Du roi je serai l’assassin, Jean-Laurent Del Socorro.

Andalousie, XVIe siècle. Sinan est un Morisque, un musulman converti au catholicisme. Il grandit avec ses deux sœurs, Rufaida sa jumelle, et Sahar la petite dernière, à Grenade, dans une Espagne réunifiée et catholique sous le règne de Charles Quint. Pour échapper à l’Inquisition qui sévit à Grenade, Sinan et Rufaida, les deux aînés de la fratrie, sont envoyés par leur famille à Montpellier, où ils suivront des études de médecine. Mais les deux enfants tombent dans une France embrasée par les guerres de religion.

J’avais beaucoup aimé Royaume de vent et de colères donc je n’ai pas tardé à acheter Du roi je serai l’assassin à sa sortie (même s’il a carrément traîné dans la PAL). Chronologiquement, ce récit se déroule avant celui de Royaume de vent et de colères, et ils sont indépendants, mais si vous souhaitez lire les deux, je recommanderai quand même de les lire dans l’ordre de parution pour bien tout saisir !

Je ne me rappelais pas, dans le précédent opus, que la narration était faite à la première personne et au présent de l’indicatif, ce qui généralement a tendance à me rebuter. Il m’a donc fallu quelques chapitres pour m’y remettre – l’auteur ayant une plume ciselée et fluide, cela s’est heureusement fait sans mal !
Le roman se découpe en trois grandes parties : la première est consacrée à l’enfance de Sinan et Rufaida, à Grenade ; la deuxième à leurs études montpelliéraines ; la troisième nous emmène, bien plus tard, à Marseille – et je n’en parlerai pas trop pour ne rien divulgâcher.

Alors évidemment, avec un roman qui débute en Andalousie au XVIe siècle, terre de persécutions, et qui se poursuit pendant les guerres de Religion en France, je m’attendais à une ambiance un peu sombre. Je ne m’attendais en revanche pas à ce que cette ambiance sombre et poisseuse s’invite dès les premiers chapitres et investisse l’enfance des personnages ! Ceux-ci vivent sous la coupe d’un père violent et autoritaire, que sa femme complètement effacée laisse faire. Les coups et les brimades pleuvent, personne ne s’en offusque, et il se dégage du récit une ambiance particulièrement morose.
Cela semble s’arranger à l’adolescence de Sinan et Rufaida, qui rejoignent Montpellier pour embrasser des études médicales. Sauf que… non seulement les jumeaux tombent en pleines guerres de Religion, mais Rufaida découvre en outre que jamais elle n’aura accès aux mêmes droits estudiantins que son frère, en raison de son sexe. De fait, la violence imprègne tout le récit et, côté bonne ambiance, on reste dans la même veine.
De la troisième partie, je dirai seulement qu’elle marque une rupture franche et audacieuse dans la narration et qu’elle fait appel aux événements narrés dans Royaume de vent et de colères (d’où ma recommandation d’ordre de lecture). Toutefois, si ce n’est pas lu, vous ne manquerez rien du récit présent, et cela vous donnera envie de découvrir l’autre pour combler les trous !

Comme dans d’autres romans de l’auteur, la précision historique du récit est admirable. Que ce soit dans les descriptions de paysages, des mœurs, ou dans les péripéties, on s’y croirait à chaque instant. L’élément fantasy m’a semblé assez lointain : la quête de la Pierre du Dragon et de l’art des Artbonniers est bien en tête des objectifs des jumeaux, mais ce n’est finalement pas ce qui occupe la majeure partie du récit. Dans la mesure où celui-ci est déjà très complet, le fait que la quête soit plutôt là en toile de fond ne m’a nullement gênée ! J’étais bien trop occupée à me demander comment les personnages allaient se tirer des divers guêpiers dans lesquels ils étaient fourrés.
Car le récit est particulièrement prenant. Qu’il s’agisse des stratagèmes pour oublier la colère paternelle, des fêtes et découvertes estudiantines, ou de la révolte contre les lois chrétiennes, il est difficile de s’ennuyer tant l’intrigue est palpitante. Ce n’est pas tellement que ce soit truffé de scènes d’actions trépidantes (sauf sur la fin), mais la tension constante qu’instille l’auteur instaure un rythme plus que confortable. Et il fallait bien ce rythme soutenu, je pense, pour absorber la violence et la noirceur des thèmes traités, puisqu’il est ici essentiellement question de violences, maltraitance, deuil, rejet ou acceptation de l’autre, le tout exacerbé par les différences de culture et/ou de religion. Et si j’ai lu le roman d’une traite, ce n’est pas une lecture que je recommande en période de déprime !

