des griottes annonce la venue du puissant Soumaoro, envoûteur du royaume en quête d’un aspirant prêt à lui succéder, Oko prend sa décision. Elle quitte tout pour assouvir son besoin d’aventure et de reconnaissance.
Alors qu’aux portes de la capitale, la Brousse menace d’étendre son fléau, dans les dédales du palais d’Ivoire, Oko découvre un tout autre monde. Celui de la magie, telle qu’elle ne l’a jamais expérimentée, mais aussi les intrigues de la cour, les ruses et les coups bas. À qui peut-elle se fier ? Qui redouter ? Tant de questions, si peu de réponses. La concurrence est rude et les embûches parsèment le chemin de la jeune aspirante.
Et à travers ses épreuves, petite Oko deviendra grande.

Fleurs d’Oko faisant partie des cinq titres sélectionnés pour le PLIB, il a atterri sur ma PAL de l’été. Et en quelques mots comme en cent, c’était une lecture sympathique, mais clairement pas assez pour terminer en haut de ma liste de votes !

Après un démarrage en fanfare, le rythme du récit retombe rapidement, et se focalise presque entièrement sur Oko, seule (ou presque) dans le palais et attendant de rencontrer ses camarades de classe. C’est intéressant du point de vue de la construction de la protagoniste, mais j’ai trouvé que cela créait un ventre mou dans la narration – et durant lequel j’ai vraiment dû m’accrocher. Finalement, c’est sans doute un des deux points qui m’aura causé le plus de difficultés dans ce roman : le rythme ! Ce n’est pas tellement la lenteur (car j’aime les intrigues qui prennent leur temps), mais l’impression que ce rythme posé ne servait ni à la construction des personnages, ni à l’approfondissement de l’intrigue ou de l’univers.

Et c’est dommage, car l’univers dans lequel se déroule le récit est assez envoûtant. La société est globalement matriarcale (en tout cas les femmes dirigent), mais la magie est réservée aux hommes. Aussi la présence d’Oko (et d’Akissi, la seconde étudiante), est-elle assez mal perçue au début de l’intrigue. Et j’ai trouvé ça vraiment intéressant : l’aspect féministe de l’intrigue ne tient pas seulement à une inversion du paradigme habituel (en passant de société patriarcale à matriarcale), mais aussi au fait que l’autrice décrit des personnages féminins qui se prennent en main et font tout leur possible pour faire bouger les lignes (même si elles ne sont que deux et sont à couteaux tirés). A ce stade de la chronique, je me dois aussi d’avouer qu’après m’avoir royalement tapé sur le système, Oko m’a semblé manquer d’un peu de profondeur, tout comme ses camarades de classe, que j’ai trouvés un peu cliché (et c’est le second point qui m’aura vraiment gênée).
Côté construction de l’intrigue, mythes et légendes africaines imprègnent le récit, soit parce que Soumaoro, l’envoûteur, les raconte à ses étudiants, soit parce ce que des extraits ouvrent les chapitres ou émaillent le récit, ce qui crée une atmosphère prenante.

J’ai trouvé le système de magie à la fois intéressant et trop peu détaillé : il y a quatre types de magies différentes, chacun relevant d’une affinité particulière (avec les plantes, l’esprit, etc.) et étant désigné par une couleur. C’est une base vraiment intéressante, et j’étais frustrée de ne pas savoir comment les personnages sont à l’aise avec l’une plutôt que l’autre, comment on acquiert les autres types, etc. De même, la succession d’épreuves assure le rythme de la narration, mais cet aspect linéaire a aussi manqué, à mon goût, de quelques détails.

En définitive, j’ai apprécié l’univers dans lequel se déroule l’intrigue, tout comme celle-ci, notamment sur les enjeux qui seront sans doute détaillés dans le deuxième tome (la lutte contre la Brousse notamment), et ce malgré la lenteur générale de l’ensemble. En revanche, j’ai trouvé que les personnages manquaient un peu de profondeur, ce qui m’a empêchée de me passionner pleinement pour le récit. Malgré un roman fluide et assez sympa dans l’ensemble, je ne suis pas certaine de lire le tome 2 !

Fleurs d’Oko #1, Laëtitia Danae. Snag, mars 2021, 422 p. #PLIB2022 #ISBN9782490151264

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La Princesse au visage de nuit, David Bry.

Dans les bois vit la princesse au visage de nuit ; ses yeux sont des étoiles et ses cheveux l’obscur.
Hugo, enfant violenté par ses parents, s’est enfui avec ses amis dans la forêt, à la recherche de la princesse au visage de nuit, qui exaucerait les vœux des enfants malheureux… Il est ressorti du bois seul et sans souvenirs, et a été placé dans une famille d’accueil.
Vingt ans plus tard, alors qu’il a tout fait pour oublier son enfance, Hugo apprend la mort de ses parents. Mais, de retour dans le village de son enfance, il découvre que ses parents auraient été assassinés, et d’étranges événements se produisent. La petite voiture de son enfance réapparaît comme par magie. De mystérieuses lueurs brillent dans les bois. Les orages soufflent des prénoms dans le vent…

Double nomination pour ce titre, au Prix Imaginales des Bibliothécaires, mais aussi au PLIB2021, ce qui lui donnait deux très bonnes raisons d’atterrir sur ma pile à lire – sans compter qu’il se trouve dans mon challenge ABC. Et j’ai passé un très bon moment avec ce titre !

