Une couronne d’os et d’épines, Emily Norsken.

Bien au Nord, sur le royaume de Cnàimh, les Dieux, les Anciens et les Os veillent. Le souvenir du roi Teodor dit le Boucher hante toujours ses habitants. Pour survivre aux hivers glacials du dieu Wyrn, ces terres doivent rétablir les alliances défaites sous la lame des conquêtes de feu le dirigeant sanguinaire.
Nayla appartient au sang sombre, la chamane l’a désignée ainsi lors de son rituel de passage. Corbeau, elle devra devenir. Elle doit rejoindre cet ordre de femmes pour devenir les yeux et les oreilles du roi des Os, Ingvar le Juste. Guidée par la Reine des Corbeaux, Frihër Agn, Nayla devient Nå, son héritière.

C’était le dernier roman qu’il me restait à lire pour le PLIB 2022… et c’est sans doute celui sur lequel j’ai le plus peiné ! Si je ne l’avais pas lu en lecture commune avec mes habituelles comparses, je l’aurais sans doute abandonné avant la moitié.

Pourtant, cela démarrait plus que bien ! Le récit nous emmène sur des territoires nordiques âpres et bien décrits (en tout cas, je m’y croyais). Nayla rejoint les Corbeaux, une consœurie de femmes infertiles destinées à des postes de pouvoir (la Reine des Corbeaux régnant au même titre que le Roi Ingvar, alors que l’épouse de ce dernier est réduite au rang de consorte sans aucun pouvoir). L’univers est empreint de mythologie, de chamanisme, de rituels liés au sang, aux os et, de fait, se révèle particulièrement violent (si vous n’aimez pas les scènes de viol, passez votre chemin) (même si apparemment c’est pas grave, le garçon n’étant pas moche, sic).
L’organisation politique, reposant sur un roi avec le pouvoir central, et un réseau de femmes diplomates liées par les règles et les rituels de leur ordre, m’a beaucoup plu dès le départ. Malheureusement… le soufflé est très vite retombé. Car dès lors que Nayla progresse dans l’apprentissage de son ordre et que l’intrigue se dessine, tout semble jeté à l’eau.
L’ordre de diplomates chevronnées règle en fait tout par le sexe sans se poser plus de question, et je cherche encore l’intrigue politique. Oh, de la politique, il y en a bien, sans doute, quelque part. Mais l’héroïne ne narrant jamais les discussions ou éléments la faisant progresser, on a la désagréable impression qu’elle est aussi spectatrice du récit qu’est le lecteur. A la place, on a droit à l’intégrale de ses promenades et atermoiements sentimentaux (et c’est très agaçant). Et comme le récit est à la première personne, hormis de rares exceptions, pas moyen d’aller voir ailleurs ce qu’il se passe.

De plus, le récit souffre d’un problème de rythme. Il est composé d’énormément de péripéties (il fait près de 700 pages, quand même), de voyages dans des contrées étrangères et de découvertes étonnantes. Mais tout est survolé, au profit de paragraphes bavards de l’héroïne se plaignant de choses et d’autres, ou d’ellipses parfois malvenues. Avec ça, le récit est découpé en quatre grandes parties, séparées par des contes : ils sont intéressants pour l’univers en général, mais complètement anecdotiques, et viennent généralement couper le rythme.
On se retrouve donc dans l’ensemble avec des longueurs assez rebutantes, qui ont bien failli avoir raison de ma patience à plusieurs reprises. Pourtant il y a de la matière, on sent que c’est assez dense et qu’il pourrait y avoir de quoi faire un récit choral (d’ailleurs il y a tentative sur la fin, j’ai regretté que ce ne soit pas généralisé).

Malgré le bon a-priori de départ, j’ai regretté que l’on retombe assez vite dans du déjà-vu. A Cnàimh, les hommes gouvernent, les femmes obéissent (et ouvrent les cuisses). On se demande bien, dès lors, pourquoi on fait tout un foin du statut de la Reine des Corbeaux ? S’il s’agissait d’avoir un réseau de prostituées de luxe, pas la peine de nous rebattre les oreilles avec la diplomatie (dont on nous parle beaucoup, sans jamais nous la montrer, du reste). Avec ça, j’avoue que le viol comme technique d’apprentissage et épreuve pour forger le caractère, cela commence à bien faire (d’autant que le traitement de la scène en question, sous des aspects sensuels, est quand même assez particulier, pour ne pas dire dérangeant).
De plus, les Corbeaux se présentent comme une sororité. J’avoue que je la cherche encore (c’est pourquoi j’ai préféré le terme consœurie plus haut). Parce que si je résume, le credo de l’ordre, c’est langue de vipères et poignards dans le dos, pas de quoi s’enorgueuillir !

En fait, le récit recelait trop d’incohérences pour que j’y accroche. Il y avait ces incohérences du point de vue de la toile de fond, que je viens d’évoquer, mais il y en a d’autres (le personnage muet et analphabète qui s’exprime subitement comme un académicien avant de repartir du côté de l’homme des cavernes, notre héroïne soi-disant fine diplomate qui se fait berner comme une gamine de deux ans, et des réactions de personnages peu crédibles). L’aspect archétypique de nombreux personnages ne m’a pas non plus passionnée : la méchante est méchante parce que c’est la mode, et les autres se cantonnent à leurs rôles (le garde loyal bon, la traîtresse mesquine, etc.). Peu de surprises de ce côté là, malheureusement.

Enfin, il reste énormément de coquilles dans le texte, ce qui n’a en rien fluidifié la lecture ! Et c’est dommage, car l’autrice a une plume qui rend les scènes très visuelles, qui ne dédaigne pas quelques passages poétiques, et qui se lit vraiment bien – et qui explique aussi pourquoi je suis allée jusqu’au bout.

Lecture plus que mitigée, donc. Autant j’ai accroché aux divers éléments de l’univers, très prometteur, autant les incohérences dans le récit, le côté archétypique (tant de l’univers que des personnages), les longueurs, les multiples coquilles, et l’absence d’intérêt général pour l’intrigue, auront rendu cette lecture particulièrement pénible (au point que ça m’a sevrée de lecture pour plusieurs jours). Je ne voterai donc évidemment pas pour ce titre, mais dans la mesure où j’ai apprécié la plume de l’autrice, je guetterai ses prochains titres.

Une couronne d’os et d’épines, Emily Norsken. Les Trois Nornes, 1er septembre 2021, 658 p.
#PLIB2022 #ISBN9782492118043

Le Grand Tour #2, Sandrine Bonini.

Aglaé, Siebel et Arto bataillent pour maintenir leur cap, cheminant vers un même point, en plein cœur du redouté Pays Sinistre. Sans le savoir, les trois héros terminent d’organiser les pièces d’un puzzle complexe et passionnant, pour découvrir le secret le mieux gardé du Duché d’Hextre.

J’avais adoré le tome 1 de ce diptyque, dont la conclusion m’avait un peu laissée sur ma faim. J’avais donc hâte de connaître la suite et fin de l’histoire d’Aglaé, Arto et Siebel.
Premier bon point (même si j’ai relu le tome 1 pour les enchaîner) : le début du livre propose un résumé détaillé du premier volet, ce qui est parfait pour se remettre dans le bain.

Côté maquette, on retrouve le soin accordé au premier tome : cette fois, la couverture est verte, et il en va de même pour le texte, et les illustrations intérieures. A nouveau, c’est aussi beau que réussi !

Comme on s’y attendait au début du précédent tome, les personnages ont fini par se rejoindre. Aglaé, laissée pour morte par ses compagnons militaires, a décidé de poursuivre sa mission et d’infiltrer les rangs des insurgés, parmi lesquels elle tombe sur Baltasar, le frère cadet de Siebel, qui s’est retrouvé là après avoir été capturé et expédié aux mines. Dans leur tentative de rejoindre les insurgés qui se cachent en territoire Sinistre, ils tombent sur Arto, lequel a terminé son expédition en dérobant à la tribu Fauve la preuve de son indépendance : la Grande Carte, arrachée à l’atlas du Monde habité. En la rendant aux Sinistres, Arto espère bien déclencher une guerre qui empêchera le mariage de son frère avec Siebel – sans savoir qu’il est déjà trop tard. La jeune femme, quant à elle, se trouve également en territoire Sinistre, accompagnée de Thadée, l’Émissaire. Tous deux souhaitent également rejoindre les insurgés, afin de comprendre ce qu’ils cherchent en territoire Sinistre, pour tenter de résoudre le conflit par voie diplomatique.