En bref, j’ai passé un très bon moment avec Du roi je serai l’assassin, qui propose un récit dramatique, mais particulièrement prenant. La plume ciselée et élégante de l’auteur contribue à rendre le récit hautement immersif, tout en évoquant avec une certaine délicatesse (quoique sans fards) des sujets de société. De fait, bien qu’il s’agisse d’un roman historique, on trouve dans le récit un écho très fort à l’actualité, puisque les guerres de religion, la violence, le sexisme et le racisme sont au cœur du récit. La touche fantasy étant assez ténue, j’ai bien envie de recommander ce titre, non seulement aux amateurs, mais aussi à des lecteurs qui lisent peu ou pas de fantasy, car cela pourrait être une bonne porte d’entrée !

Dans le même univers : Royaume de vent et de colères ;

Du roi je serai l’assassin, Jean-Laurent Del Socorro. Actusf, avril 2021, 368 p.

La semeuse d’effroi, Eric Senabre.

Paris, 1926.
Sophie voit son monde s’écrouler. Alors que la jeune orpheline vient d’être recueillie par son parrain, l’adorable Rodolphe, celui-ci est accusé d’un crime et jeté en prison ! Elle a le sentiment d’avoir tout perdu. Tout ? Non. Il lui reste sa soif de vengeance et… une arme « inattendue ». Dotée d’une souplesse qu’elle a travaillée avec sa mère (acrobate à l’Opéra de Pékin), Sophie met son entraînement à profit, court sur les toits, s’introduit partout où elle le peut, dans l’objectif de récolter des informations et d’aider comme elle le peut son parrain. Au fil de ses pérégrinations, elle rencontre la troupe du Grand Guignol, un théâtre spécialisé dans les pièces horrifiques et les effets spéciaux sanguinolents, ce qui ne tarde pas à lui donner des idées.
Bientôt, l’heure de la justice sonnera. Car rien n’arrêtera plus la Semeuse d’Effroi !

Eric Senabre, pour moi, c’est un peu comme David Moitet : une valeur sûre ! Donc j’étais ravie de voir débarquer ce titre dans ma PAL de travail.

Le début de l’histoire nous emmène à Paris, début XXème siècle. Sophie, dont les parents viennent de mourir en Chine (sans doute dans les prémisses de la guerre civile), est recueillie par Rodolphe, son parrain. La jeune fille doit à la fois faire son deuil et s’habituer à son nouveau pays. Pas facile, lorsque la gent parisienne lui rappelle sans cesse qu’elle a des yeux « de bridés » et qu’elle ne fait pas « très française ». Pour ne rien arranger, elle assiste à une altercation durant laquelle son parrain est abreuvé d’insultes antisémites. Bonne ambiance, dans le Paris des années 20, non ? Et ça ne s’arrange pas lorsque Rodolphe est jeté en prison et Sophie expédiée au pensionnat, où elle est rejetée par ses coreligionnaires. On n’en est pas au niveau de La Petite Princesse, mais il s’en est fallu de peu !

« Rolande eut un sourire en coin qui était quasiment un abrégé de perfidie. »

Le récit semble puiser à plusieurs sources qui se marient fort bien. Sophie, d’une part, avec sa cape, son sens de la répartie et sa manie de courir sur les toits, évoque immanquablement Fantômette (qui, de toute façon, est citée dès la dédicace !). Mais le roman d’aventure se teinte de temps en temps de scènes horrifiques parfaitement menées, en témoigne la scène d’introduction – coercition menée par cadavre en pièces interposé. Cette scène d’ouverture, très marquante, fait d’emblée un effet bœuf. Au fil des pages, on comprendra que Sophie emprunte en fait tous les artifices terrifiants qu’elle utilise à la troupe du Grand Guignol – ce qui occasionne une réflexion intéressante tant sur le théâtre, que sur les apparences.
Sophie, d’ailleurs, joue beaucoup sur la sienne, la véritable, comme celle de la Semeuse d’effroi : sous son apparence véritable, on pense voir une frêle jeune fille, sans penser qu’elle boxe admirablement bien ; sous celle de la Semeuse, en revanche, jamais on n’imaginerait une adolescente de quinze ans.

