Ainsi naissent les fantômes, Lisa Tuttle.

 

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« En 2004, j’ouvrais mon recueil Serpentine sur cette dédicace : À Lisa Tuttle, dont les livres m’ont appris que les plus effrayants des fantômes sont ceux qu’on porte en soi. Ils étaient toujours là, ces fantômes : entre les pages des textes que je découvrais en cherchant la matière qui composerait ce recueil. » 
Mélanie Fazi


Rêves captifs
: on suit l’histoire d’une enfant capturée par un pervers sexuel, qui la séquestre dans un placard sombre et exigu. Un jour, l’enfant s’échappe, par un moyen si incroyable que personne ne parvient à la croire. Mais elle passe outre, et réussit à mener sa vie. Au fil des lignes, on partage tous les espoirs de la jeune fille, ses tentatives de tuer le temps et d’échapper à sa prison, par tous les moyens.
Nulle description des sévices subis par la fillette n’apparaît : pourtant l’histoire appartient vraiment au genre de l’horreur, et c’est la chute qui nous entraîne. Cette même chute qui annonce la couleur du recueil, et déploie l’ampleur du talent de Lisa Tuttle. Le recueil s’annonce sombre, mais sans excès de scènes gores : tout est dans la suggestion !

L’Heure en plus : une mère de famille a du mal à concilier ses obligations familiales et sa passion pour l’écriture. Chaque jour, son emploi du temps de ministre comprend tout de même quelques plages pour la création mais voilà : à l’idée que le réveil ne va pas tarder à sonner, elle est incapable de créer. La voilà rêvant à une petite heure de plus dans sa journée…. et son souhait se réalise, sous la forme d’une porte qui apparaît de temps en temps, et qui lui offre une parenthèse hors du temps, dans une pièce qui contient toujours ce qu’il lui faut, mais ce qui s’y déroule ne peut empiéter sur la réalité. Du moins, en théorie.
C’est une nouvelle qui devrait parler à bon nombre de lecteurs : tout le monde a, un jour, espéré avoir plus de temps qu’une journée n’en contient. Ici, le fantastique arrive par petites touches, et c’est à nouveau la chute de la nouvelle qui déploie tout l’aspect surnaturel de la nouvelle qui m’a beaucoup plu !

Le Remède : cette fois, on verse dans la science-fiction. Dans la société du Remède, les citoyens ont été vaccinés contre toutes les maladies. Mais le vaccin attaque le centre du langage et la communication, écrite, orale… disparaît. Tout simplement. Ce qui va avoir des répercussions sur deux jeunes femmes, dont l’une est écrivaine. C’est, à nouveau, une nouvelle qui peut parler à de nombreux lecteurs (habitués au fantastique, à la SF, ou non) tant elle touche un thème universel. Elle est même assez déroutante, dès l’instant où l’on essaie de transposer l’affaire et les thèses à notre univers et ce que l’on connaît.

Ma Pathologie : cette nouvelle est centrée autour de la maternité (un thème déjà évoqué dans L’Heure perdue et Le Remède, et qu’on retrouvera par la suite), de l’oubli de soi au profit de l’être aimé. À nouveau, une femme au centre de l’histoire, face à un compagnon alchimiste. L’histoire n’est pas particulièrement angoissante, mais les thèmes développés créent un sentiment de malaise persistant. Elle est extrêmement bien menée, que ce soit dans l’installation du malaise, ou dans la chute.

Mezzo-tinto : c’est l’histoire d’une femme, qui se sent un peu délaissée par son mari et qui, soudain, découvre un mezzo-tinto, une image d’une maison très étrange, dans son bureau, et qui l’angoisse sans raison. Dès l’instant où Mel remarque cette gravure, quelque chose se détraque : elle a peur, elle se fait des idées, elle stresse. Peu à peu, l’atmosphère oppressante monte et saisit le lecteur à la gorge. Lisa Tuttle l’a écrite en hommage à la nouvelle éponyme de M.R. James que je ne connais pas ; mais son texte m’a rappelé Continuidad de los parques, de Julio Cortazár (que j’avais adorée), dans sa façon d’instaurer le fantastique par légères touches persistantes et dérangeantes.