De fait, l’écheveau géopolitique patiemment agencé dans le premier tome prend ici tout son sens et révèle toutes les factions opposées (et il y en a pléthore). Non seulement il y a des luttes politiques entre les pays (le duché d’Hextre ayant des vues sur les territoires Sinistres et Fauves, et ces deux peuples ayant des litiges non réglés entre eux), mais en plus les inégalités sociales flagrantes qui règnent au sein du Duché prennent la forme d’une révolte bien organisée, qui va rejaillir sur l’ensemble des peuples en présence. L’action est nettement plus présente dans cet opus que dans le précédent et le roman compte nombre de scènes de course-poursuite, de batailles rangées ou d’actions extrêmes. Je l’ai lu le cœur battant, et avec l’impression d’être toujours sur les chapeaux de roue ! Les inserts, comme précédemment, amènent des pauses bienvenues dans le rythme, tout en étoffant l’univers, avec notamment des contes et légendes du pays Sinistre, ou quelques apports sur les réalités politiques du Duché.

Celles-ci sont en fait au cœur du récit : ayant épuisé ses ressources naturelles, le Duché lorgne sur les territoires voisins, notamment sur l’huile de corbeau (du pétrole) dont regorge le Sol Rude (le territoire Fauve). Les enjeux du récit prennent donc une tournure tout à fait réaliste… et parallèlement, l’aspect fantasy est renforcé. D’abord parce que la Belle maison, dans laquelle Siebel est à la fois hébergée et retenue prisonnière, semble se reconfigurer à l’envi, supprimant ici ou là ouvertures, modifiant l’agencement de ses couloirs, s’échinant à perdre dans ses méandre ceux qu’elle ne voit pas partir. Elle est une des créations de Fra Vittilio, bâtisseur de génie, qui était évoqué à plusieurs reprises dans le tome précédent. Celui-ci a créé quelques chefs d’œuvre techniques et architecturaux qui confinent à la magie et dont le dernier, l’Invisible Armada, se révèle dans toute sa splendeur et son ingéniosité dans le dernier quart du roman. Par ailleurs, le peuple Fauve, toujours à la poursuite d’Arto, semble constitué de métamorphes qui peuvent prendre la forme de créatures redoutables et former une armée féline à laquelle rien ni personne n’échappe.
Et paradoxalement, j’ai trouvé que le récit flirtait, par moments, avec la science-fiction. Car l’accent est également remis sur les Pierres précédemment évoquées, parmi lesquelles le minerai fondamental, qui octroie un grand pouvoir à son porteur… et qui a tout d’une roche sacrément radioactive.

Plus l’on avance vers la fin, plus les révélations donnent au récit des allures de machination implacable. Alors qu’Arto et Siebel luttent pour leur survie (cette dernière servant ni plus ni moins de pion dans l’écheveau politique), Aglaé met au jour le gros secret sur lequel est bâti le Duché d’Hextre. En même temps, elle a fort à faire avec son dilemme personnel : les personnages prennent une consistance vraiment intéressante dans cette dernière partie. Entre ça et la construction minutieuse du récit, tout est réuni pour rendre la lecture palpitante !

Coup de cœur confirmé donc, pour ce très chouette diptyque de Sandrine Bonini. Ce second tome nous embarque dans un récit particulièrement rythmé, aux péripéties soigneusement agencées. Le foisonnement de l’univers noté dans le premier tome prend ici tout son sens : aucun détail n’est laissé au hasard, ce qui rend la lecture très plaisante. Une série que je recommande chaudement !

◊ Dans la même série : Le Grand Tour (1).

Le Grand Tour #2, Sandrine Bonini. Thierry Magnier, 20 octobre 2021, 390 p.
Lettre B !

Le Grand Tour #1, Sandrine Bonini.

Au sein du prospère duché d’Hextre, trois adolescents effectuent, chacun de leur côté, un voyage initiatique jusqu’aux confins du monde connu.
Aglaé, l’idéaliste, issue d’une famille noble déchue, vient de s’engager dans une carrière militaire. Siebel, l’altruiste, a été promise au prince Orlan dans le but d’apaiser les tensions entre leurs deux tribus ennemies. Et enfin Arto, le destructeur, qui décide, contre toute logique, d’embarquer son équipage dans une expédition périlleuse : trouver le légendaire passage Sinistre, qui a déjà coûté la vie à tant de marins…

Le Grand Tour, c’est ce voyage initiatique que réalisent tous les enfants bien-nés du Duché d’Hextre, à l’adolescence, celui dans lequel se lance Arto, un des trois personnages que l’on va suivre.

De façon assez classique, le roman fait alterner les points de vue consacrés aux trois personnages, que l’on va donc suivre tour-à-tour. Par leurs situations particulières, on touche du doigt un univers dont la géopolitique est particulièrement complexe. Le duché d’Hextre, en effet, est régi par des lois assez spécifiques : ainsi, les droits de chacun sont matérialisés par des pierres dont la nature, la couleur, la dimension ou encore la taille sont déterminantes. Or, il suffit de déplaire au pouvoir pour voir sa pierre diminuer et ses droits être réduits – exactement ce qui est arrivé à la famille d’Aglaé, originaire d’une région à la rébellion facile et qui a été durement matée. Par Siebel, on découvre que les clans majeurs de leur région d’Argutie – les Convers et les Argans – sont quasiment des ennemis mortels et que son mariage, très controversé, avec un Prince Argan, est censé réduire les tensions entre les deux communauté – celle de Siebel étant largement écrasée par celle de son futur époux, le prince Orlan. Par Arto, on va ouvrir un peu nos horizons et découvrir l’ennemi héréditaire du duché d’Hextre, le pays Sinistre. A ce stade, vous vous dites peut-être qu’avec tous ces ennemis (extérieurs comme intérieurs), la situation est un brin tendue, et vous avez bien raison : il plane sur le récit comme un malaise indéfinissable, qui ne se révélera que dans les dernières pages.

De fait, le récit de ce premier tome a une dimension d’exposition certaine : on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien, mais l’action et le panorama progressent plutôt à petites touches, ce qui donne à l’ensemble un air assez lent. Un air seulement car, en vérité, le roman contient beaucoup de péripéties, et des scènes d’action particulièrement palpitantes. Mais c’est également un récit qui sait poser son rythme et prendre son temps lorsque c’est nécessaire, deux points que j’ai particulièrement appréciés au cours de ma lecture, tant ils permettent de mettre en place des éléments essentiels au bon déroulement de l’intrigue. L’alternance des points de vue des personnages, elle aussi, assure un rythme confortable, non seulement dans l’évolution du récit, mais aussi et surtout dans la dissémination des révélations. En effet, les différents pans de l’intrigue reposent sur chacun des protagonistes : Arto, en bonne tête brûlée, nous fournit la part d’aventures. Avec Siebel, on va plutôt s’intéresser à l’aspect politique des choses, puisque sitôt le (futur) mariage consommé, son (presque) mari l’expédie en exil au pays Sinistre, pour mener des tractations diplomatiques. Aglaé, quant à elle, va aider le mystère à se nouer, puisque sa première mission l’envoie sur les traces d’un mystère épineux à résoudre et qui lui révèle la présence d’une nouvelle rébellion contre le pouvoir en place.

Les chapitres sont entrecoupés d’échanges épistolaires entre Siebel et son frère, le jeune Baltasar parti lui aussi pour son grand tour, d’extraits du Précis (le grand livre des pierres), de contes traditionnels, autant d’éléments qui enrichissent à la fois l’univers et l’intrigue, et qui sont toujours amenés à bon escient.

A ce stade, il me paraît urgent de parler de l’extraordinaire maquette dont bénéficie ce roman : évidemment, la couverture bleu profond, avec son gaufrage doré, attire l’oeil. Mais l’intérieur vaut également le détour, car tous ces inserts que je viens d’évoquer sont présentés sur pages du même bleu, avec les textes en blanc. Et ce n’est pas tout ! Car le récit en général est imprimé lui aussi dans un bleu que j’ai trouvé particulièrement reposant pour les yeux et d’un esthétisme fou. L’autrice, qui est également illustratrice, a parsemé son textes de petits dessins à l’encre, qui peuvent représenter des objets, des détails d’architecture, de techniques ou de costumes, comme les fameuses pierres qui font la pluie et le beau temps. Chaque double-page ou presque est illustrée, ce qui fait de ce roman un objet-livre magnifique, aux allures de carnet de voyage très réussies.