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le récit commence très fort, avec l’enterrement des parents d’Hugo, qui a pour eux cette seule épitaphe : « Puissiez-vous brûler en enfer ». Au moins, c’est clair, le ton est donné !
L’affaire se corse un brin lorsqu’il s’avère que les freins de la voiture parentale ont été trafiqués. Et les empreintes… sont celles d’Hugo. Or, celui-ci avait, à onze ans, une excellente raison d’aller chercher la princesse au visage de nuit dans la forêt. La même qui l’a tenu éloigné de St-Cyr pendant vingt ans. Alors, que se passe-t-il réellement, de nos jours, dans ce petit village campagnard ?

Eh bien, la routine pour un bled : un village plutôt isolé, qui semble n’avoir pas embrassé la modernité, où tout le monde se connaît. L’ambiance, d’ailleurs, est vraiment très réussie : on retrouve tout ce qui fait les petits villages de campagne, les bons comme les mauvais côté. Les petites habitudes bien ancrées, les secrets plus ou moins dérangeants, l’attachement à « l’ancien temps », l’entraide, mais aussi les petites rancœurs qui évoluent salement. Bref, on s’y croirait et cette ambiance très prenante m’a aidée à engloutir le roman en moins de deux !

Le récit alterne entre le temps présent et l’époque de la disparition des amis d’Hugo, lorsqu’ils avaient onze ans. Si dans le premier, Hugo enquête un peu sur la mort de ses parents, et beaucoup sur celle, plus ancienne, de ses amis, dans le second, on assiste aux quelques mois qui ont précédé la fameuse disparition. Dans les deux cas, un angoissant compte à rebours avant le solstice d’été vient donner du rythme à l’intrigue.
Celle-ci mélange donc enquête policière (avec moult interventions de la gendarmerie, puisque la gendarme en charge de l’affaire n’est autre que la petite sœur de l’amie disparue !) et ambiance pour le moins fantastique. L’auteur joue ainsi sur les images de la forêt potentiellement habitée par une créature mi-divine mi-terrifiante (et cela m’a fait penser à la série Zone blanche), sur le manoir « hanté » façon Jane Eyre, sur l’ambiance (tellement réussie) des villages de l’arrière-campagne et sur tout ce qui peut tourner autour des malédictions en général.
Résultat ? Eh bien tout cela s’avère très prenant et j’avoue que je me suis bien laissée prendre au jeu de cette ambiance légèrement fantastique, parfois effrayante, très intrigante. (D’autant qu’il ne me faut pas grand-chose pour me faire dresser les cheveux sur la tête). Ceci étant dit, j’ai trouvé la fin un peu rapide, d’ailleurs, quoiqu’assez poétique.

Dans les bois vit
La princesse au visage de nuit,
Ses yeux sont étoiles
Ses cheveux l’obscur.

Dans les bois gît
La princesse au visage de nuit,
Dans sa main pâle,
Meurent les cœurs purs.

L’autre côté très prenant du roman vient des thèmes que l’auteur a mêlés au récit d’enquête. Si on comprend assez vite que l’enfance d’Hugo a été plus que sombre, les détails de ce qu’il a vécu et de ce qu’ont subi ses petits camarades sont lentement distillés dans le récit. Enquêtant sur le passé, Hugo met également au jour les horreurs qui se jouent encore dans le village. Les sujets abordés, issus de la vie quotidienne et du réalisme le plus pur, sont vraiment durs. On parle de viol, de maltraitance sur enfants, de harcèlement… C’est hyper sombre !
Ces sujets arrivent aussi par la bande d’amis (actuels) d’Hugo, tous issus, comme lui, de l’aide sociale à l’enfance, et traînant moult casseroles derrière eux. Et, finalement, c’est là que le bât blesse un tantinet. Car ces personnages véhiculent des thématiques d’une importance capitale, et pas hyper développées – en même temps, ce n’est pas le sujet ici. Or, dans la mesure où ces personnages sont extrêmement présents (ils sont dans la quasi totalité des scènes du présent !), il y a un vrai décalage entre leurs apparitions et l’intérêt accordé aux sujets qui leur sont liés.

En bref, La Princesse au visage de nuit est un thriller fantastique à l’ambiance soignée et très prenante. Au détour des chapitres et de l’enquête, des sujets de société assez durs sont évoqués (et malheureusement pas toujours de façon assez creusée pour être honnête !). Le récit est porté par une plume fluide, qui se fait parfois poétique. Si j’ai trouvé la fin un peu trop rapide, j’ai apprécié l’ambiance générale du roman !

