Au bal des absents, Catherine Dufour.

Claude a quarante ans, et elle les fait. Sa vie est un désert à tous points de vue, amoureux et professionnel ; au RSA, elle va être expulsée de son appartement. Aussi quand un mystérieux juriste américain la contacte sur Linkedin – et sur un malentendu – pour lui demander d’enquêter sur la disparition d’une famille moyennant un bon gros chèque, Claude n’hésite pas longtemps. Tout ce qu’elle a à faire c’est de louer la villa « isolée en pleine campagne au fond d’une région dépeuplée » où les disparus avaient séjourné un an plus tôt. Et d’ouvrir grands les yeux et les oreilles. Pourquoi se priver d’un toit gratuit, même pour quelques semaines ? Mais c’est sans doute un peu vite oublier qu’un homme et cinq enfants s’y sont évaporés du jour au lendemain, et sans doute pas pour rien.

Cette année encore, j’ai la chance de participer au Prix Imaginales des Bibliothécaires. La sélection m’emballe carrément, et c’est tant mieux, car j’ai malheureusement perdu mon équipe de collègues de choc des deux années précédentes. Malgré tout, nous revoilà au rendez-vous ! Réussirai-je, cette année, à chroniquer les cinq titres ? Nous verrons bien !

Trêve de blabla et attaquons plutôt le vif du sujet, à savoir ma première lecture : j’ai choisi d’attaquer par le roman de Catherine Dufour, Au bal des absents, qui m’intriguait grandement. Et résultat des courses ? Eh bien c’était une excellente lecture !

On suit donc Claude, la quarantaine, en fin de droits, et chargée de retrouver une famille d’Américains disparus alors qu’ils louaient le manoir de « Tante Colline ». Ambiance maison hantée, donc.
Car oui, si le roman zieute du côté du polar avec l’enquête de Claude, on verse aussi carrément dans l’horreur. Et cela commence dès la première nuit dans la bâtisse : après quelques premières heures plutôt tranquilles, la hantise commence. Et vous savez quoi ? J’aurais tenu nettement moins longtemps que Claude dans la-dite maison qui est, de toute évidence, hantée par quelque chose de beaucoup plus puissant qu’un fantôme.

« Le désespoir, c’est un luxe. Tu n’as pas les moyens. »

Or, voilà. Claude est au bout du rouleau, et cette maison, elle a vraiment besoin. Elle va donc se retrousser les manches et chercher à éradiquer la menace du manoir. Et commencer par aller se renseigner à la médiathèque, où elle va littéralement poncer tout ce que comprend le cinéma et la littérature d’horreur pour trouver comment se débarrasser de la créature.

Forcément, après ça, l’histoire est complètement dingue. Car Claude procède à la fois méthodiquement (elle trouve un petit boulot, va s’équiper à la grande surface du coin, trouve un autre logement provisoire pour mieux s’attaquer au monstre…) et dans un joyeux bordel : elle mélange toutes les techniques qu’elle a lues/vues, et débarque chez Tante Colline équipée de gros sel, de sauge, d’encens, d’une voiture bardée de signes religieux en tous genres, d’eau bénite, d’ail, d’une binette et d’incantations sacrées mâtinées de bordées de jurons les plus grossiers qui soient. Ce qui donne évidemment des scènes extrêmement réjouissantes… mais aussi proprement terrifiantes.

Tout le roman est construit sur sur cette étrange dualité. D’ailleurs, le ton est donné dès le départ, puisque Claude rebaptise la créature démoniaque… du nom d’une ex-conseillère Pôle Emploi – Colombe – qui l’a plus enfoncée qu’elle ne l’a aidée !

« Claude ne pouvait cependant pas s’empêcher de sourire comme une miraculée. Ah ! Le pouvoir de l’agent. Elle choisit un Campanile à 61 euros, vue sur jardin, articles de toilette, chambre antiallergies et bouilloire électrique. L’argent, c’est la vie. »

En même temps que l’enquête et l’horreur, le roman dresse une critique sociale assez féroce. Claude est très clairement une cassée du système, dont la chute a été assez terrible. Sa situation précaire l’oblige à compter chaque sou, peser le pour et le contre de chaque achat, à anticiper au maximum son emploi du temps afin de préserver ses maigres ressources, à choisir les lieux où elle passes ses journées en fonction des commodités à disposition (et vive les médiathèques).
Plus que les fantômes chez Tante Colline, c’est le spectre de la pauvreté qui hante ce récit. A se demander, d’ailleurs, qui, de la violence sociale ou de la violence fantomatique est la pire ! (Spoiler : pas la seconde).
Sans trop de surprise, le combat de Claude contre Colombe et ses petits copains devient à la fois la métaphore et l’exutoire de son combat contre la société.

Et, assez paradoxalement, cela donne au roman une petite note feel-good. Peut-être pas au sens strict du terme, mais la pugnacité de Claude et son sens de la débrouillardise rendent le tout curieusement assez réjouissant. C’est sans doute également dû à la plume féroce de l’autrice, qui ne rate rien, et saupoudre son récit de petites incises pleines d’humour – noir, de préférence.