En bref, ce premier tome du Grand Tour propose une entrée en matière réussie : l’univers, comme les enjeux de l’intrigue sont suffisamment exposés pour donner envie d’en savoir plus, tout en gardant une part de mystère. Le style, simple et direct, comme le rythme bien dosé, assurent une lecture particulièrement aisée. Le tout est enfin réuni dans un objet-livre splendide, que l’on prend plaisir à feuilleter. Voilà un titre que j’ajoute à ma liste de conseils pour les adolescents voulant débuter dans le genre !

◊ Dans la même série : Le Grand Tour (2).

Le Grand Tour #1, Sandrine Bonini. Thierry Magnier (Grands Romans), avril 2021, 312 p.

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être :

Un autre récit qui sait poser son rythme et ménager ses révélations, tout en proposant une intrigue absolument palpitante !

L’Enfant de poussière, Patrick K. Dewdney.

La mort du roi et l’éclatement politique qui s’ensuit plongent les primeautés de Brune dans le chaos. Orphelin des rues qui ignore tout de ses origines, Syffe grandit à Corne-Brune, une ville isolée sur la frontière sauvage. Là, il survit librement de rapines et de corvées, jusqu’au jour où il est contraint d’entrer au service du seigneur local. Tour à tour serviteur, espion, apprenti d’un maître-chirurgien, son existence bascule lorsqu’il se voit accusé d’un meurtre. En fuite, il épouse le destin rude d’un enfant-soldat.

Vraiment, il est temps que je vous parle de ce bouquin, lu au mois de mai 2018 (groumpf)… et relu cet été (oui, même avec des super notes, ça faisait un peu loin pour la chronique, comme pour enchaîner avec la suite). Surtout que  maintenant, vous avez dû en entendre parler à peu près partout et pas seulement parce qu’il  a été multiprimé – Julia Verlanger 2018, Grand Prix de l’Imaginaire 2019, Pépite à Montreuil, sélections aux Prix Imaginales, excusez du peu. Bref, mieux vaut tard que jamais, L’Enfant de poussière !

Les premières pages nous plongent dans un univers de fantasy rude et sombre – sans doute car il est vu par les yeux d’un orphelin des rues, en plus issu d’une peuplade nomade, clairement méprisée par les villageois brunois.
L’intrigue déroule un roman d’apprentissage découpé en plusieurs grandes parties, chacune dominée par un maître qui prend Syffe en charge, du première-lame Hesse au guerrier-var Uldrick, en passant par le primat Barde Vollonge et le chirurgien Nahir (dont certains font vraiment figure de père de substitution). Chaque apprentissage occasionne son lot de découvertes et d’épreuves qui, peu à peu, forgent le caractère de Syffre. Cela pourrait sembler classique mais j’ai plutôt eu l’impression d’être dans un anti-roman d’apprentissage tant le destin s’abat chaque fois plus violemment sur Syffe, qui semble ne jamais pouvoir en être le maître ! C’est peut-être aussi ce qui donne au récit ces allures de dark fantasy : entre autres calamités, il doit passer outre plusieurs enlèvements,  passages à tabac, mutilations et autres complots visant à le faire pendre. À tout juste sept ans !

En effet, le récit débute alors que le protagoniste est très jeune (et il ne doit pas avoir plus de 12 ou 13 ans à la fin du premier tome). Mais le récit est fait, a posteriori, par le personnage plus âgé, ce qui induit deux décalages que j’ai trouvés vraiment intéressants. D’une part, un décalage de langage. Je me souviens très bien, à ma première lecture, d’avoir relu les premières pages en me demandant si j’avais bien suivi : en effet, le niveau de langue semble un peu élevé par rapport à l’âge du personnage.
Le second décalage tient à la politique : dès le début, on sait que le roi meurt, mais cela a peu d’incidence (du moins cela semble ne pas en avoir) sur la vie des protagonistes. En fait, Syffe est trop jeune, à l’époque, pour comprendre en quoi cette mort lointaine a quoi que ce soit à voir avec lui. Comme il nous raconte l’histoire avec ses souvenirs de l’époque, avec assez peu d’interventions de son présent, on a l’impression que toute la partie politique se déroule complètement en arrière-plan, sans que l’on en voit réellement les rouages. En fait, on en distingue plutôt les conséquences et c’est tout aussi prenant, d’autant qu’on a souvent l’impression que cela aura un impact fort sur la suite.

Le récit se déroule sur un rythme assez lent. L’intrigue prend tout son temps pour se développer et cela colle vraiment bien à sa richesse et à sa densité. D’ailleurs, l’auteur maîtrise à la perfection le rythme du récit, et sait étirer le temps ou l’introspection lorsque le suspense est nécessaire. Il en sort des scènes extrêmement détaillées et une savante façon de laisser monter la tension (avec une mention spéciale pour les scènes de procès, qui m’ont fait dresser les cheveux sur la tête aux deux lectures, tant j’en appréhendais la fin annoncée !). Ce luxe de détails permet aussi d’introduire toutes les spécificités de l’univers : magie, théologie, spiritualités, philosophie. C’est vraiment riche et dense ! De fait, l’apparente lenteur du récit se nourrit de toutes ces précisions. Du coup, difficile de s’ennuyer durant cette lecture, tant tout est bien amené et construit !

« La clairière obscure avait été envahie par un vol de lucioles. Elles virevoltaient en silence, des milliers de lueurs minuscules qui tournoyaient autour du chêne central, comme une procession de bougies féeriques.
Parfois, il y avait un bruissement furtif, un chasseur ailé piquait dans la clairière, une luciole s’éteignait brusquement, et autour, cela faisait comme une vague lumineuse, comme les rides sur l’eau lorsqu’il pleut. Fasciné par le spectacle phosphorescent, j’en oubliai quelque temps les bleus et l’épuisement.  » J’ai toujours aimé les bois de Vaux pour ça », fit Uldrick doucement. « A chaque fois, c’est quand tu commences à ne plus la supporter que cette forêt se rachète pour la lune qui vient. Comme si elle avait besoin qu’on l’aime. » J’acquiesçai, la bouche entrouverte, envoûté par la danse lumineuse.  » On dirait des fées « , fis-je.  » On dirait que c’est la nuit qui… qui ondule.  » Uldrick me lança un regard étrange par-dessus le feu. « C’est vrai « , fit-il.  » On dirait que la nuit ondule. »

Il faut aussi dire que la plume de Patrick K. Dewdney, ciselée, envoûtante, souvent poétique, rend la lecture aussi fluide que prenante. Les passages dédiés à la nature ou à la philosophie alternent avec des scènes d’une grande intensité qui m’ont parfaitement ferrée. La lecture coule d’elle-même et on se retrouve à avaler les 600 pages sans s’en apercevoir.

En bref, L’Enfant de poussière est un excellent tome d’introduction qui réussit à accorder autant d’importance aux personnages, qu’à l’univers et à l’intrigue : chaque élément est creusé, nuancé, d’une riche complexité. Portée par la plume envoûtante de l’auteur, j’ai littéralement dévoré le roman et suis très curieuse de lire les six tomes suivants !

Le Cycle de Syffe #1 : L’Enfant de poussière, Patrick K. Dewdney. Au Diable Vauvert, mai 2018, 624 p.

La Guerre du Pavot #1, R. F. Kuang.


Deux pays s’affrontent depuis des siècles : l’immense empire de Nikara et une petite île voisine, Mugen. Jeune orpheline, Rin décide de tout faire pour échapper au mariage qu’ont arrangé ses parents adoptifs. Aidée d’un bibliothécaire qui s’est pris d’affection pour elle, elle se met à étudier en vue du concours Keju, qui ouvre aux enfants les plus brillants du pays accès à l’académie militaire de Sinegard, chargée de former les futures élites de l’Empire. Sous l’égide d’un vieux maître fantasque et mystérieux, elle s’éveille peu à peu aux pouvoirs chamaniques qui sont les siens, mais quand la guerre larvée éclate de nouveau, sous les coups de boutoir de Mugen, l’Académie est dissoute et ses membres affectés à l’une des douze divisions des Douze Provinces qui composent l’Empire. Rin rejoint les sicaires de l’Impératrice…

Voilà un roman de fantasy qui m’a fait de l’œil dès l’annonce de sa parution. Et une fois terminé ? Eh bien, je suis ravie de l’avoir découvert, et suis curieuse de lire la suite.

