Poison City, Tetsuya Tsutsui.

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Tokyo, 2019. À mois d’un an de l’ouverture des Jeux Olympiques, le Japon est bien décidé à faire place nette avant de recevoir les athlètes du monde entier. Une vague de puritanisme exacerbé s’abat dans tout le pays, cristallisée par la multiplication de mouvements autoproclamés de vigilance citoyenne. Littérature, cinéma, jeu vidéo, bande dessinée : aucun mode d’expression n’est épargné. C’est dans ce climat suffocant que Mikio Hibino, jeune auteur de 32 ans, se lance un peu naïvement dans la publication d’un manga d’horreur ultra réaliste, Dark Walker. Une démarche aux conséquences funestes qui va précipiter l’auteur et son éditeur dans l’œil du cyclone…

Avant de parler du manga, un peu d’actus. La réputation de mangaka de Tetsuya Tsutsui n’est plus à faire. Mais en 2013, il découvre inopinément que son polar Manhole est censuré au Japon, par la section des affaires sociales et de la santé du département de Nagasaki, en raison d’une « incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes ». Résultat : son manga est retiré des librairies et bibliothèques du département. Il n’en a jamais été officiellement averti. Or les œuvres incriminées (comme il s’en aperçoit en assistant à une réunion du comité d’études) sont passées « au crible » en 35 minutes… à raison de 33 mangas par séance ! Le jugement, incomplet et aberrant, n’est fondé que sur l’appréciation visuelle et subjective des œuvres. De plus, les auteurs ne peuvent faire appel (ils le peuvent, mais c’est classé sans suite).  Aujourd’hui, Tetsuya Tsutsui lutte toujours pour réhabiliter son titre ainsi que pour la liberté d’expression. L’auteur ayant pour habitude de s’inspirer de l’actualité et de son expérience personnelle, Poison City, son dernier manga, aborde lui aussi la question des dangers de la censure.

Poison City met donc en scène Mikio Hibino, jeune auteur de 32 ans, se lançant dans la publication de Dark Walker, un manga d’horreur hyperréaliste, dont l’intrigue se déroule dans une univers post-apocalyptique infesté par un virus, qui pousse les humains à dévorer des cadavres. Tôru Kiritani ayant servi de cobaye dans un labo, il est porteur du virus mais ne perd pas la tête. Sa compagne, Haruka Sakazaki, cobaye elle aussi, est totalement immunisée, mais doit porter un masque à gaz en raison d’une hypersensibilité aux produits chimiques. Ensemble, ils essaient de sauver l’humanité et, surtout, de survivre ! Ce que Mikio Hibino ignore, c’est que la publication de son manga va avoir des conséquences pour le moins funestes.

Poison City joue sur deux fils narratifs : Dark Walker et l’histoire personnelle de Mikio. Celui-ci vit dans un univers assez liberticide : dès le premier chapitre, il est confronté à la censure, empêché d’acheter un film de zombies interdit aux jeunes, sous prétexte qu’il n’a pas ses papiers sur lui ; dans la foulée, il assiste au démantèlement d’une petite statue irrévérencieuse (façon Manneken Pis), au motif qu’elle contrevient aux lois sur la pornographie infantile ! Dès l’intro, on assiste aux réunions, prises de décision et actions de la fameuse commission de censure qui officie à grandes coupes claires dans le patrimoine culturel, le tout arrosé de quelques chapitres sous haute tension de Dark Walker.

Et la construction est vraiment brillante ! Car on fait sans cesse le parallèle entre l’histoire de Tetsuya Tsutsui et celle qu’il met en scène. Au fil des réunions éditoriales, Mikio s’entend dire comment corriger son manga : ici en supprimant les cannibales (remplacés par des zombies), ici en passant sous silence un détail ou un bout de scène… La censure, peu à peu, assure sa main-mise sur la production artistique et culturelle, sans que certains y trouvent quoi que ce soit à redire… Et c’est terrifiant.