« Elle consulta la section « lieux hantés » de Wikipédia, puis visita chaque lien des deux premières pages de résultats, en commençant par maisonhantee.com et en finissant par « top 10 des biens immobiliers les plus flippants ». Elle fit défiler les images correspondant à ses mots-clefs : toutes ressemblaient assez au logement de tante Colline, en plus décaties, avec parfois des éclairs et toujours de la brume.
Étrange, quand même, que les hantises touchent des châteaux, jamais des HLM. »

Première lecture pour le Prix Imaginales des Bibliothécaires, et excellente découverte, donc ! Catherine Dufour mêle roman noir, roman d’horreur et critique sociale assez féroce, dans un récit que j’ai trouvé extrêmement prenant. Le récit est énergique, parfois drôle, souvent terrifiant et met en scène une femme franchement badass, quel que soit le niveau de terreur qu’elle ressent. La fin, que je n’avais pas vue venir, m’a beaucoup plu !

Au bal des absents, Catherine Dufour. Seuil (Cadre noir), septembre 2020, 224 p.

Plein gris, Marion Brunet.

Qui a tué le leader de la bande ? Sur le voilier pris dans la tempête, chacun suspecte l’autre…
Lorsqu’Élise et Victor découvrent le corps de Clarence, noyé près de la coque de leur voilier, Emma comprend que leur croisière a définitivement viré au cauchemar. Avec la disparition de son leader charismatique, ce sont tous les secrets de la bande qui remontent à la surface, les rancœurs et les lâchetés qui régissent toujours un groupe. Et quand une tempête terrifiante s’annonce, les émotions et les angoisses se cristallisent dans une atmosphère implacable…

L’an dernier, j’avais plus qu’adoré Sans foi ni loi de Marion Brunet (que je n’ai pas chroniqué, mais que je vous recommande très chaudement). Donc j’étais très curieuse de lire son petit dernier en littérature jeunesse (je ne l’ai pas encore lue en adulte) avec Plein gris ! Et… et bah j’ai a-do-ré !

Une petite mise en garde si vous vous renseignez sur ce titre : bien que je l’ai catégorisé en « polar » sur mon blog (par défaut), ceci est un pur roman noir ! Pas d’enquête, pas de recherche du coupable ici, mais un portrait psychologique très fin des personnages.

Le récit est intégralement mené par Emma, une des jeunes navigatrices, et commence très fort puisque dès la première ligne, on assiste à la découverte du corps de Clarence flottant près du voilier. Or, ce n’est pas le problème le plus important auquel sont confrontés les personnages, si l’on peut dire, puisqu’il y a aussi cette  tempête qui va bientôt s’abattre sur eux et qui s’annonce dévastatrice. Cette terrible échéance amène un suspense incroyable au roman : on est tellement pris par l’ambiance cataclysmique du récit qu’on s’interroge à peine sur le pourquoi du comment on en est arrivés là.

Il faut dire que le récit fait alterner des scènes sur le bateau (avec nos quatre matelots pris dans la tourmente) et des flashbacks de leur rencontre, de leur amour (ou désamour) pour la voile, de leurs relations pas toujours apaisées avec Clarence, le disparu, charismatique leader s’il en était.
Au fil des pages, Marion Brunet tisse un très beau portrait de l’adolescence et des ado en pleine construction d’eux-mêmes (par eux-mêmes, par rapport à leurs amis, au sein d’un groupe…). Très vite dans leur jeunesse, les protagonistes se sont trouvés et ont formé un petit groupe très fermé, évoluant indépendamment de leurs congénères lycéens. Toujours sous la houlette de Clarence, qui fait la pluie et le beau temps sur leurs relations ! En creux, on découvre aussi un portrait de l’amitié toxique, hyper bien mené. Si les premiers chapitres restent en surface du sujet, l’autrice nous plonge de plus en plus loin dans les sombres abysses des relations du petit groupe. C’est aussi ce qui fait que l’on est happé par le récit, et plus tellement centrés sur le décès : ce qui s’est tramé dans le passé est aussi palpitant (si ce n’est plus !) que ce qui se déroule dans le présent.

Tout cela est mené d’une plume maîtrisée, qui ne laisse rien au hasard. L’effet cinématographique très fort des scènes sur le bateau vient aussi d’un champ lexical maritime très riche. Alors évidemment, si vous ne connaissez pas tous les termes techniques, certains vous laisseront peut-être un peu de côté. Est-ce gênant ? Pas du tout. Parce que même si certains termes semblent obscurs, le rythme, la précision de la plume, la poésie de certains extraits balaient tout sur leur passage.

En bref, Marion Brunet signe un roman noir à l’ambiance aussi prenante qu’angoissante. Le récit rythmé, porté par de courts chapitres alternant présent et flashbacks, laisse monter doucement la tension de ce huis-clos assez particulier. En même temps, l’autrice brosse un très beau portrait de l’adolescence et de l’amitié toxique. Excellente découverte pour ma part !