La Fiancée du Dragon : Isobel doit aller en Angleterre mais, sans qu’elle sache pourquoi, cela la terrifie. Elle rencontre Fitz, qui aimerait vraiment l’aider, et tente par tous les moyens de la distraire de sa peur irraisonnée de ce qu’il y a outre-Atlantique (impossible d’en dire plus sans ruiner le suspense). Celle-ci diffère par sa longueur et c’est la nouvelle que j’ai trouvée la moins efficace (en raison de sa longueur, probablement). Je l’ai trouvée assez prévisible. Pourtant, elle est bien menée, terrifiante par moments, et le mystère qui plane autour de l’histoire plutôt bien maintenu. C’est peut-être la longueur du texte qui le rend moins percutant que les autres.

Le vieux M. Boudreaux : ici, il s’agit d’une promesse que fait une fille à sa mère mourante : celle de s’occuper du vieux M. Boudreaux, qui était le compagnon de sa grand-mère, et qu’elle trouvera dans la vieille maison familiale. Plus que de la maternité, c’est surtout de la relation mère-filles qu’il est question ici, et cette relation est questionnée et traitée avec beaucoup de justesse (comme tous les thèmes de ce recueil, en fait). Ici, point d’horreur : le texte est plutôt nostalgique, et évoque l’enfance avec tendresse. On glisse doucement vers le fantastique, certes, mais cela se fait sans précipitation, et délicatement. Encore un petit bijou littéraire !
Cette nouvelle est d’ailleurs disponible gratuitement sur le site des éditions Dystopia (chez qui était initialement paru le recueil)… et devrait vous permettre de vous faire une idée de la qualité du recueil !

Le recueil se clôt sur une entrevue entre Mélanie Fazi et Lisa Tuttle, qui permet d’avoir un nouvel éclairage sur le travail de l’auteur, ce qui est plus qu’intéressant. 
Ainsi naissent les fantômes est un recueil de nouvelles fantastiques de qualité : l’auteur noue ses nouvelles avec un grand talent, avec une économie de mots qui sert à merveille les ambiances qu’elle tisse peu à peu. Ses nouvelles parlent de maternité, de relations de famille, de communication, ou d’amour avec une justesse qu’on ne peut qu’admirer ! Moi qui désespérais, il y a peu, de relire du fantastique – dans le vrai sens du terme – me voilà comblée avec ce recueil, qui a amplement mérité son coup de cœur !

 

Ainsi naissent les fantômes, Lisa Tuttle. Nouvelles choisies et traduites par Mélanie Fazi. Folio SF, 2014, 320 p.
 9/10. 

 

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15 commentaires sur “Ainsi naissent les fantômes, Lisa Tuttle.

  1. Flora dit :

    Décidément, ton avis m’encourage encore plus à m’y pencher… Je l’ai vu en librairie la dernière fois, j’ai hésité mais j’avais déjà pas mal craqué alors ce sera peut-être pour la prochaine fois ! Cela dit, à la lecture des résumés des nouvelles, le fantastique semble plus en filigrane que je ne le pensais ou bien est-il vraiment au coeur des intrigues ? L’aspect principal semble axé sur la psychologie des personnages, mais je peux me tromper !

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    • Sia dit :

      Le fantastique est à la fois au cœur de l’intrigue et dans la psychologie des personnages (mais c’est dur de résumer une nouvelle sans spoiler la fin donc j »ai préféré faire bref et évasif !). C’est vraiment un excellent recueil je suis sûre que ça peut te plaire !