La Princesse au visage de nuit, David Bry. L’Homme sans nom, octobre 2020, 280 p.
#PLIB2021 #ISBN9782918541721

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D’Or et d’Oreillers, Flore Vesco.

C’est un lit vertigineux, sur lequel on a empilé une dizaine de matelas. Il trône au centre de la chambre qui accueille les prétendantes de lord Handerson. Le riche héritier a conçu un test pour choisir au mieux sa future épouse. Chaque candidate est invitée à passer une nuit à Blenkinsop Castle, seule, sans parent, ni chaperon, dans ce lit d’une hauteur invraisemblable. Pour l’heure, les prétendantes, toutes filles de bonne famille, ont été renvoyées chez elles au petit matin, sans aucune explication.
Mais voici que lord Handerson propose à Sadima de passer l’épreuve. Robuste et vaillante, simple femme de chambre, Sadima n’a pourtant rien d’une princesse au petit pois ! Et c’est tant mieux, car nous ne sommes pas dans un conte de fées mais dans une histoire d’amour et de sorcellerie où l’on apprend ce que les jeunes filles font en secret, la nuit, dans leur lit…

Un nouveau roman de Flore Vesco ! Ai-je vraiment hésité avec de me jeter dessus comme la misère sur le monde ? Absolument pas !
Vous le sentez venir, l’objectivité ne sera peut-être pas au rendez-vous de cette chronique, car j’ai adoré chaque instant de ma lecture, qui m’a plongée dans un délicieux mélange entre roman austenien (avec l’obsession de bien marier ses enfants, de préférence avec quelqu’un de fortuné), réécriture de contes (La Princesse au Petit Pois, mais pas que) et de fantasy un brin dark aux entournures.

« Mrs Watkins tira sur sa jupe, tapota son chignon, sonna pour le thé, s’assit, prit une longue inspiration. Quand le majordome annonça Mrs Barrett, elle affichait le détachement le plus distingué.
–Linda! Quel plaisir! dit-elle, et dans ces trois mots elle parvint à insuffler à la fois la surprise et l’enthousiasme.
–Ma chère! dit Mrs Barrett, qui de son côté n’insuffla rien, étant très essoufflée.
Mrs Watkins versa le thé, offrit un biscuit et toutes les petites phrases d’usage. Elle s’en débarrassa aussi vite qu’il était acceptable : platitudes sur les confitures préparées par sa cuisinière, les camélias qui égayaient les parterres en hiver, le dernier bal qui datait de si loin.
Enfin, Mrs Barrett reposa sa tasse, poussa un soupir et sembla prête à lâcher le morceau. Mrs Watkins se pencha en avant. Elle était presque tendue, ce qui était une véritable gageure dans ce corps tout en mollesse : chignon tremblotant, lèvres affaissées, cou plissé, épaules tombantes, ventre coulant. Les chairs flasques de Mrs Watkins ne tenaient ensemble que par une volonté de fer. Cette énergie brûlait dans un unique but : bien marier ses trois filles.
Les boucles de Mrs Barrett s’agitaient sous son bonnet, tant elle brûlait de parler.
–Ce biscuit est délicieux, dit-elle. Vous féliciterez la cuisinière pour moi.
Mrs Watkins, sur les charbons ardents, la remercia.
–Mais j’oubliais! Bien sûr, vous avez appris la nouvelle? ajouta Mrs Barrett.
Mrs Watkins secoua impatiemment la tête. Même le majordome, debout dans un coin du salon, inclina une oreille.
–Vraiment? Vous ne savez donc pas?
Mrs Watkins était sur le point d’imploser. Heureusement, Mrs Barrett ne pouvait contenir plus longtemps sa révélation.
–On raconte que le fils de lord Handerson se cherche une épouse! s’écria-t-elle.
–Comment?
Mrs Watkins faillit en lâcher sa tasse. Comme la nouvelle était proprement révolutionnaire, elle répéta: «Comment?» encore une ou deux fois, sous le regard satisfait de Mrs Barrett.
–Mais je croyais Blenkinsop Castle déserté! dit-elle enfin. Le domaine est à l’abandon! Son fils? Mais oui, il avait pourtant un fils! Il y a si longtemps… Je le pensais, peut-être, parti à Londres, chez un grand-oncle… ou dans les colonies… qui donc se souvient de lui? Tout cela est si loin!
Mrs Watkins en perdait sa syntaxe. Mrs Barrett, étant passée par la même commotion quelques minutes plus tôt, opinait vigoureusement. »

Le début de l’histoire semble se profiler comme une réécriture de La Princesse au Petit pois, puisqu’il est dès le départ question de faire dormir les prétendantes sur un lit incroyablement haut, doté de multiples matelas empilés. Mais rapidement, on quitte la pure réécriture : cela commence par de discrètes allusions à d’autres contes, ou à des motifs récurrents du genre (qui sont très amusants à débusquer), et cela continue par un récit qui bifurque très nettement vers une intrigue tout à fait originale, qui m’a surprise à de nombreuses reprises, notamment par le mélange de thèmes très forts et que je n’aurais pas forcément imaginés ensemble.