La guerre du pavot se découpe, globalement, en deux grosses parties aux ambiances marquées.
La première met à l’honneur le récit d’apprentissage. On y suit Rin lorsqu’elle prépare ardemment le Keju (redoutable concours donnant accès aux académies du pays) et ce qu’il y a après ce fameux concours.
Cette partie m’a vraiment rappelé Le Nom du vent de Patrick Rothfuss, tant les parcours des personnages sont proches (un.e étudiant.e sans le sou qui tente par tous les moyens d’intégrer une académie très sélect, laquelle accueille plutôt des candidats fortunés). Mais les ressemblances s’arrêtent là, puisque le contexte des aventures de Rin est bien différent – mais j’y reviens plus tard. Au cours de cette – copieuse – première partie, émergent des thèmes assez courant dans un récit d’initiation comme la quête de soi, ou la formation. Et on ne parle pas uniquement de la formation estudiantine ou magique, puisque Rin va avoir le déplaisir de découvrir le monde merveilleux des menstruations, dont elle ignorait tout jusque-là et auquel un tierce personnage va la former. J’ai trouvé ça intéressant, car le sujet n’est pas si fréquent en littérature de l’imaginaire (il me semble), même si l’héroïne trouve un moyen un peu radical de résoudre ses problèmes.
Outre cet aspect, on assiste aux révisions acharnées des uns et des autres, comme aux cours (parfois exotiques !) auxquels ils assistent.

– Toute guerre est fondée sur la tromperie.
En vue du Tournoi, la classe entière s’accrochait au dix-huitième Postulat de Sunzi. Les élèves cessaient d’utiliser les salles d’entraînement accessibles à tous durant les heures de cours communes. Ceux qui avaient hérité des arts martiaux de leur famille s’étaient soudainement arrêtés de pavoiser à leur sujet. Nezha lui-même avait renoncé à ses démonstrations du soir.
– C’est comme ça tous les ans, avait dit Raban. Je trouve ça un peu débile, honnêtement. Comme si les pratiquants d’arts martiaux de votre âge avaient quelque chose à cacher.
Débile ou non, les étudiants de leur classe paniquaient sincèrement. On accusait tout le monde de dissimuler une arme dans sa manche, et on soupçonnait ceux qui n’avaient jamais fait démonstration d’un art hérité d’en couver un dans le secret.
Un soir, Niang confia même à Rin que Kitay avait hérité du Poing venteux du nord, un art oublié qui permettait à son pratiquant de neutraliser ses adversaires en touchant quelques points de pression précis.
– J’ai peut-être contribué à propager la rumeur, avoua Kitay quand Rin l’interrogea sur le sujet. Sunzi qualifierait ça de guerre psychologique.
Rin poussa un grognement.
– Sunzi appellerait ça des grosses conneries.

L’autre thème qui émerge est celui du racisme, auquel Rin est confrontée en tant qu’orpheline de guerre mais aussi en tant que ressortissante du sud du pays. Sa peau basanée (et décrite ainsi dans le roman) est mal perçue par ses snobinards de camarades de classes, issus de l’élite et donc dispensés de travail au grand air dans leur jeune âge. À ce stade, j’imagine qu’il faut toucher deux mots de la couverture : il est vraiment dommage que le personnage représenté dessus colle si peu à la description donnée dans les pages. Celle-ci est pourtant sommaire… tant elle se concentre sur le teint de l’héroïne. Vraiment, c’est dommage.

La seconde partie, quant à elle, nous fait changer radicalement d’ambiance, puisque la guerre est arrivée. On quitte donc le récit d’apprentissage pour plonger dans la dark fantasy militaire, qui s’impose par des scènes nettement plus nerveuses, où prédominent l’action, la violence et la peur. Ce sentiment est hyper présent et j’ai apprécié cet aspect. Certes, les personnages que l’on suit sont des miliaires de carrière… mais la plupart sont encore étudiants et ne se sentent pas vraiment à la hauteur de la tâche.
Ceci étant dit, plus l’on avance vers la fin, plus ils s’y mettent : la violence va grandissant, et l’autrice ne nous épargne aucune des scènes terribles que l’on pouvait attendre de la guerre (tortures, viols, etc.), avec une description par le menu de toutes les atrocités. Il faut parfois s’accrocher.
C’est également dans cette partie que se développe le système de magie. Alors que, jusque-là, Rin tâtonne avec ses pouvoirs, elle est amenée à les exploiter de plus en plus. Le système, fortement inspiré du shamanisme (d’ailleurs les guerriers dotés de pouvoirs sont appelés des shamans) est assez simple, mais peut-être sera-t-il un peu plus détaillé par la suite car certains aspects sont laissés un peu en suspens. En tout cas, l’idée est vraiment intéressante !

Bien que l’ambiance de la seconde partie soit bien différente, les thèmes ébauchés dans la première sont toujours présents en toile de fond, notamment celui du racisme. Cela s’explique peut-être par l’inspiration du roman. En effet, au vu des sonorités des noms, et des atrocités décrites, il est difficile de ne pas penser aux guerres sino-japonaises. J’ai eu l’impression de lire de la fantasy historique, même si j’aurais du mal à le classer dans cette catégorie, dans la mesure où l’univers est clairement fictif. Quoi qu’il en soit, on assiste à certaines scènes (notamment dans les laboratoires) qui rappellent fortement des faits réels.

Dès le départ, je me suis laissée embarquer par l’ambiance et l’intrigue. Les péripéties s’enchaînent sans submerger les lecteurs, et l’autrice s’est attachée à développer ses personnages. Toutefois, j’ai trouvé le dernier tiers nettement moins prenant. D’une part, j’ai eu l’impression que la logique d’enchaînement des événements était parfois étrange – comme si tout arrivait trop vite, ou trop à point nommé. De plus, les relations entre personnages ne sont pas hyper développées – ou alors elles sont racontées et pas tellement mises en scène. L’intrigue, de plus, semble un peu plus brouillonne dans cette partie-là, avec des enchaînements que j’ai trouvés soit peu logiques, soit un peu trop faciles. Ce qui m’a laissé une impression de dernier tiers un peu bâclé (ou en tout cas, moins travaillé que les deux précédents), et m’a parfois fait décrocher. Malgré tout, j’ai lu le roman avec intérêt jusqu’au bout, c’est simplement que celui-ci était un peu moindre sur la fin.

Malgré un dernier tiers en demi-teinte, j’ai trouvé ce roman particulièrement prenant. J’ai apprécié l’univers et le système de magie (même si celui-ci reste assez simple), comme l’apparente inspiration historique. Je dois dire que j’ai été assez surprise (positivement !) par le brusque changement de ton entre la première et la seconde partie, mais cela a fait redoubler mon intérêt pour ce que j’étais en train de lire. Je trouve que ce premier tome (car oui, c’est une trilogie) a un bon potentiel, et je suis assez curieuse de lire la suite.

La guerre du pavot #1, R. F. Kuang. Traduit de l’anglais (américain) par Yannis Urano.
Actes Sud (Exofictions), juillet 2020, 565 p.

 

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La Guilde des Magiciens, La Trilogie du Magicien noir #1, Trudi Canavan.

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Comme chaque année, les magiciens d’Imardin se réunissent pour nettoyer la ville des indésirables. Protégés par un bouclier magique, ils avancent sans crainte au milieu des vagabonds, des orphelins et autres malandrins qui les haïssent. Soudain, une jeune fille ivre de colère leur jette une pierre… qui traverse sans effort le bouclier magique dans un éclair bleu et assomme l’un des mages. Ce que la Guilde des magiciens redoutait depuis si longtemps est arrivé : une magicienne inexpérimentée est en liberté dans les rues ! Il faut la retrouver avant que son pouvoir incontrôlé la détruise elle-même, et toute la ville avec elle. La traque commence…

Première incursion dans l’univers littéraire de Trudi Canavan, et c’est une incursion réussie !
On découvre donc l’histoire de Sonea, gamine des bas-fonds douée de magie, qui se découvre soudain des pouvoirs magiques. Une première grosse partie du roman est centrée sur la traque de Sonea par une guilde des magiciens sur les dents. Et pour cause, une magicienne non formée, en liberté, cela peut créer des ravages.