« Et qu’auriez-vous fait si je n’étais pas un vrai policier ?
– Ah ! Je me serais enfuie, pardi !
– Vous pensez courir plus vite que moi ? demanda-t-il, de plus en plus amusé.
– Je n’en sais rien. Mais je grimpe sûrement mieux aux gouttières. Et puis…
– Oui ?
– Rien ne dit que je n’aurais pas pu vous étendre. Vous n’êtes pas un gros gabarit, si je puis me permettre. Méfiez-vous des femmes.
– Ah oui, on m’a déjà dit ça, répliqua-t-il en démarrant. »

L’intrigue se déroule sans temps mort : le jour, Sophie subit ses cours (inintéressants) et le harcèlement de ses petites camarades, la nuit, elle court partout et enquête. La tension est bien présente, car l’enquête n’est pas si aisée, et qu’elle est rythmée par l’épée de Damoclès au-dessus de la tête de Rodolphe (la peine de mort, donc). Heureusement, la tension est souvent allégée par l’humour piquant de Sophie, les réparties dont elle abreuve son entourage. Celui-ci, justement, est bien dépeint et l’auteur a fait attention à donner de la consistance à chacun des personnages qui gravitent autour d’elle.
Entre deux péripéties palpitantes, le récit évoque quelques sujets touchants : il est beaucoup question de relations familiales (avec la famille que l’on subit, celle que l’on se choisit), mais aussi de sujets très en prise avec l’époque dans laquelle se déroule le récit comme le racisme, l’antisémitisme ou encore l’éducation – déplorable – des jeunes filles. Malheureusement, on ne peut pas dire que ces sujets aient tous disparu des radars. Le récit comporte aussi d’intéressantes réflexions sur la double culture : Sophie est sans cesse renvoyée à la part chinoise de son identité par des gens qui fantasment complètement son pays (l’orientalisme n’est pas si loin). Elle rétablit parfois la vérité, fait des comparatifs entre différentes traditions, ou évoque la richesse culturelle de son pays. C’est fait subtilement et à bon escient, donc on ne verse pas dans le fameux orientalisme cité précédemment !

Lerne rejeta la tête en arrière.
– Très bien mademoiselle. Je vous promets que nous examinerons cette piste. En attendant, n…
– Je sais : « ne faites rien qui pourrait vous causer du tort, blah blah blah ». Est-ce que j’ai une tête à écouter les conseils des grandes personnes, monsieur le commissaire ?
– Non. Hélas !

Très bonne pioche, donc, que ce titre d’Eric Senabre ! Le roman d’aventure se pare d’une ambiance horrifique parfaitement amenée, puisque le récit couple les meilleurs moments de Fantômette aux artifices sanguinolents du Grand Guignol. L’intrigue, menée sans coup férir, fait la part belle aux péripéties, comme aux traits d’humour. J’ai passé un excellent moment avec les personnages, et serai ravie de relire un jour les aventures de Sophie.

La semeuse d’effroi, Eric Senabre. Didier Jeunesse, 12 octobre 2022, 288 p.

Les Filles de mai, Le Royaume de Pierre d’Angle #2, Pascale Quiviger.

Un voile sombre s’est posé sur le royaume de Pierre d’Angle et les douces années semblent déjà bien lointaines. Un hiver extrême, une épidémie, des complots et cette ombre qui ne quitte plus les yeux de la reine plongent le tout nouveau roi Thibault et l’ensemble de ses sujets dans l’inquiétude. Tout le monde pressent la même chose : de grands bouleversements approchent et nul n’en ressortira indemne.

J’ai terminé cette saga l’an dernier et elle s’est hissée dès le premier tome au rang de série-chouchoute-jusqu’à-la-fin-des-temps. Donc si vous n’avez toujours pas lu cette série, eh bien abandonnez séance tenante ce que vous faites, et allez attaquer le tome 1. Vraiment !
Je profite du coup d’une (re)lecture commune avec mes copines lectrices habituelles pour tenter de finir de chroniquer cette merveille.