Au premier chef desquels la sensualité. Eh oui, rappelez-vous, dans La Princesse au Petit pois, l’épreuve du lit servait à déterminer si oui ou non la princesse était bonne à marier. Ici, c’est un peu le même principe (même s’il n’y a pas de princesse à marier) : l’épreuve, première d’une série de trois, toutes plus exigeantes et inquiétantes les unes que les autres, consiste à connaître les impressions (et les actions) de la candidate dans le fameux lit. Évidemment, le questionnement titille, mais on n’entre pas frontalement dans le sujet. De fait, les épreuves ne s’enchaînent pas en deux jours, ce qui laisse tout loisir à Sadima et lord Handerson de vivre ensemble dans le manoir, puis de se découvrir, se connaître de mieux en mieux… et de découvrir leurs propres sensualités.
Un livre à ne pas mettre entre toutes les mains, alors ? Eh bien si ! Car comme dans les précédents romans de Flore Vesco, l’histoire est portée par un style riche et poétique, qui donne particulièrement envie de tout lire à voix haute afin d’en mieux profiter. L’autrice joue sur un style hautement métaphorique, parfaitement transparent pour les plus âgés des lecteurs, mais sans doute un peu opaque pour les plus jeunes. Les métaphores, les images, les jeux stylistiques créent une vraie distance par rapport au sujet. À titre d’exemple, je décerne une mention spéciale à la scène qui décrit le plaisir féminin via une métaphore filée impliquant la stylistique et tous les signes de ponctuation imaginales. En trois mots : c’est génial !

L’autre thème très fort qui surgit, c’est l’horreur. Plus l’on avance dans l’histoire, et dans les couloirs du manoir, plus l’on passe d’une ambiance fascinante à quelque chose de nettement plus inquiétant. À tel point que j’ai trouvé que certaines scènes étaient carrément horrifiques, même si cette ambiance s’installe très subtilement. Régulièrement, l’humour dont font preuve les personnages vient alléger quelque peu l’atmosphère, ce qui permet aux lecteurs de souffler un peu.
Encore une fois, c’est vraiment le style qui fait tout : le récit se fait tour à tour caressant, fascinant, poétique, angoissant, au détour d’une tournure de phrase ou deux et d’un choix extrêmement judicieux de vocabulaire. Outre ces jeux stylistiques, les anagrammes, palindromes et anacycliques ont une immense importance dans le récit, ce qui le rend encore plus brillant. Bref : c’est un immense plaisir de lecture !

Avec D’or et d’oreillers, Flore Vesco signe un conte que j’ai lu avec un immense plaisir. Elle reprend les motifs traditionnels du genre pour les transformer en une intrigue particulièrement riche et original, qui joue sur la sensualité et la fantasy légèrement horrifique. Le récit est porté par une plume riche, souvent poétique, parfois piquante et pleine d’humour, que j’ai parfois lue à voix haute pour en profiter pleinement. Bref : une immense réussite !

D’or et d’oreillers, Flore Vesco. L’École des Loisirs, 3 mars 2021, 240 p.
#PLIB2022 #ISBN9782211310239

La Fille qui avait bu la Lune, Kelly Barnhill.


Chaque année, les habitants du Protectorat abandonnent un bébé en sacrifice à la redoutée sorcière des bois. Ils espèrent ainsi détourner sa colère de leur ville prospère.
Chaque année, Xan, la sorcière des bois, se voit contrainte de sauver un bébé que ces fous du Protectorat abandonnent sans qu’elle ait jamais compris pourquoi. Elle s’emploie à faire adopter ces enfants par des familles accueillantes dans les royaumes voisins.
Mais cette année, le bébé en question est différent des autres : la petite a un lien étrange avec la lune et un potentiel magique sans précédent. Contre son gré, Xan se voit obligée de la ramener chez elle et de persuader ses amis réticents d’élever cette enfant pas comme les autres. Ils la baptiseront Luna et ne tarderont pas à en devenir gâteux. Xan a trouvé comment contenir la magie qui grandit à l’intérieur de la petite, mais bientôt approche son treizième anniversaire, et ses pouvoirs vont se révéler…

Voilà un roman que j’ai vu passer de loin en loin chez les copinautes et dont le titre m’intriguait au plus haut point. Et j’ai bien fait de céder à la tentation car, mes aïeux, quelle découverte !