Plein gris, Marion Brunet. Pocket jeunesse (PKJ), 14 janvier 2020, 208 p.

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être :

Du sang sur Abbey Road, William Shaw.

du-sang-sur-abbey-road

Londres, 1968. Le cadavre d’une jeune femme, inconnue, est retrouvé dans les ordures d’une résidence. Chargé de l’enquête, l’inspecteur Cathal Breen s’interroge : qui est cette adolescente ? Une fan des Beatles ? Pourquoi sa disparition n’a pas été signalée ?  Pourquoi personne ne réclame-t-il le corps ? Son meurtre a-t-il un rapport avec l’emménagement récent de cette famille de Biafrais exilés, luttant pour l’indépendance de leur pays, comme semble le croire la voisine ? 
Vieux garçon tentant de sauver sa carrière, Cathal Breen a bien du souci à se faire. Et les affaires ne s’arrangent pas lorsqu’on lui colle comme adjoint… la première femme inspecteur de la brigade, une grande et belle femme libérée. 
Sous les paillettes et les strass, le duo d’inspecteur pourrait bien révéler de sordides affaires… 

Quelle claque ! Du sang sur Abbey Road est un grand polar, mené de main de maître.
Dès les premières lignes, on est saisi par une ambiance parfaitement restituée. Très documenté, le contexte est saisissant de réalisme. Oubliez les strass, les paillettes, le mouvement Peace & Love, la musique pop fédératrice et la libération des mœurs. 1968 à Londres, c’est le choc des cultures et des générations : la jeune, celle qui écoute de la musique pop, ne rêve que de progrès et d’évolution, alors que la vieille garde s’offusque devant des mœurs plus libres, perçues comme un insupportable étalage de débauche.
Cathal Breen, inspecteur à la criminel, est un vieux garçon qui vient de perdre son père. Un acte de lâcheté vient, de plus, d’entacher gravement une carrière déjà fragile. Dépassé par son époque, par le comportement et les rites de ses collègues, Cathal Breen est à deux doigts du banc de touche. La cohabitation avec sa nouvelle adjointe, première et seule femme de la brigade criminelle n’arrange donc pas du tout ses affaires. D’autant que sa jeune collègue, grande, belle, au caractère affirmé, fan des Beatles et pro-évolution, va chambouler rapidement sa visions des choses, et provoquer d’intenses questionnements chez lui. Cette jupe est-elle bien honorable ? Ce maquillage, si joli sur elle au demeurant, est-il bien convenable ?
Du sang sur Abbey Road dessine donc la charnière entre deux époques, en reprenant les élans d’enthousiasme, les questionnements profonds, et les bouillonnements de cette si particulière période. L’ambiance est tout simplement magistrale.

Là-dessus vient donc se greffer une enquête particulièrement intense, aux ramifications innombrables : l’intrigue est dense, et le suspens tenu de bout en bout, ce qui fait qu’à quelques chapitres de la fin, on se demande encore comment tout cela va bien pouvoir se goupiller, et quel mystère nous réserve l’auteur. Car, au-delà de l’enquête sur la mort de cette jeune inconnue, se greffent beaucoup de thèmes : la question des fans de pop-music (Beatles en tête), ces jeunes qui ne respectent plus les voies tracées par leurs aînés, un climat social tendu empreint de sexisme, de racisme et de xénophobie (et tout un tas d’autres termes aux consonances désagréables) affirmés, et surtout, cette guerre au Biafra, incarnée par le couple venant d’emménager juste derrière la scène de crime. Tout cela crée un incroyable creuset de faits, de réflexions, ou de digressions qui alimentent aussi bien l’intrigue que l’ambiance : Du sang sur Abbey Road est un roman très complet, très dense, mais tellement bien réalisé qu’on se coule dans l’univers sans aucune difficulté, tant la restitution est bonne. C’est tout simplement époustouflant.
La galerie de personnages vaut également le détour : tous sont complexes, et tous ont une importance dans l’histoire. Le duo d’inspecteurs, notamment, est très touchant, et on les suit avec autant de plaisir que de facilité – surtout lorsqu’ils se montrent aux antipodes l’un de l’autre.

Si vous appréciez les romans noirs denses et bien construits, Du sang sur Abbey Road est fait pour vous. Portée par un style nerveux et des dialogues enlevés, l’intrigue maintient en haleine de bout en bout : jusqu’aux dernières pages, on se demande qui a fait quoi, au juste, dans cette histoire. Les personnages, de leur côté, sont intéressants et touchants, et charrient eux-mêmes leur lot d’histoires particulières et bien menées, qui viennent alimenter l’intrigue principale. Roman d’ambiance, enquête sombre, personnages complexes, tout est réuni pour faire de ce premier polar de William Shaw une réussite totale. Mettant à profit une ambiance merveilleusement restituée, l’auteur propose tant une intrigue policière qu’un portrait social d’une époque largement fantasmée. Il n’y a pas à dire, c’est du grand art !

 

Du sang sur Abbey Road, William Shaw. Escales (noires), janvier 2014, 424 p.
 9/10.