Après un premier tome bouillonnant et bourré d’actions, Les Filles de mai propose un rythme un peu plus calme, l’essentiel du récit se situant dans ou aux alentours du palais royal. Plus calme côté actions, donc, mais pas plus posé, puisqu’on entre de plain-pied dans des intrigues savamment élaborées.
J’ai d’ailleurs trouvé que c’était subtilement mené. Ce volume a un indéniable petit côté de tome de transition mais, en même temps, il s’y passe beaucoup de choses (dont beaucoup de petites choses qui, sur le coup, n’ont l’air de rien, mais s’expliquent ensuite et qui, je le sais depuis que j’ai terminé la série, se révèleront bien plus tard dans toute leur ampleur).
Tout cela contribue à faire lentement mais sûrement monter la tension dramatique, que ce soit dans les scènes de la vie courante (mention spéciale à l’accouchement), ou dans les épisodes liés à l’intrigue principale. Résultat ? Même s’il s’agissait d’une relecture, j’ai eu du mal à m’astreindre aux dix chapitres que nous nous étions fixés avec les copines !

Assez bizarrement, le personnage de la messagère, introduit dans ce tome, m’avait laissé une très forte impression, alors qu’elle n’apparaît que dans le dernier quart ! C’est dire si Pascale Quiviger maîtrise l’art des personnages ! A ce propos, il m’a semblé que Thibaut et Ema s’effaçaient quelque peu aux profits des personnages secondaires. C’est aussi ce que j’aime dans cette série de romans : l’autrice accorde un soin particulier aux personnages, quel que soit leur rang d’importance dans le récit. Chacun a sa petite trajectoire, son histoire, son caractère et parmi les secondaires, ils sont très nombreux à être les protagonistes d’intrigues secondaires. Et celles-ci ne sont pas des intrigues de remplissage : elles nourrissent vraiment l’intrigue principale, souvent par des petits détails insignifiants au premier coup d’œil, et elles permettent d’enrichir la toile de fond du récit. D’ailleurs, dans la chronique du premier tome, je relevais le côté intrigant de Sidra : sans trop spoiler, elle est très présente dans cet opus et on en apprend beaucoup sur ce compte (ce qui n’a fait que la rendre plus intrigante à mes yeux !).

« Guillaume aurait tout donné pour disparaître sous terre. Un réflexe instinctif le poussa dans l’escalier, dans le fumoir, puis dans son hamac où il passa une nuit blanche à se répéter : « Je suis un idiot, je suis un idiot, je suis un idiot. »
De son côté, Élisabeth resta longtemps immobile au milieu de la bibliothèque, le nez plongé dans sa couverture. Il lui plaisait tellement, Guillaume Lebel. Ses cheveux gris, si surprenants, faisaient paraître son visage encore plus jeune et ses yeux noirs encore plus vifs. Quelle sorte d’homme parcourait ainsi le globe, devenait capitaine dans la fleur de l’âge, tutoyait le roi, le battait aux échecs, se remettait l’air de rien d’une quadruple fracture et bravait un froid polaire pour lire en pleine nuit ? Un véritable aventurier, sans aucun doute. Un dur à cuire. Un homme qu’elle ne méritait pas, elle qui vivait repliée dans son monde de lettres. »

Comme dans le premier tome, le récit est mené d’une plume à la fois fluide, poétique, ciselée à souhait. Il y a des phrases que j’avais envie de lire à voix haute juste pour les entendre sonner, d’autres que j’ai relues pour relever les sous-entendus qui s’y cachaient. Car l’autrice maîtrise l’art de la métaphore à la perfection, et sait s’y prendre pour dissimuler des double-sens dans son phrasé. Les annonces programmatiques que j’avais tant appréciées dans le premier volume sont de nouveau présentes. D’un côté, cela casse un peu le suspense en annonçant la couleur tragique qui s’annonce mais, paradoxalement, j’ai trouvé qu’elles faisaient méchamment monter la tension. Car certaines des annonces faites dans le premier tome… n’ont toujours pas été résolues ici ! Donc j’ai terminé sur des charbons ardents (à la première lecture, comme à la suivante).
En plus, avec ça, elle parsème son texte notes d’humour (souvent caustiques), que j’ai trouvées bien agréables.

« Pensif, il regagna sa suite verte à travers les dédales du château où chaque merveille se doublait d’un secret et chaque pierre rose d’une ombre noire. »

En bref, le premier tome était très bon, et l’autrice transforme clairement l’essai avec celui-ci. L’intrigue progresse, notamment grâce aux arcs narratifs secondaires, et un soin tout particulier est accordé aux personnages, notamment les personnages secondaires. Même s’il s’agit pour moi d’une relecture, je me retrouve dans le même état d’excitation et d’attente après le retournement final, avec l’envie irrépressible de lire la suite !