Globalement, l’histoire est assez classique et ne surprendra guère un lecteur aguerri de fantasy. Mais il faut reconnaître que, malgré son classicisme, l’intrigue tient bien la route. L’histoire semble manichéenne – et, à certains égards, elle l’est quelque peu – puisqu’elle oppose à la misère des Taudis les décors grandioses de la Guilde et de l’Université de magie. Richesses et statuts sociaux sont donc au cœur de l’affaire, les magiciens vivant dans l’opulence, les habitants des Taudis survivant à grand-peine. Heureusement, l’intrigue est un peu plus subtile que la simple opposition riches-pauvres. De plus, la traque offre un bon suspens et l’apprentissage n’est pas dépourvu d’instants de tensions. L’auteur en profite, d’ailleurs, pour mettre en place d’intéressant éléments pour la suite : à ce titre, le cliffhanger final donne envie de savoir ce qu’il va arriver à Sonea.
L’univers, de son côté, offre de belles trouvailles mais l’intrigue ne permet pas de savoir vraiment dans quel monde on évolue : Sonea passe des souterrains de la ville aux couloirs de l’université, aussi l’ensemble manque-t-il un peu de détails, même si l’auteur place quelques trouvailles originales (notamment au niveau des noms et du vocabulaire).

En ce qui concerne Sonea, on est assez loin du cliché du personnage surpuissant qui se découvre des pourvois fabuleux. Certes, c’est ce qui lui arrive, mais celle-ci garde sa fraîcheur et sa faillibilité, ce qui est bien agréable. Ceci étant dit, certains personnages (comme l’opposant principal), s’avèrent un peu prévisibles et ne sortent pas vraiment de leur rôle – peut-être que la suite leur laissera un peu plus d’amplitude !

En somme, ce premier tome est un tantinet classique mais diablement efficace, porté par un personnage rafraîchissant. Idéal pour débuter en fantasy !

La Trilogie du magicien noir #1, La Guilde des magiciens, Trudi Canavan.
Traduit de l’anglais par Justine Niogret. Milady, 2016, 476 p.
 

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Le Grand Brasier, Gardiens des Cités perdues #3, Shannon Messenger.

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Voilà plusieurs semaines que Sophie Foster n’a plus aucune nouvelle du Cygne Noir, l’organisation clandestine qui l’a créée. Si elle se sent abandonnée, la jeune Télépathe redoute surtout qu’un traître n’ait infiltré leurs rangs. Pourtant, elle a bien vite d’autres chats à fouetter : un mystérieux traqueur est découvert sur Silveny l’alicorne ; Vertina, le miroir spectral de Jolie, refuse obstinément de révéler ce qu’elle sait ; et le Conseil ordonne à Sophie de guérir Fintan, le Pyrokinésiste à l’esprit brisé, malgré l’immense menace qu’il représente…
Toujours accompagnée de Keefe, Dex, Fitz et Biana, la jeune fille est entraînée dans un tourbillon de révélations et de rebondissements… à tel point que, déterminée à démasquer les rebelles qui menacent les Cités perdues, elle va commettre un terrible faux pas !

Après un coup de cœur pour le premier tome et un deuxième volet avec quelques points à corriger, Shannon Messenger reprend le fil des aventures de Sophie et offre un troisième tome haut en couleurs et, sans aucun doute, le meilleur des trois depuis le début.

Le meilleur, mais aussi le plus sombre. Finies les découvertes sympathiques et acidulées des débuts ! Cette fois, Sophie est dans les ennuis jusqu’au cou. Alors qu’elle se morfond (le Cygne noir ne donne plus de nouvelles et Vertina refuse de parler), des événements étranges s’enchaînent. En premier lieu, la découverte d’un traceur ogre sur Silveny. Après deux tomes plutôt cantonnés dans la société elfique, on passe à l’extérieur ! Et les découvertes ne sont pas des plus roses, la nation ogre ne comptant pas que des amis des elfes. De fait, l’aspect géo-politique est bien plus présent dans cet opus que dans les précédents et ce n’est pas plus mal, puisque l’histoire de Sophie vient s’inscrire dans un tout un peu plus vaste que précédemment.
L’histoire est plus sombre, comme je le disais plus haut, d’une part parce qu’une menace de guerre finit par planer sur l’assistance et, d’autre part, car Shannon Messenger flirte avec le thriller. En effet, cette histoire de traceur ogre turlupine les elfes, d’autant que Silveny est censée être très protégée. Qui l’a posé là, comment et pourquoi ? Pour une fois, ce n’est pas à Sophie de régler le problème : elle a déjà bien à faire avec ses études et la société elfique semble avoir enfin compris (mais pas tout à fait) qu’on ne peut pas attendre d’une gamine de 12 ans qu’elle sauve le monde. Donc… Sophie enquête de son côté, bien entendu. À cela s’ajoute le mystère posé par Vertina : le miroir sait manifestement des choses sur la mort de Jolie et Sophie est bien décidée à en savoir plus. Tous ces mystères apportent un suspense indéniable. Or, les péripéties sont à l’avenant et on se surprend à se demander où l’auteur nous emmène à plusieurs reprises, craignant le pire – vraiment, ce tome est bien plus sombre !
Conclusion : on n’a pas le temps de s’ennuyer dans cet opus. Surtout que les événements se précipitent et mettent Sophie à mal.

Autre point sur lequel on n’a pas le temps de s’ennuyer : les personnages. Plus que jamais, Sophie a besoin de son entourage pour s’en sortir. L’auteur met vraiment en valeur les liens amicaux et le soutien du cercle amical dans ce volume. On est donc assez loin du schéma du héros solitaire sauvant la communauté avec ses petits bras ! Et vu l’accueil que lui réservent les elfes, désormais – sa cote flirte avec le néant abyssal – elle a plus que jamais besoin d’être entourée. Les personnages ont grandement évolué depuis l’opus précédent. Sophie est de plus en plus mature – mais pas tout à fait une grande fille non plus : on oscille donc dans un entre-deux lui permettant d’avoir des réactions très mûres et d’autres beaucoup plus enfantines. Dex est dans le même cas : de moins en moins farceur, on le voit prendre de plus en plus de responsabilités. Et si Fitz descend enfin de son piédestal de glace, c’est bien Keefe qui est à l’honneur dans ce volume, assurant Sophie de son indéfectible soutien. C’est d’ailleurs l’occasion de montrer, encore une fois, combien cette société elfique, qui semblait si idyllique au départ, est en faite gangrenée et à l’image de la société humaine. Côté adultes, si l’attitude d’Edaline était à la limite du supportable dans le tome 2, elle trouve son explication ici, la mère adoptive de Sophie n’étant pas aveugle sur son comportement ; cette auto-critique est bien agréable et arrive à point nommé pour redorer le blason du personnage ! Mais si Edaline étonne par son recul, Grady, lui, surprend (voire, choque !) par les facettes sombres de sa personnalité qu’il dévoile. On le pensait doux et effacé, on le découvre belliqueux et déterminé. Il n’y a pas à dire, Sophie a encore des choses à découvrir sur ses parents adoptifs…

À chaque fois que l’on pense avoir atteint un tournant du récit, ou une accalmie, l’auteur nous surprend avec une nouvelle péripétie ou un nouveau rebondissement inattendu. Sans tomber dans le piège d’un rythme effréné (et fatigant), elle renouvelle son intrigue ; le rythme est maintenu d’un bout à l’autre, ce qui fait qu’il est assez difficile de s’arrêter, il faut l’avouer.

Après un deuxième tome un poil en-dessous du premier, Shannon Messenger signe un troisième tome bien plus sombre, dense et qui laisse le lecteur sur des charbons ardents ! On continue de découvrir les travers de cette société elfique avec les – nombreux – ennuis qui tombent sur les épaules de Sophie, dont l’attitude est de plus en plus mature. Cette fois, l’auteur mêle à son récit de fantasy des accents de polar, qui ajoutent au suspens général. Et au vu de la fin, on attend impatiemment le volume suivant !