Dès les premières pages, on plonge dans un univers très onirique, qui semble tout droit sorti d’un conte traditionnel. En même temps, l’univers répond aux critères d’un univers de fantasy assez classique, avec deux royaumes aux gouvernements bien différents (dictature autoritaire pour le Protectorat, royauté plus bienveillante pour les cités d’à-côté). Ça pourrait être manichéen mais, heureusement, l’auteure évite assez habilement cet écueil, puisque l’essentiel de l’histoire se déroule au fond des bois, là où la sorcière élève Luna. D’ailleurs, cet aspect contribue à renforcer l’impression que l’on lit un conte : imaginez les personnages coupés du monde ou presque, vivant dans une nature généreuse, encadrées de créatures surnaturelles mais néanmoins bienveillantes, avec lesquelles elles sont en harmonie. Là, Luna grandit peu à peu, comme sa magie qui, malheureusement, pourrait s’avérer dévastatrice.

La magie est, dans un premier temps, assez peu présente, Xan ayant bridé (par mesure de sécurité) tout ce qu’elle pouvait chez Luna. Il n’en demeure pas moins que l’univers en est totalement baigné, ce qui renforce vraiment le côté très onirique du récit initiatique (puisque, malgré tout, Luna grandit).
En nous narrant en parallèle ce qu’il se passe au fond des bois et ce qui se déroule sous le carcan du Protectorat, Kelly Barnhill maintient habilement le suspense. Évidemment, on se doute bien que les deux situations ne vont pas tarder à se télescoper et on voit même comment ; mais cela ne rend pas le récit moins palpitant, tant tout est mené avec brio. Parallèlement, on voit Luna grandir, Xan s’affaiblir, Glerk fondre mais aussi Antain s’interroger sur les pratiques du Protectorat et la mère de Luna sombrer de plus en plus. Aux côté de l’enfance enchanteresse de Luna se jouent donc des choses nettement plus dures : on n’ignore rien de ce que subissent les sujets du Protectorat et on voit progresser l’autoritarisme religieux à très grands pas. Ainsi, alors que l’histoire s’adresse vraiment à un public de jeunes lecteurs (9-12 ans), elle traite tout de même de sujets pas si faciles que cela à intégrer et nettement moins riants que ne le laisse présager la couverture – ce qui fait évidemment tout le charme du roman.

Autre gros point fort : le style. Tout jeunesse soit-il, le roman est éminemment poétique. Qu’il s’agisse des descriptions, des tournures de phrase ou des philosophies des personnages, la poésie est omniprésente dans le roman, ce qui sied à merveille à l’ambiance onirique dans laquelle on baigne. Glerk étant lui-même un fin poète, le texte est entrecoupé de brèves poésies toujours bien tournées – saluons d’ailleurs la traduction de Marie de Prémonville ! Alors certes, c’est sans doute un poil plus ardu qu’un texte plus classique, mais quel plaisir de lecture ! En plus, pour ne rien gâcher, le texte est vraiment plein d’humour, quelles que soient les circonstances, et sans jamais que ce soit trop lourd !

La Fille qui avait bu la Lune a donc été un découverte incroyable et un énorme coup de cœur – comme cela faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé dans la littérature adressée à cette tranche d’âge. J’ai adoré chaque instant passé en compagnie des personnages, dans cet univers onirique et enchanteur, qui déploie des trésors d’originalité. Le roman a tout d’un récit initiatique et, sous des dehors de conte empreint de fantastique, touche à des sujets plus profonds et merveilleusement traités comme le passage de l’enfance à l’âge adulte, le deuil, l’adoption, l’amour, l’amitié ou la quête des origines. Tout est passé subtilement, dans un texte d’une grande poésie qui, malgré tout, reste accessible à un public jeunesse. Bref : énorme coup de cœur !

La Fille qui avait bu la Lune, Kelly Barnhill. Traduit de l’anglais par Marie de Prémonville. Anne Carrière, 2017, 368 p.

Or et Nuit, Mathieu Rivero.

« Des mille et une histoires que j’ai pu conter, aucune n’est aussi fabuleuse que celle que je m’apprête à te narrer.
On y voyage de cités mortes en jardins luxuriants, de royaumes en déserts et de geôles en palais. On y croise djinns et ghûls, sultans et dragons, reines et démons, et les lignées maudites s’y affrontent autant que les passions se déchaînent. Vois-tu, elle recèle en son cœur une bien plus unique distinction. Cette histoire d’amour et de mort est vraie : je l’ai vécue. Parole de Shéhérazade. »

Quelques années après avoir calmé la folie meurtrière du Sultan d’Ulud, Shéhérazade en a eu assez de sa nouvelle vie de captivité et la voici donc sur les routes, à la recherche de matière pour ses histoires. Matière qu’elle va rencontrer un tantinet plus vite que prévu : en effet, l’histoire débute au moment où Shéhérazade, après plusieurs mois de voyage, est capturée par Tariq, un bandit de grand chemin, enchaînée au fond d’une grotte et… condamnée à raconter une histoire (choisie par le bandit) pour espérer sauver sa peau.

