Au fond d’elles-mêmes, elles le savaient déjà. Depuis le début. Elles s’étaient juste efforcées de l’oublier, pendant toutes ces années. Pourtant la solution se tapissait là, patiente, attendant son heure dans le plus sombre recoin de leur mémoire.
L’unique et dernier espoir du Demi-Loup. Mais aussi le plus fondamental, le plus douloureux, de tous leurs devoirs de Suivantes. Nersès et Lufthilde ne peuvent plus feindre de l’ignorer. L’heure est venue de l’ultime sacrifice.
Une question, toutefois, demeure en suspens : à quoi bon ?
Cet Empire qui se dresse, immense, tout puissant, face au Demi-Loup moribond, faut-il le craindre ou l’espérer ?
Attention, cette chronique contient des spoilers sur l’ensemble de la série, et particulièrement ce tome-ci. La conclusion est sûre !
Cela fait maintenant cinq ans que j’ai attaqué cette série dont j’ai attendu chaque tome plus impatiemment que les précédents – et celui-ci peut-être plus encore, car l’attente a été longue. Presque trois ans, mais trois ans d’attente qui en valaient clairement la peine vu la qualité de cet épisode !
À l’issue de ma lecture, je m’aperçois que j’ai à la fois détesté et adoré ce dernier tome. Détesté car c’est le dernier tome, bien sûr, mais aussi parce que tout n’a pas forcément tourné comme je l’espérais. En finissant le tome 3, j’avais la sensation que l’affaire ne pouvait que mal tourner et, de ce point de vue-là, j’ai été servie ! Lorsque l’on ouvre le roman, le Demi-Loup est au bord du gouffre. La rupture est consommée entre la reine des Éponas et la future reine de Véridienne, la dissenssion gronde parmi les Chats (une partie de l’armée étant fidèle à Édelin, l’autre lui préférant Lufthilde), la Preste Mort ravage le royaume, la Suivante Nersès a pris la fuite pour cuver son chagrin, et le coup d’état fomenté par Cathelle et Aldemor semble de plus en plus près d’aboutir. Au fil des chapitres, tout semble aller de mal en pis, et rien n’est fait pour épargner les personnages, lesquels se mettent à commettre de plus en plus de choix discutables et à s’enliser dans les pires situations. Combien de fois n’ai-je pas grogné contre l’un ou l’autre qui – au choix – manque de discernement ou commet une aberration ?
Mais en même temps, j’ai adoré ma lecture. À tel point que je me suis un peu réfrénée pour ne pas la terminer trop vite ! Donc non, les choses ne tournent pas forcément au mieux pour tout le monde (encore que ça dépend de quel point de vue on se place !) mais tout s’agence à merveille. Chaque fil d’intrigue est bouclé et toutes les annonces faites dans le récit trouvent leur révélation – ou presque toutes, mais j’y reviens plus bas. Plus j’avançais dans la lecture (et voyais le nombre de pages restantes se réduire), plus je m’inquiétais : l’histoire allait-être réellement être bouclée ? Des sous-intrigues seraient-elles sacrifiées au profit du reste ? Eh bien non. Et c’est vraiment bluffant de maîtrise !
Comme dans les opus précédents, le récit est fait a posteriori, et en suivant différentes époques, alors que jusque-là le récit était parfaitement linéaire. On retrouve évidemment les écrits des Suivantes Lufthilde et Nersès, comme ceux de Crassu, plus quelques échanges épistolaires. Premier étonnement pour ma part : les journaux de Cathelle et Aldemor sont d’abord totalement absents. Or, j’avoue que je m’étais bien habituée à lire leur point de vue, qui donne un aperçu vraiment complet de la situation (et qui jusque-là permettait souvent au lecteur d’avoir une ou deux longueurs d’avances sur les paires royales). Or là, nada, silence radio. Pire, on découvre même leur implication dans certains événements sur le vif, ou dans les récits des autres qui n’ont que partiellement identifié ce qui se déroulait pourtant sous leurs yeux. Conséquence immédiate ? J’avais la nette impression (sans doute comme les protagonistes), de m’agiter dans le noir, sans pouvoir discerner ce qui m’attendait ou allait se produire. Le suspense en a été décuplé, tout comme mon investissement dans la lecture ! À la moitié du roman, nouveau changement narratif : on est alors 25 années après ce qui se déroulait précédemment, et revoilà le couple maudit, interrogé par le poète Chantrenard qui s’attelle à la rédaction d’une chronique du Demi-Loup. Quoi ?! Comment ?! Mais revenons à nos moutons !! Car on a laissé les protagonistes dans de beaux draps et on ne sait rien, mais absolument rien de ce qui leur est, dès lors, arrivé. Inutile de dire que j’ai trépigné tout du long en lisant le – long, mais passionnant – chapitre d’aparté, d’autant que celui-ci multiplie les effets d’annonces ou les subtiles références à ce qui s’est déroulé (sans en dévoiler le moindre aspect). Effet de suspense garanti ! Or, la suite est à l’avenant : finis les écrits des Suivantes, puisque l’on passe directement… à leur procès. La construction a un côté implacable qui scotche au récit – que j’ai d’ailleurs lu la boule au ventre, tant j’étais prise par ma lecture. J’avais trouvé les trois tomes précédents vraiment très bien menés, mais là on est encore un cran au-dessus.