◊ Dans la même série : Gardiens des cités perdues (1) ; Exil (2) ;

Gardiens des Cités perdues #3, Le Grand Brasier, Shannon Messenger. Traduit de l’anglais par Mathilde Bouhon.
Lumen, 2015, 598 p.
ABC Imaginaire 2015

Et en bonus, l’interview que Shannon Messenger m’a accordée au Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil, le 5 décembre 2015 : 

J’étais en train d’écrire Gardiens des cités perdues et je faisais beaucoup de recherches, notamment sur les créatures mythiques et mystiques. J’étais donc en train de lire un livre et je tombe sur une entrée « Sylphes ». Et ce qui m’a interpelée, c’est qu’il n’y avait qu’une seule ligne de définition : « élémentaire de l’air, être lié à l’air ». Je me suis rendue compte qu’avec une définition si courte, il était possible d’inventer une créature. Donc, forcément, cela a suscité mon intérêt : le vent peut être une légère brise, ou une tempête. Ça laissait un champ très large et, immédiatement, cette possibilité a attiré mon attention.

  • Comment vous est donc venue l’idée de créer quatre ordres de Sylphes, opposés les uns aux autres ?

Je voulais un monde avec des différences et la construction d’univers est vraiment ce que je préfère. C’est la partie la plus divertissante ! Je me suis toujours intéressée à la mythologie et on trouve aussi ces différences dans la mythologie grecque. Dans le panthéon grec, par exemple, il y a un dieu pour chaque vent, qui ont donné les ordres de Let the sky fall. Mais je me suis appuyée sur l’idée de quatre langues différentes pour dépasser l’idée des dieux grecs.

  • Certains livres vous ont-ils inspirée pour vos séries ?

En général, quand je suis en train d’écrire, j’essaie de ne pas trop m’inspirer de livres, sinon on pourrait rapprocher ça du plagiat. Je préfère garder une pensée originale. Bien sûr, dans sa forme, Gardiens des cités perdues ressemble à des livres comme Percy Jackson, Harry Potter… Sauf qu’au lieu d’avoir une fille (comme Hermione !) qui vient aider les protagonistes, j’ai préféré avoir une fille héroïne, entourée d’une bande de garçons qui l’aident.
Pour Let the sky fall, j’ai remarqué que dans ce type de romans (on va dire la romance fantastique), c’est souvent le garçon qui a des pouvoirs surnaturels et la fille la demoiselle en détresse. L’inversion me semblait plus tentante, donc j’ai préféré avoir une histoire où le héros, un garçon, ignore ses capacités et est sauvé par la fille.

  • Passons à Gardiens des Cités perdues. Comment est née cette série ?

J’ai eu deux sources. J’aime beaucoup Legolas, l’elfe dans Le Seigneur des Anneaux, donc j’avais envie d’en faire une histoire. Mais j’aime aussi beaucoup X-Men. Alors j’ai mélangé les éléments. La magie et les pouvoirs qui apparaissent dans Gardiens des Cités perdues viennent de X-Men, où chaque mutant possède une capacité ou un talent unique. J’aimais vraiment beaucoup cette idée et j’ai voulu la réinterpréter. Dans Gardiens, il n’y a pas de différences physiques, pas de peau bleue ou de personnages couverts de poils. Mais tous les elfes sont différents par leurs capacités uniques.

  • J’ai beaucoup aimé l’univers de Gardiens des cités perdues qui est très riche, notamment au niveau de la faune. Il y a tout de même des dinosaures et une alicorne ! D’où vous est venue l’idée ?

J’adore les animaux ! Ça a toujours été une constante dans ma vie. Du coup, je voulais en mettre beaucoup dans ma série, mais sans me cantonner aux choix attendus. Bien sûr, j’allais mettre des griffons et des licornes, mais j’en voulais d’autres. C’est comme ça que sont arrivés les dinosaures. Mais je ne voulais pas seulement des dinosaures pour faire un livre différent, il fallait que cela reste logique. Donc j’ai réfléchi à cette société elfique et je me suis dit : « Et si leur mission était de préserver de l’extinction ces animaux disparus chez les humains ou en voie de disparition ? ». À partir du moment où ça a été décidé, l’idée était que s’il existait des êtres supérieurs – ce que sont les elfes – cela faisait sens qu’ils essaient de rectifier les erreurs humaines comme les extinctions des animaux, ou les dommages causés à la planète. Cela cimente le rôle des elfes. L’aspect sympathique, c’est que ça m’a permis d’inventer un panel de créatures très très large !

  • À ce stade de l’interview, je peux révéler que j’ai littéralement adoré Gardiens des cités perdues. La société des elfes semble absolument parfaite mais, au fur et à mesure, on s’aperçoit qu’elle est moins idéale qu’il n’y paraît et il arrive des choses très dures à Sophie. À la fin du tome 3, j’ai une grosse inquiétude : est-ce que Sophie va trouver la paix et réussir à vivre heureuse dans cette société ?

J’avais envie qu’on pense, en commençant la série, que les elfes vivaient dans une société idéale alors qu’elle est truffée de défauts, que je voulais utiliser, au fil des tomes, pour pouvoir les mettre en évidence. Sophie a un gros fardeau sur les épaules. Elle va devoir se montrer digne et, au travers de son personnage, les défauts de la société elfique vont peut-être pouvoir se résoudre. Mais Sophie subit tout de même une pression énorme pour une petite fille de 13 ans.
Son prénom, Sophie, vient du grec et signifie « Sagesse ». Je l’ai choisi pour ça. Les elfes ont beaucoup de connaissances. Mais c’est différent d’avoir des connaissances et de savoir les appliquer. Ça, c’est de la sagesse. Sophie a grandi parmi les humains ; ça lui permet d’amener de nouvelles choses, parce qu’elle a une perspective différente que les elfes.

  • L’histoire contient des choses très dures ; vos jeunes lecteurs ne sont pas surpris ?

Je pense que nous vivons dans un monde violent et les enfants sont exposés à des choses beaucoup plus difficiles qu’autrefois. L’idée, c’est de commencer par la préface du roman, qui est un genre de teaser, parce qu’elle est toujours tirée de la scène la plus intense du roman. Les jeunes lecteurs peuvent la lire, comme ça, s’ils sont trop impressionnés, ils peuvent garder le roman pour plus tard. J’ai tiré ça de ma propre expérience car, petite, j’étais très sensible au contenu des livres que je lisais. Donc je voulais respecter l’histoire de Sophie, mais permettre aux jeunes lecteurs de vérifier avant de se lancer.

  • Team Dex, Keefe, ou Fitz ?

Définitivement Team Sophie ! Pour être honnête, j’aime tous les garçons de l’histoire de manière égale et je ne sais vraiment vraiment pas qui Sophie va choisir. En fait, je connais tous les événements qui vont se dérouler mais ce que j’ignore, c’est comment les personnages vont réagir. À force, ils ont fini par avoir leur vie propre. Pour ce qui est des garçons, j’ai une bonne idée de comment les événements vont affecter leurs relations,  mais je ne sais pas encore comment cela va affecter la façon dont Sophie les perçoit.

  • Avez-vous des projets pour d’autres séries ou livres ?

J’ai un ouvrage en cours d’écriture, qui en est à peu près à la moitié. Mais les livres de Gardiens des cités perdus sont longs et, d’ailleurs, la série est longue. Elle consume tout mon temps d’écriture. Je ne suis pas sûre de publier cette idée ou si je vais la garder pour moi, car toute ma concentration va à Sophie. On me demande souvent si je vais faire un spin-off : l’univers de la série est assez vaste, mais l’histoire de Sophie me demande trop de concentration pour faire autre chose, donc je ne suis pas encore disponible.

  • L’histoire de Jolie ferait un très bon spin-off, d’ailleurs…

L’histoire de Jolie a du potentiel, c’est vrai, mais je ne veux pas tomber dans le piège Star Wars. On connaît déjà la fin de l’histoire de Jolie et c’est très compliqué de réussir une bonne trilogie dont la chute est déjà connue. Je pourrais en faire une nouvelle plutôt, mais j’ai peur du syndrome George Lucas avec les longues séries ! Ceci dit, je ne dis jamais non à une idée, mais j’attends la bonne idée.