Le récit entremêle donc deux arcs narratifs : d’une part, Shéhérazade conte son histoire à Tariq tout en négociant sa libération et, d’autre part, il y a ce qu’elle lui raconte – et là où ça se complique, c’est qu’elle fait aussi partie de l’histoire. Les deux récits se répondent, s’enrichissent l’un l’autre et, peu à peu, forment un tout assez complexe (mais avec lequel on a tout le temps de se familiariser). Et si, au départ, l’histoire est centrée sur Tariq et sa captive, on ne tarde pas à rencontrer d’autres protagonistes. À ce titre, l’auteur a parfaitement réinvesti la figure de la célèbre conteuse, qui est fidèle à l’esprit du conte original (ou du moins à l’image que je m’en étais faite).

L’univers est – sans surprise ! – fortement imprégné des contes des Mille et une nuits. On retrouve donc tous les motifs des contes orientaux : il y a de la magie, des sultans, des princesses, des alliances parfois difficiles à nouer, des trahisons, des luttes sans merci, des djinns et des traditions ancestrales. C’est très réussi et il ne faut guère plus d’un ou deux chapitres pour avoir l’impression d’y être !
C’est sans doute aussi dû au rythme soigné du roman : il y a des batailles épiques, des rebondissements parfois à peine croyables (mais qui cadrent parfaitement avec l’histoire), des descriptions précises et bien dosées et du suspens. De plus, si le début m’a semblé un peu simple, la suite s’avère assez vite plus sombre et l’intrigue est nettement plus nouée que ce qu’on aurait pu penser au premier abord. Du coup, je ne me suis pas ennuyée un instant !

Chouette découverte donc, que cette réinterprétation de l’univers des Mille et une nuits : Mathieu Rivero propose un roman très prenant, associant à une intrigue palpitante un univers riche. Son style, très fluide, sait se faire tantôt sombre, tantôt poétique et colle tout à fait au propos. J’étais tellement dedans que je n’aurais pas été contre un ou deux chapitres de plus à la fin !

Or et Nuit, Mathieu Rivero. Les Moutons électriques, avril 2015, 250 p.

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Histoire d’un chien mapuche, Luis Sepúlveda.

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Le chien, prisonnier, affamé, guide la bande d’hommes lancée à la poursuite d’un Indien blessé dans la forêt d’Araucanie. Il sait sentir la peur et la colère dans l’odeur de ces hommes décidés à tuer. Mais il a aussi retrouvé dans la piste du fugitif l’odeur d’Aukamañ, son frère-homme, le compagnon auprès duquel il a grandi dans le village mapuche où l’a déposé le jaguar qui lui a sauvé la vie.
Dans la forêt, il retrouve les odeurs de tout ce qu’il a perdu, le bois sec, le miel, le lait qu’il a partagé avec le petit garçon, la laine que cardait le vieux chef qui racontait si bien les histoires et lui a donné son nom : Afmau, Loyal.
Le chien a vieilli mais il n’a pas oublié ce que lui ont appris les Indiens Mapuches : le respect de la nature et de toutes ses créatures. Il va tenter de sauver son frère-homme, de lui prouver sa fidélité, sa loyauté aux liens d’amitié que le temps ne peut défaire.

Luis Sepúlveda a un vrai talent de conteur et il le prouve encore, avec cette Histoire d’un chien mapuche, aussi brève qu’elle est percutante.
Le texte est accessible aux plus jeunes et abondamment illustré par Joëlle Jolivet, qui lui a consacré de merveilleux encrages.

Luis Sepúlveda est d’ascendance mapuche et rend hommage aux traditions orales de son peuple : l’histoire évoque des thèmes chers au peuple mapuche, tout en mettant en avant la réalité de ce qu’ils vivent aujourd’hui – et autant vous le dire, ce n’est pas bien glorieux. Quoi qu’il en soit, son texte, combiné aux dessins, créent dès le départ une atmosphère proprement envoûtante, dans laquelle le lecteur se plonge d’emblée. Le fait que le texte soit émaillé de mots en mapudungun, la langue des Indiens mapuche, contribue à renforcer et l’atmosphère de l’histoire et la poésie des mots – d’ailleurs, pas de panique, tous les mots sont immédiatement traduits.

Mais il n’y a pas que la forêt d’Araucanie qui fascine ; le texte est traversé d’émotions fortes. En effet, il est question de fidélité, d’amour et d’amitié, trois thèmes porteurs. Mais, au-delà, le texte célèbre aussi l’attachement des Indiens mapuche à leur terre, l’Araucanie, à leur forêts et à leurs traditions. Traditions qui sont, aujourd’hui même, en grave péril, ce que l’histoire met parfaitement en avant. Car, certes, l’histoire commence avec Afmau, le chien, enlevé, battu, affamé, terrorisé, forcé de traquer ceux qui l’ont élevé.