Malgré tout, il m’est resté, à la fin de ma lecture, quelques questions en suspens : qui est vraiment Tinek ? Quel est cet Empire qui n’aime pas l’Empire ? Qui est ce brillant orateur cité par Chantrenard, Aldemor et Cathelle et qui semble avoir pris la succession de cette dernière ? Pourquoi l’Empire de Gloire tremble-t-il sur ses fondations ? Que sont devenus Orelond et les Chats des Éponas ?
Autant de petits mystères qui ne sont pas vitaux à l’intrigue, mais qui donnent du corps au roman et qui, surtout, sont la marque d’une bonne fin ouverte. Car Chloé Chevalier réussit ici un tour de force : donner à la fois une véritable conclusion à la série, tout en laissant quelques portes entrouvertes. Celles-ci n’appellent pas nécessairement à une suite mais elles ont l’immense avantage de laisser vagabonder l’esprit du lecteur après la dernière page tournée (et d’appeler à une relecture ceux qui, comme moi, auraient peut-être expédié un peu trop vite la fin, car trop pressée de savoir comment cela allait terminer).
Indéniablement, ce tome est le plus sombre des 4. Le plus politique, aussi, alors que, paradoxalement, toutes les grandes décisions semblent avoir déjà été prises ; les personnages se retrouvent donc à jongler avec leurs conséquences – décisions difficiles voire horribles, guerre et batailles rangées, puisque l’on a dépassé depuis longtemps les petits jeux d’espionnage. Chacune livre son point de vue sur ses actions et chacune est persuadée soit du bien-fondé de ce qu’elle a entrepris, soit d’avoir fait au mieux avec les éléments dont elle disposait. L’autrice ne se pose jamais en faveur de l’une ou de l’autre, et évite de trousser des caractères manichéens. Oui, il y a des « gentils » et des « méchants » mais, plus l’on avance dans l’histoire, plus il devient difficile de savoir qui appartient à quel bord (Crassu en est d’ailleurs le parfait exemple, lui qui est sans cesse balloté entre les trois camps). Cela rend la réflexion sur le pouvoir et les choix qui en découlent d’autant plus passionnante. L’autre point absolument passionnant, est d’avoir suivi, de l’enfance à l’âge adulte, les cinq protagonistes. D’adolescentes choyées et frivoles, elles sont devenues des reines implacables ou perdues, des maîtresses de guerre, ou encore des espionnes chevronnées. Le récit permet de suivre la subtile évolution – et surtout l’érosion – de leurs relations. Il semble que chaque trait de caractère, chaque nouvelle dispute, découle d’une adolescence mal guérie, que l’autrice a parfaitement mise en scène. Les portraits de femme qu’elle dresse sont à l’image du reste du roman : parfaitement menés.
En somme, j’ai attendu cette conclusion avec une immense impatience et une attente démesurée, et les deux sont comblées. La construction du récit, mêlant narrateurs et époques, rend le roman absolument passionnant, d’autant que la montée en puissance des opus précédents trouve ici son apothéose. J’ai adoré chaque page. J’ai lu avec la boule au ventre, tant l’intrigue est menée de façon aussi implacable que magistrale à sa conclusion. Juste avant de lire ce dernier tome, j’avais relu les trois précédents mais, une fois tournée la dernière page de la série, j’en sors avec une certitude : je relirai sans aucun doute toute cette série, qui est entrée tout droit au panthéon des mes romans favoris. Avec trois coups de coeur sur quatre tomes, c’est le minimum syndical.
◊ Dans la même série : Véridienne (1) ; Les Terres de l’Est (2) ; Mers brumeuses (3).
Récits du Demi-Loup, #4 : Clémente nous soit la pluie, Chloé Chevalier.
Les Moutons électriques, 10 avril 2020, 544 p.