  • Des deux séries, j’ai préféré Gardiens des cités perdues, mais j’ai trouvé que Let the sky fall a un côté très cinématographique. Pourrait-il y avoir, un jour, une série ou un film sur l’une ou l’autre des deux séries – ou les deux ?

Je possède les droits audiovisuels pour les deux séries et je suis ouverte à l’idée. Pour Gardiens des cités perdues, j’avais pensé à un film d’animation, parce que Sophie ne prend pas un an par ouvrage et, avec un film, l’actrice principale vieillirait trop vite. Pour Let the sky fall, ça pourrait fonctionner mais, en ce moment, après Twilight, les adaptations sont plus à la mode de la dystopie dans le genre de Divergent et Hunger Games, avec des héroïnes fortes, et des histoires pleines de tension et de batailles. Let the sky fall pourrait correspondre, mais je pense que le premier tome est trop léger niveau combats. Le deuxième tome est meilleur de ce point de vue-là, mais je ne sais pas si la série serait choisie.

L’Éveil, Wizards #3, Diane Duane.

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Depuis qu’elle a découvert que sa sœur Nita était une sorcière, Dairine n’a plus qu’une seule idée en tête : rejoindre ce club très fermé ! Elle brûle d’accomplir un acte héroïque qui changerait à jamais la face du monde. Sans se préoccuper des conséquences, elle plonge donc son nez dans le manuel de sorcellerie de sa sœur pour prêter serment. Lorsque, le lendemain matin, les Callahan reçoivent leur nouvel ordinateur, Dairine ne fait ni une, ni deux : elle le déballe, s’empare de la souris… et la voilà partie pour un voyage intergalactique !

Accompagnés de Picchu, l’oiseau doué de prémonition, Kit et Nita vont devoir se lancer, de planète en planète, aux trousses de la jeune insouciante, complètement inconsciente du danger qui la menace. Car c’est le Pouvoir Solitaire, et nul autre, qui l’attend au bout du périple…

Après deux aventures assez différentes l’une de l’autre – le tome 1 couvrait l’initiation de Nita et Kit, le deuxième les envoyait nager dans les abysses – nos deux apprentis sorciers embarquent pour un voyage stellaire loin d’être de tout repos ! Et ce troisième opus est, sans aucun doute, bien plus prenant que les deux premiers.

D’une part parce que Nita et Kit ne sont pas les protagonistes de l’aventure. Non, cette fois, on suit Dairine. La petite sœur de Nita, verte de jalousie à l’idée de ne pas savoir faire les mêmes choses que sa sœur, s’éveille seule à la magie et prononce le Serment. Or, Dairine n’a pas de manuel de sorcellerie. Non, elle a un ordinateur ! Là où Nita trace patiemment diagrammes et pentacles, tout en calculant ses sortilèges au dixième près, Dairine se contente de pianoter sur son clavier et décrivant ses désirs à son ordinateur qui prend les calculs en cours et exécute ses ordres. L’aventure est donc très originale et geek en diable. D’ailleurs, c’est là qu’on atteint une des limites du roman : le vocabulaire est parfois un poil ardu, même si l’on comprend globalement ce qu’il se déroule au fil des pages. D’ailleurs, le fait que le texte ait été révisé n’est pas nécessairement un avantage ici : alors que l’aventure fleure bon les années 80, les références culturelles vont toutes à la culture populaire des années 2000-2010. Le décalage est perceptible, et c’est un peu dommage.

Heureusement, le rythme est au rendez-vous, tout comme dans les aventures précédentes. Car si l’on découvre une nouvelle sorcière dans cette aventure, on comprend surtout que, une fois de plus, Dairine, Nita et Kit sont seuls sur le pont. Mais que font les véritables sorciers émérites ?! Difficile de le savoir, car les justifications avancées par les sorciers assermentés sur leur impossibilité à venir régler les problèmes sont un peu légères. Du coup, l’aventure est trépidante. Car Dairine décide, puisqu’elle en a les capacités, de s’offrir un tour de la galaxie. Après les grandes stars de la Voie Lactée, elle s’offre des astres plus confidentiels avec une seule idée en tête : faire quelque chose de grand. Un bel enthousiasme, qui ne manque pas d’attirer l’attention… notamment celle du Pouvoir Solitaire, qui n’a pas dit son dernier mot, et se ferait bien une petite sorcière en guise de quatre heures.  Raison pour laquelle Nita et Kit sont envoyés récupérer l’imprudente débutante. S’il est dommage qu’on n’ait jamais affaire à des sorciers assermentés, le fait de passer d’un objectif général (sauver le monde) à quelque chose de plus personnel (sauver Dairine) change agréablement. Et, finalement, c’est l’ensemble du volume qui est placé sous un sceau plus personnel. Alors que, jusque-là, la relation d’amitié semblait bien établie entre Nita et Kit, la jeune fille commence à se demander s’ils sont simplement de bons amis, ou s’il pourrait y avoir autre chose entre eux. La réflexion est seulement amorcée ici mais, vu qu’il reste une petite dizaine de tomes, on en saura sûrement plus au volume suivant.

L’Éveil est donc un troisième opus reprenant les ingrédients de tomes précédents : une aventure menée tambour battant et avec enthousiasme, des personnages débrouillards, un style très accessible, une touche d’originalité et une pointe d’humour. Si la balade dans les astres ne laisse pas vraiment la possibilité de développer l’univers et la mythologie de la série, elle permet de découvrir une nouvelle facette de la magie, bien plus technologique que ce que l’on a vu jusque-là. On a hâte de savoir comment magie traditionnelle et magie informatique vont cohabiter dans la suite !

◊ Dans la même série : L’Initiation (1) ; Le Sacrifice (2) ;

 

Wizards #3, L’Éveil, Diane Duane. Traduit de l’anglais par Mathilde Tamae-Bouhon.
Lumen, 2015, 306 p.

Forger le lien, Lune et l’Ombre #2, Charlotte Bousquet

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Échappant de justesse à Malco, Lune et Léo se réfugient chez la belle Rosalie et sa sœur, en bord de mer. Une parenthèse de douceur dans cette course effrénée… jusqu’à ce que Malco les rattrape. Cette fois, Lune ne veut plus fuir. Cette fois, Lune veut agir, vaincre ces ombres maléfiques et leur maître, qui la privent des couleurs de la vie et font souffrir sa mère. Pour cela, Lune doit retrouver une partie de son âme et réussir plusieurs épreuves au cœur d’une étrange ville-labyrinthe…

On retrouve Léo et Lune, toujours traqués par le terrifiant Malco. La fuite continue, et ils passent à nouveau de tableau en tableau.
La structure de ce tome est donc assez proche de celle du volume précédent : Lune et Léo enchaînent les découvertes picturales, en fuyant de toile en toile, poussés par Malco qui les traque.Le schéma et l’intrigue restant assez proches, on a la légère impression qu’il y a redite. Mais, comme l’auteur introduit de nouveaux éléments dans l’histoire, cette impression s’estompe assez vite !

Lune découvre assez vite que sa présence peut avoir des conséquences sur les occupants des tableaux – des conséquences néfastes, bien sûr, mais on s’en doutait. Cette découverte va entraîner le second changement majeur : Lune cesse de fuir, et elle passe à l’offensive. Et elle le fait seule.

Le roman bascule, du coup, en quête initiatique. Lune se retrouve à devoir résoudre une série d’énigmes, chacune correspondant à une toile en particulier, le tout dans le but de retrouver Llama, l’héroïne du tableau de Remedios Varo. Les tableaux qu’elle visite, des chefs d’oeuvre de l’art, se révèlent tous assez décevants, une fois que Lune y pénètre : loin des couleurs chatoyantes et des paysages qui font rêver, Lune découvre des situations affreusement glauques, et qui filent le frisson. La réflexion sur le gouffre entre apparence et réalité est vraiment intéressante et bien menée.
L’histoire est extrêmement directe, et on aurait parfois apprécié un peu plus de détails… d’autant que la décision de Lune de combattre intervient assez tard dans le roman. La fin, de son côté, intervient en plein moment de tension, et nous laisse avec beaucoup de questions !