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  2. Camille dit :

    Je fais toujours très attention à tes coups de coeur, mais là je ne sais pas, ça ne me dit rien! La première nouvelle me refroidit! Il faut dire que je suis une trouillarde et je n’aime pas l’horreur. Et si tout est suggéré c’est encore pire que si tout était montré!

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    • Sia dit :

        En fait, ça ne fait pas particulièrement peur, tu stresses un peu, tu angoisses de temps en temps, mais ce n’est pas à faire dresser les cheveux sur la tête. Pour la première nouvelle, tu ne sais absolument rien de ce qu’a subi la jeune fille, c’est vraiment extrêmement résumé sans détails, ni rien. Mais la chute fait que ça modifies totalement ton ressenti sur la nouvelle et c’est en ça qu’elle est géniale ! (Ceci dit sans trop vouloir spoiler…!)

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  3. Sita dit :

    J’ai parcouru ton article sans lire les détails, je l’ai dans ma PAL et je n’ai pas envie de trop en savoir 🙂 En tout cas ravie de te voir aussi enthousiaste, ça me motive d’autant plus de trouver rapidement le temps d’y mettre le nez !

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    • Sia dit :

      J’ai essayé de ne pas trop en révéler mais c’est difficile sur le format nouvelles (et j’aime trop les petits détails pour ne pas les évoquer). Mais c’est effectivement un recueil qui m’a enthousiasmée, notamment parce que j’avais très envie de relire des vraies nouvelles fantastiques (il faut que je me penche sur les oeuvres de Mélanie Fazi, du coup) et que j’avais l’impression que le genre était de moins en moins représenté !

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  4. Vagabonde. dit :

    Je l’ai dans ma PAL et je l’ai acheté le mois dernier car le résumé me donnait vraiment envie ainsi que la couverture ! Ta critique achève ma résolution de le lire très très prochainement, ce mois-ci je pense, car de lire des nouvelles me manquent ! 

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  5. Je l’ai fini il y a peu et j’ai bien aimé. Je ne suis pas une habituée de lectures fantastiques, c’est pourquoi je pense, je me suis bien laissée prendre à ces histoires. Ce que je trouve excellent c’est que ces récits commencent tous comme des récits « normaux » et puis bam petit à petit ou juste à la fin, un ou des éléments surnaturels arrivent et là on bascule dans une « autre dimension ». C’est surprenant, parfois déstabilisant, parfois même anxiolitique mais c’est vraiment bon 🙂 L’entretien entre l’auteure et Mélanie Fazi était aussi instructif 🙂

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    • Sia dit :

      Je t’avoue que c’est un des points qui m’a le plus enthousiasmée, cette façon d’amener le fantastique par toutes petites touches à peine perceptibles jusqu’à ce que le tout bascule vraiment. Et l’entretien est vraiment très intéressant !  Il paraît qu’un autre de ses recueils vient de sortir chez Dystopia, tu l’as / tu l’as lu / tu vas le lire ? (rayer la mention inutile). J’ai tellement apprécié que j’embarquerais volontiers pour un autre recueil. 

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  6. Acr0 dit :

    Ah Lisa Tuttle a une plume parfaite pour les atmosphères. Je trouve qu’elle est une excellente novelliste : elle a su m’embarquer dans ses écrits. Et j’ai aussi beaucoup apprécié le recueil de Beagle 🙂

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    • Sia dit :

      Elle a une plume vraiment idéale pour ce genre. Et j’avais lu le recueil de Beagle pendant des vacances d’été aussi, et j’avais été embarquée de la même façon (le dialogue au zoo entre le rhinocéros et le professeur de philo me fait toujours rire). Les nouvelles de Lisa Tuttle m’ont donné envie de relire celles de Beagle. 

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  7. Le nouveau recueil sorti chez Dystopia. Non je ne l’ai pas, mais je ne dirais pas non s’il me tombait entre les mains parce que finalement c’est bien sympa de se plonger dans ces ambiances toutes particulières 🙂

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