Car les chasseurs – des Blancs, évidemment – n’ont d’autre but que celui de maltraiter, spolier et persécuter les Indiens. Tout cela pour ? Mais pour récupérer, sans débourser un dollar et sans trop se fatiguer, des terres fertiles, des terres bien placées, des terres convoitées. Et ça, ce n’est pas au XIXe siècle. Non, c’est en train de se passer maintenant, en 2017, sous l’égide de firmes internationales qui n’ont que le commerce et le profit en tête. (Benetton, par exemple. Pour en savoir plus, ça se passe ici ou .).

Bref, le texte de Luis Sepúlveda a beau être poétique, doux et beau, tout simplement, il n’en reste pas moins que la terrible histoire de l’Araucanie perce en-dessous. Et bien qu’il s’agisse d’un conte tout à fait lisible par de jeunes enfants (qui apprécieront sans doute l’histoire de franche camaraderie qui nous est contée), l’adulte ne peut s’empêcher de lire la véritable et cruelle histoire de la contrée.

Avec son Histoire d’un chien mapuche, Luis Sepúlveda signe un très beau conte humaniste qui met en avant les choses terribles qui se déroulent en Araucanie. Un récit d’autant plus essentiel aujourd’hui, alors que les indiens Mapuches subissent encore et toujours des violences largement passées sous silence – notamment à cause des grandes firmes qui entendent bien se débarrasser des locaux pour y mettre leurs moutons, dans le plus grand calme. Mais le conte véhicule également un beau message d’espoir et de bienveillance, tout en célébrant la fidélité, l’amitié, les liens avec la Nature et, évidemment, les Indiens mapuche et leurs traditions.
À mettre donc entre toutes les mains !

Histoire d’un chien mapuche, Luis Sepúlveda ; illustrations de Joëlle Jolivet.
Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Métailié. Métailié, octobre 2016, 98 p.

 

 

Par bonheur, le lait, Neil Gaiman.

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Ce matin-là, c’est le drame. Un frère et sa sœur s’aperçoivent qu’il n’y a plus de lait à mettre dans leurs céréales. Maman étant partie en voyage d’affaires, c’est Papa qui est chargé de courir à la supérette – ce qui ne serait jamais arrivé, soit dit en passant, s’il avait fait correctement les courses. Seulement voilà. A peine sorti de la maison, il se fait enlever par des extraterrestres. Et son aventure ne s’arrête pas là ! Dans un désordre indescriptible, il croise des pirates sanguinaires, des poneys d’une intelligence suprême, des vampires spéciaux et… un scientifique stégosaure en montgolfière. 
Jamais course de dernière urgence à la supérette n’a été plus mouvementée et imaginative. 

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Alors, j’avoue. Quand je vois écrit « Neil Gaiman » sur la couverture, il s’opère une sorte de court-circuit. Que voulez-vous, on est fan ou on ne l’est pas. J’étais toutefois un peu dubitative quant aux illustrations. Si j’aime beaucoup ce que fait Boulet par ailleurs, un léger a-priori me tenaillait : son style allait-il vraiment s’adapter au texte de Gaiman (que je pressentais onirique et poétique comme il sait le faire) ?

Eh bien force est de constater que, oui, ça colle tout à fait. Non seulement ça colle bien mais, en plus, le style de Boulet semble le plus adapté qui soit pour souligner cette drôle d’histoire ! Texte et images (en noir et blanc) se répondent et l’illustrateur a vraiment soigné tous les détails.
Il ne faut guère plus de quelques pages pour que l’histoire se mette à dégénérer en beauté, façon Neil Gaiman. À vrai dire, le père a à peine franchi le seuil de sa maison qu’il tombe sur des extraterrestres en maraude. Et alors là, on glisse dans un joyeux bazar. Des extraterrestres, on passe à des vampires un peu spéciaux, on croise des poneys suprêmement intelligents et, cerise sur le gâteau, un stégosaure scientifique embarqué sur un ballon.

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Par bonheur, le lait est – presque – toujours à l’abri des vicissitudes du voyage. Rendez-vous compte : kidnapping, vol sauvage, voyages dans le temps, rien n’est épargné à cette pauvre bouteille. De fait, rythme et suspens sont au rendez-vous. On n’a guère le temps de s’ennuyer !

L’histoire est loufoque, déjanté, drôle, complètement folle. Et elle s’adresse aussi bien aux petits qu’aux grands ! Au-delà de l’histoire truffée d’imaginations, Neil Gaiman dresse un bel hommage aux papas, aux enfants, aux histoires et à l’imagination… mais aussi à cet instant sacré qu’est le petit-déjeuner. Comme souvent avec Neil Gaiman, on oscille sur le fil entre imaginaire et réalité, en se demandant de quel côté l’on se trouve. Et, alors que la fin semble laisser sur une délicieuse ambiguïté (les plus rationnels pouvant se rassurer d’un « Ah, ouf, ce n’était qu’une histoire inventée ! »), la dernière vignette retourne totalement la situation, offrant une merveilleuse chute au conte !