L’histoire permet également de découvrir les dessous de la censure des comics aux États-Unis : en faisant le parallèle avec le passé, Tetsuya Tsutsui rend l’histoire d’autant plus prenante et percutante. En notant les similitudes avec notre univers, on ne peut que s’inquiéter pour la liberté d’expression – dans notre réalité, et dans celle de Mikio.

Voilà un manga à découvrir absolument ! En évoquant les dérives de la commissions de censure japonaise, Tetsuya Tsutsui parle à merveille de notre propre univers, toujours plus craintif quant à la valeur de la parole. Il nous rappelle, au passage, que la liberté d’expression doit toujours être défendue et que la parole ne doit surtout pas être réduite à ce qu’une toute petite minorité souhaite entendre. Un rappel plus que jamais indispensable !

Poison City #1, Tetsuya Tsutsui. Traduit du japonais par David Le Quéré. Ki-oon, mars 2015, 232 p.

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Dans ce second tome, Mikio Hibino, notre jeune mangaka, est de nouveau confronté à la stigmatisation de son manga d’horreur hyperréaliste, Dark Walker, supposé trop violent.  Son éditeur lui suggère alors de faire ce que souhaite la commission, à savoir modifier le contenu : en effet, c’est le nombre de pages violentes sur l’ensemble qui détermine le degré de dangerosité du manga. Or, en regroupant toutes les séquences violentes, on peut diminuer le nombre de pages incriminées, ramenant le total à un nombre acceptable. Mikio s’arrache donc les cheveux, recombine ses chapitres, réarrange son histoire et abandonne : céder signifie dénaturer son manga et il n’en a absolument pas l’intention. Il poursuit donc et la commission le poursuit de ses foudres,  lui imposant alors une audience publique.

Comme dans le premier volume, l’intrigue alterne deux fils narratifs : la vie de Mikio et les extraits de Dark Walker – lesquels sont toutefois moins nombreux que dans le tome précédent – que l’on attend presque avec impatience tant la tension est omniprésente ! Le manga compare à nouveau la situation au Japon et la situation des comics aux États-Unis : c’est donc avec anxiété que Mikio arrive à l’audience, échaudé par l’histoire d’un auteur de comics déclaré nocif et retiré du marché éditorial…

Plus que la censure des média, Tetsuya Tsutsui met en évidence l’hypocrisie d’une société – qui ressemble à s’y méprendre à la nôtre, finalement… – qui préfère trouver un bouc-émissaire facile (les mangas, les films, les romans policier, le metal, les jeux vidéos – rayez la mention inutile !), plutôt que d’analyser ses travers et erreurs et de se remettre en question. On pourrait, dans un premier temps, penser que l’auteur nous offrirait une conclusion positive mais raté. La tension va croissante et Tetsuya Tsutsui termine sur un point d’orgue terrifiant. Difficile, une fois la dernière page tournée, de ne pas se demander ce qui pourrait nous arriver. D’ailleurs, on peut se demander si le manga ne flirte pas avec le récit d’anticipation.

Ce second volume vient clore un manga exceptionnel, qui évoque la censure et la liberté d’expression et qui nous rappelle combien il est important de lutter avant que la première n’étouffe la seconde. Et cela demande une vigilance de tous les instants !

Poison City #2, Tetsuya Tsutsui. Traduit du japonais par David Le Quéré. Ki-oon, décembre 2015, 200 p.

8 commentaires sur “Poison City, Tetsuya Tsutsui.

  1. vinushka64 dit :

    J’ai également beaucoup aimé ce manga, très intéressant. La fiction se confond pas mal avec la réalité, du coup on se demande effectivement si ce n’est pas un récit d’anticipation au final. C’est inquiétant. J’ai aussi lu Manhole d’ailleurs, j’ai beaucoup aimé ce polar !

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  2. belykhalil dit :

    Une lecture intéressante à ajouter à la liste de manga du lycée où je travaille. Je l’avais complètement loupé. Merci pour ta critique. 🙂

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  3. Askara dit :

    J’ai ce diptyque dans ma PAL et au vu de ta chronique, je crois que je vais les en sortir assez rapidement! x)

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