La Sans-Étoiles, Loin des Îles Mauves #1, Chloé Chevalier.

Yvanel est un Héros. Née femme, elle doit, comme ses congénères du Peuple des Bruyères, bander ses seins et cacher son identité aux yeux des Leifa – le peuple dominant des Îles Mauves.
Mais au-delà des querelles qui opposent ces deux peuples depuis la nuit des temps, un danger menace les îles de famine : l’Empire et ses navires qui s’accaparent les baleines.
Bravant les lois de leur archipel, Yvanel et cinq de ses compagnons embarquent à bord d’un voilier pour un périple à haut risque. Leur mission ? Négocier leur avenir.

Si vous suivez ce blog depuis un moment, vous savez peut-être que j’ai eu un coup de foudre pour la série Récits du Demi-Loup de Chloé Chevalier, dont j’ai l’impression qu’elle n’a pas eu autant de retentissement qu’elle le mérite. Si vous ne connaissez pas, je vous invite vivement à aller découvrir cette extraordinaire série de fantasy !
Autant dire, du coup, que j’étais assez emballée quand, l’an dernier, j’ai vu que l’autrice sortait un nouveau roman – et cet emballement a carrément augmenté quand j’ai entendu dire que le récit se déroulait au sein du même univers que ceux du Demi-Loup !

Le début du récit nous emmène donc à Aryl, une des Îles Mauves, un archipel perdu aux confins d’un gigantesque Empire étranger. Or, justement, cet empire tentaculaire pousse ses expéditions de pêche de plus en plus loin, jusqu’aux environs des Îles Mauves, empêchant les bateaux de pêche locaux d’opérer et tirant à vue sur tout ce qui bouge. La situation n’est donc guère brillante, les îles mourant de faim à petit feu. Une situation qui n’a pas été sans me rappeler celle du Demi-Loup au début de l’autre série, et qui m’a donc particulièrement réjouie !
Avant d’aller plus loin, qu’on se rassure : je vais sans doute faire de nombreux parallèles entre les deux séries car il y a des similarités, mais il n’est clairement pas nécessaire d’avoir lu la tétralogie pour attaquer cette série-ci, qui m’a tout l’air de décrire des événements dans le passé lointain de ceux qui occupent l’autre saga. Les deux récits sont donc parfaitement indépendants (en plus ils ne s’adressent pas aux mêmes publics) !

L’intrigue se déroule dans un univers que j’ai trouvé assez original (et très éloigné des codes du Demi-Loup). La population des Îles Mauves consiste en deux peuples qui cohabitent bon an mal an : d’un côté ; les Leifas, peuple dominant, n’est composé que d’hommes, très grands, très costauds, avec des traits physiques très particuliers (yeux et chevelures de toutes les couleurs) qui m’ont diablement rappelé le peuple des Chats des Éponas ; ils possèdent globalement les postes de commandement, comme les savoirs maritimes. De l’autre, le Peuple des Bruyères, anciennement réduit en esclavage par les premiers et qui vit désormais à leurs côtés sur la base d’un échange de bons procédés. Le peuple des Bruyères est divisés en trois castes : les Mères (les filles aînées qui doivent s’unir à des Leifa afin de mettre au monde d’autres Leifas), les Hommes et les Héros, de jeunes hommes qui restent célibataires, font vœu de chasteté, et œuvrent pour le bien de la communauté. Or, on le comprend très vite : les Héros sont en fait les cadettes des fratries que le peuple des Bruyères cache soigneusement afin, d’une part, de les protéger des agressions et, d’autre part, de ne pas renouveler trop vite la population Leifa. Ce qui a des conséquences narratives intéressantes : une grande partie de l’histoire est narrée du point de vue d’Yvanel, un Héros justement, qui se conjugue donc entièrement au masculin, comme les autres Héros. Ce qui va, par la suite du récit, entraîner d’intéressants choix narratifs lorsque les personnages vont quitter le carcan étroit de leurs terres natales !

Ce système de société entraîne un tas de réflexions passionnantes : la question des violences faites aux femmes est centrale et prend plusieurs aspects. Il va beaucoup être question d’assignation à un rôle et pas seulement dans les îles Mauves – où les femmes se cachent ou alors enfantent, avec aucun choix entre les deux. Le voyage des personnages les entraînant dans d’autres contrées, d’autres modèles de société vont leur être proposés, avec des avantages et des inconvénients. Ce qui va pousser certains Héros à un questionnement profond de leur identité et de leurs aspirations. Mais ce n’est pas tout ! Le récit s’intéresse aussi à d’autres aspects de la féminité et nous parle sans détour de règles (option endométriose violente), de plaisir et d’orgasmes – ce qui n’est pas si fréquent en littérature jeunesse. Et tout cela se fait très naturellement : ce n’est pas un texte militant, c’est un texte centré sur des adolescents et adolescentes en plein dans un âge charnière, où ils se posent naturellement des questions. Et ça non plus, ce n’est pas si courant !

J’ai beaucoup aimé découvrir cette partie de l’univers de Chloé Chevalier : les descriptions des Îles Mauves, couvertes de bruyères (toxiques !), aux paysages arides et battus par les embruns, m’a donné des fourmis dans les jambes et l’envie d’aller visiter. Les descriptions, très réussies, donnent parfaitement à voir cet environnement maritime – et il en va de même dans les autres endroits que visiteront les personnages. Le rythme du récit est assez lent, mais au sens où c’est une intrigue qui prend son temps pour installer son univers, et ses enjeux. Il y a un côté peut-être un peu contemplatif, mais j’ai trouvé que ça collait bien à l’ambiance du début du récit. En même temps, l’autrice nous réserve quelques scènes d’actions palpitantes, que ce soit à bord de la Macareuse, ou dans les différents endroits visités. Par ailleurs, Yvanel a quitté son île avec une question lancinante autour de la mort de sa sœur Damiel, qu’elle cherche à élucider : c’est là en toile de fond, et cela induit pas mal de suspense ! Enfin, j’ai trouvé que le rythme correspondait bien au thème du récit de voyage et aux situations dans lesquelles sont ballotés les personnages. Au fil des péripéties qu’ils traversent, il y a en plus toute une réflexion (assez sombre) sur la société humaine en général. Le passage à la mine est, en ce sens, particulièrement terrible !

La Sans-Étoiles a donc été une très très bonne surprise. J’ai beaucoup aimé découvrir cette partie de l’univers, avec des personnages adolescents en proie aux questionnements qui bouleversent leurs âges. Sous sa toile fantasy extrêmement réussi, le roman aborde en plus avec beaucoup de finesse des thématiques que j’ai trouvées passionnantes : il est question d’écologie (avec la surpêche et le pillage des ressources de l’Empire), des violences faites aux femmes, d’adolescence, de sexualité, et de tout ce qui fait (ou pas) société. C’est intelligemment traité en filigrane du récit d’aventure, sans propos militant (mais avec des messages qui passent bien !), et c’est particulièrement réussi ! J’ai hâte de retrouver les personnages dans la suite de leurs pérégrinations !

◊ Dans le même univers : la série Récits du Demi-Loup : Véridienne (1) ; Les Terres de l’Est (2) ; Mers brumeuses (3) ; Clémente nous soit la pluie (4).

Loin des Îles Mauves #1, La Sans-Étoiles, Chloé Chevalier. R. Laffont (R), octobre 2022, 416 p.

Cette lecture était aussi au menu du challenge Mois de la Fantasy, section Plats : « Sur ou sous l’océan, poisson frais garantis ! »