Par bonheur, le lait, est donc un conte intergénérationnel extrêmement réussi. Si les enfants y apprécieront l’imagination débordante qui tisse une aventure trépidante, les lecteurs plus âgés apprécieront le très bel hommage aux parents, aux enfants et à la puissance de l’imaginaire que l’on devine entre les lignes. 

 

Par bonheur, le lait, Neil Gaiman et Boulet (illustrations). Traduit de l’anglais par Patrick Marcel. 
Au Diable Vauvert, 2015, 126 p. 

La Véritable histoire de Noël, Marko Leino.

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Au cœur de la Laponie, le village de Korvajoki recueille Nicolas, un jeune orphelin. Les habitants ont le cœur sur la main, mais sont bien trop pauvres pour assumer une bouche supplémentaire. La décision est prise : Nicolas sera adopté par le village, mais changera de famille tous les ans, le jour de Noël. 
Nicolas est reconnaissant aux gens de Korvajoki de l’avoir recueilli. Jour après jour, il s’applique à leur rendre la vie agréable tout en se consacrant à sa passion : fabriquer des jouets en bois. Jusqu’au jour où Nicolas a une idée de génie pour raviver l’émerveillement au cœur de cette région glacée !

Le père Noël, son bonnet rouge, la Laponie… Noël a une image forte dans l’imaginaire collectif et les origines de la fête se perdent dans les tréfonds des mythologies et légendes urbaines. Avec La Véritable histoire de Noël, Marko Leino rattache fermement l’histoire au folklore finlandais, et propose une réécriture sous forme de conte merveilleux !
À l’instar d’un calendrier de l’Avent bien pensé, le roman comporte 24 chapitres et se présente vraiment comme un conte ; l’auteur s’est manifestement attaché à écrire le roman à la façon d’autrefois, ce qui est plutôt réussi – malgré quelques passages dans un style plus modernes, qui sont un peu déstabilisants.
Comme dans les contes traditionnels, on retrouve une introduction assez directe (l’élément perturbateur arrive assez vite), pas mal de répétitions, l’idée que le bonheur n’arrive pas tout seul, et une façon de régler les écueils aussi rapide qu’efficace. De plus, l’ellipse est fréquente (dont une de plusieurs années) et il y a un certain nombre de passages dans lesquels l’auteur ne s’embarrasse pas trop de détails, alors qu’on en aimerait parfois un peu plus.
Toujours comme dans les contes, les enfants sont extrêmement matures… il peut même assez perturbant de voir à quel point le Nicolas de 5 ans a du recul sur sa situation, ou de suivre une conversation très sensée entre une mère et son fils d’un an. Mais cela participe de l’ambiance du conte, et rappelle vraiment les légendes d’autrefois.

Pour un roman qui évoque Noël et sa féerie, La Véritable histoire de Noël est plutôt sombre : Nicolas est orphelin, on n’ignore rien de la misère qui règne au village, et l’ambiance est loin des images chaudes et colorées consacrées par la tradition.  Mais c’est ce qui rend le roman si attrayant : Nicolas a une vie assez difficile, c’est un grand solitaire, et il lui arrive successivement plusieurs tuiles. Mais de ces tuiles naissent des rencontres enrichissantes (pour les deux partis), qui vont faire évoluer le personnage, et préciser son projet.

Finalement, ce que Marko Leino met ici en valeur, ce n’est pas tant la magie et la féerie de Noël, mais plutôt l’esprit de partage qui devrait régner sur cette célébration. Volonté affichée dès la dédicace, finalement :

«Ce livre est dédié à tous ceux qui croient à l’amour du prochain et au désintéressement 365 jours par an.» 

L’auteur joue avec les éléments que l’on retrouve dans l’imagerie habituelle de Noël : les rennes, les grelots, le costume rouge… tout y est, et tout arrive de façon détournée et proprement inattendue. C’est drôle, et cela change des lieux communs habituels. L’histoire mélange allègrement les figures du Père Noël et de Saint Nicolas (et on entraperçoit même quelques traits du Père Fouettard) ; allié à l’ambiance proprement déconnectée de ce conte, cela donne à l’histoire un petit côté intemporel pas désagréable, qui donne l’impression qu’on pourra la relire dans 10 ans et l’apprécier autant.

Marko Leino revient aux origines d’une tradition bien ancrée, avec un récit intemporel qui a tous les accents des contes d’autrefois : si l’histoire est parfois un peu rapide, on fond pour les tribulations de Nicolas, et on apprécie cette version de la légende.
Un livre à relire sans modération !

La Véritable histoire de Noël, Marko Leino. Traduit du finnois par Alexandre André.
Michel Lafon, 2014, 299 p. 

 

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