Forger le lien est un bon tome de transition ; Lune se décide enfin à combattre plutôt que fuir, et on commence à se diriger vers la résolution. Le choix des tableaux est, à nouveau, excellent et amène une foule de questions et réflexions vraiment intéressantes – mais on regrette presque que les illustrations ne soient pas dans le corps de l’ouvrage. Bien que ce volume ressemble fortement au premier et soit un peu moins riche en révélations et actions, on meurt d’envie d’en savoir plus, et de découvrir comment Lune va retrouver ses couleurs. Vivement le tome 3 !

◊ Dans la même série : Fuir Malco (1) ;

Lune et L’Ombre #2, Forger le lien, Charlotte Bousquet. Gulf Stream, 2015, 192 p. 

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La Fille aux licornes, Lenia Major

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Ascane a été choisie pour devenir apprentie licornière du roi d’Ampleterre, au grand dam de Séber, le rude maître licornier, qui ne veut pas d’une fille parmi ses apprentis. Bien décidé à faire échouer la jeune fille le plus vite possible, il commence par lui confier le soin d’une licorne sauvage blessée et entravée, un grand mâle furieux et indomptable. Mais Ascane a hérité de la passion de son grand-père pour les licornes, et de sa détermination. Hors de question de se laisser abattre par un maître licornier misogyne. 

 

La Fille aux licornes d’abord été édité en trois volumes (en 2011 et 2012) avant d’être, cette année, réuni en intégrale. L’avantage, c’est qu’on a donc l’ensemble de l’histoire sous la main ; l’inconvénient, c’est qu’il y a quelques petites redites en début de volumes, l’intrigue du tome précédent étant brièvement résumée – heureusement, ce n’est l’affaire que de quelques paragraphes. L’autre point positif, c’est que l’on apprécie mieux la progression du style et de l’intrigue, qui gagne en maturité au fil des tomes.

Le premier chapitre de La Rencontre nous plonge d’emblée dans le vif du sujet ; c’est un trait que l’on peut étendre à l’ensemble des deux premiers volumes : peu de tergiversations, et l’histoire est, dans l’ensemble, plutôt directe. Dans ce premier opus, on sent un côté indéniablement jeunesse : l’intrigue est assez simple et franche et, s’il y a du suspens, on voit assez vite comment l’affaire va tourner. De plus, il y a une certaine naïveté dans l’histoire, que ce soit dans les réactions des personnages, ou dans la façon dont l’intrigue est agencée, qui confirme l’aspect jeunesse du roman. Ainsi, les inter-chapitres parlant de la vengeance à venir laissent peu de place au doute quant au déroulement futur de l’histoire, et font un peu cliché.
L’univers ressemble à un univers féodal assez classique (misogynie incluse !) et on ne peut que relever le rapport entre les chevaux de guerre et les licornes (destinées à former la cavalerie de l’armée). L’apprentissage est assez original, vu que les licornes se dressent à coup d’incantations dans un langage particulier et gestes séculaires ; mais le meilleur point reste cette question de lien qui se tisse entre monture et cavalier, a fortiori lorsqu’ils sont unis.
Les personnages manquent encore un peu de profondeur – hormis Ascane. Le premier volume est donc plutôt introductif, centré sur Ascane dont les facultés particulières lui permettent rapidement de briller à la Forteresse.

C’est un point que l’on rencontre à nouveau dans le second tome, La Poursuite : Ascane a la désagréable manie de s’en sortir mieux (ou plus vite) que les autres, en raison son statut… et c’est parfois un tantinet agaçant.
L’intrigue, cette fois, varie : les personnages quittent la Forteresse et découvrent du pays, ce qui permet d’approfondir un univers qui, jusque-là, était un peu lisse, avec la découverte des peuples qui vivent aux marges d’Ampleterre. Comme dans le premier volume, on regrette quelques facilités, et le fait que les personnages secondaires soient moins approfondis qu’Ascane. Hormis Séber, qui offre une agréable complexité, les autres manquent un peu de profondeur. Ce volume-ci est nettement plus trépidant que le premier : l’apprentissage passe au second plan et s’efface devant un impératif plus important. L’action est bien dosée, l’intrigue bien ficelée, et l’auteur nous réserve quelques surprises. On sent déjà combien style et histoire ont gagné en maturité.

Finalement, c’est dans le troisième tome, L’Affrontement (qui débute un an après la fin de La Poursuite), que la fleur va éclore. Ce volume est nettement plus sombre que les deux précédents : il n’étaient dépourvus ni de danger, ni de suspense, mais le dernier volume pousse le tout à un niveau largement supérieur. Il y a de l’action (en pagaille), on s’angoisse plus souvent, et l’ensemble de l’histoire prend une tournure insoupçonnée. À nouveau, dans certains développements, on peut noter une certaine facilité et une tendance à aller droit au but mais, cette fois, c’est suffisamment noyé dans la masse pour qu’on y prête moins attention.
Les personnages secondaires, notamment les femmes, gagnent enfin en complexité, et c’est bien agréable ! Les portraits sont variés, allant d’Ascane, la licornière un peu garçon manqué mais ne reniant pas sa féminité (un bon point) à Aylette, la reine diaphane et précieuse qui cache un cœur de lionne, en passant par Corvide, la chef de clan dure au mal ou Tellis, la magicienne qui ne s’embarrasse pas de convenances.
Si la lutte finale est un peu manichéenne, elle est suffisamment bien menée et équilibrée pour que cela passe largement inaperçu.

La Fille aux licornes est une série destinée à la jeunesse et présentant quelques facilités, certes, mais que l’on lit avec un immense plaisir, et dont on tourne la dernière page à regrets. Pourquoi ? Tout d’abord à cause du style. La plume de Lenia Major, en plus d’être extrêmement fluide, a la triple qualité d’être simple, riche et belle – ce qui n’est pas rien. J’ai particulièrement apprécié le jeu sur les registres de langues entre le peuple d’Ampleterre (qui a un langage assez moderne), et celui de l’Enclave (qui est resté bloqué à notre époque féodale), qui introduit une intéressante variété. De plus, même si le schéma de l’intrigue est assez visible (notamment dans les deux premiers tomes), on se prend au jeu du suspens général. La quête initiatique est riche, parcourue d’affrontements qui font grandir les personnages et, même si la lutte est assez manichéenne, les portraits sont suffisamment variés pour laisser de côté ce détail chagrin.
Au fil des tomes, l’auteur met en valeur de belles valeurs humaines, que l’on prend plaisir à voir exaltées par le biais de la fiction. Le sexisme affiché (et revendiqué !) au début est combattu, et sans discours moralisateur, ce qui est hautement appréciable. Mieux : ce ne sont pas les seuls événements qui poussent les personnages à modifier leurs opinions, ce sont eux qui effectuent un travail sur eux-mêmes pour évoluer… et c’est probablement la plus belle leçon d’humanité que l’on puisse faire. De plus, il n’y a pas qu’Ascane qui se révèle en tant que femme capable : si, au départ, elle a tendance à être celle qui comprend plus vite que les autres, la suite fait la part belle aux autres femmes du récit. On perd donc peu à peu l’aspect un peu cliché du personnage central à qui tout réussit qui était présent au début de la série !
Enfin, il faut parler de ce dénouement : tout simplement génial ! Au vu de l’ensemble, je m’attendais à tout à fait autre chose, et l’auteur parvient, à la dernière page, à nous proposer cette fin ouverte et inattendue, mais bienvenue !

En somme, malgré quelques facilités et un aspect jeunesse qu’on ne peut ignorer, La Fille aux licornes est une série qui mérite d’être lue, ne serait-ce que pour les valeurs véhiculées par l’histoire ! La plume est belle en plus d’être agréable et, malgré un parcours parfois balisé, on se laisse bien volontiers prendre au jeu du suspens. De plus, si les personnages manquent parfois de profondeur, il y a de belles évolutions. Et il n’est même pas nécessaire d’être un fondu d’équitation pour apprécier cette histoire ! Si vous êtes amateur de fantasy, que vous cherchez un bon  titre jeunesse avec d’une part, une quête variée et prenante et, d’autre part, un message bien intégré (et capital)… pensez à cette excellente série !

La Fille aux licornes, intégrale, Lenia Major. Talents Hauts, 2015, 575 p. 

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