Le Royaume de Pierre d’Angle #2, Les Filles de mai, Pascale Quiviger.
Le Rouergue (Epik), 18 septembre 2019, 460 p.

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être :

L’Art du naufrage, Le Royaume de Pierre d’Angle #1, Pascale Quiviger.

Après deux années à sillonner les mers avec son équipage, le prince Thibault décide de rentrer sur sa bienheureuse île natale, où l’attend son père le roi pour qu’il prenne sa succession. Mais le retour est semé d’embûches : outre les inévitables tempêtes, Thibault ne tarde pas à découvrir à son bord une passagère clandestine. Ema, une jeune esclave en fuite, n’a pas l’intention de débarquer, au grand dam de l’amiral et de l’équipage. Or, un œil neuf ne sera pas de trop à Thibault : car Pierre d’Angle ne s’est pas arrêtée de vivre en l’absence de Thibault. Son demi-frère, le prince Jacquard, a finement manœuvré en sous-main pour s’assurer la succession. Et il faut également compter avec l’inavouable secret sur lequel repose la prospérité de Pierre d’Angle et qui ne va pas tarder à faire de nouveau parler de lui…

Ce roman m’a été chaudement recommandé par Camille – qui est toujours d’excellent conseil. Et ça n’a pas raté, le conseil était extra !
Pourtant, pour une raison inexplicable, j’ai eu du mal à m’y mettre, alors même que l’introduction du roman nous offre une scène maritime parfaitement troussée, comme je les aime. Sans doute manquais-je de concentration ! Quoi qu’il en soit, une fois que j’ai eu réussi à m’y mettre, on ne m’arrêtait plus.

Car Pascale Quiviger maîtrise parfaitement l’art du récit. L’intrigue se compose de deux parties assez distinctes : la première, pleine d’allant et d’aventures, sur le bateau, est assez divertissante, alors que la seconde, plus consacrée aux complots politiques et aux désillusions quant à Pierre d’Angle, est nettement plus sombre.
Évidemment, des traces de la seconde partie affleuraient déjà dans la première, car on sait dès le départ à quel point le demi-frère de Thibault peut s’avérer manipulateur, ce qui pimente indéniablement l’histoire. De plus, l’autrice jalonne son récit d’effets d’annonce tous plus sombres les uns que les autres, ce qui rend le suspense particulièrement présent – et ce avec excessivement peu de retournements de situation de fin de chapitres.  Résultat ? C’est extrêmement prenant ! Car le narrateur omniscient glisse très régulièrement des allusions au futur funeste des personnages, ce qui empêche très clairement de s’arrêter à la fin du chapitre, comme on se l’était pourtant promis – en tout cas, c’est ce qui m’est arrivé.

« Ema était déjà profondément endormie. Ses boucles éparpillées autour d’elle, sa respiration profonde et régulière rassurait Thibault, mais la dague l’empêchait de se détendre. Il ne comprenait rien à sa propre anxiété. Il se sentait comme un pèlerin en visite sur les lieux d’une tragédie. Il avait l’impression de recevoir des indices sur la nature de son propre destin sans avoir la capacité de les déchiffrer. De fait, il aurait dû se méfier de ce que cachait le manoir d’Ys. Il aurait dû se méfier du bourdonnement inexplicable de la grotte de Frenelles, de sa constellation fossilisée et de l’étoile qui brillait plus fort que toutes les autres. Il aurait dû se méfier du gel précoce et des cartes colorées de son vieux précepteur. Mais il n’avait aucun moyen de le savoir puisque tous les morceaux ne tomberaient en place que bien plus tard.»

Cela tient sans doute également à la galerie de personnages que l’on croise. Ils sont assez nombreux et pourtant, et pourtant ! L’autrice parvient à rendre chacun d’entre eux intéressant, consistant. Malgré cela, c’est à propos des personnages que viendra mon seul point noir du roman : pourquoi s’acharner autant sur Félix ? Certes, il présente un caractère plutôt traditionnellement (et de façon pour le moins sexiste) attribué à une femme, mais ces traits ne sont justement pas réservés aux femmes ! J’ai trouvé dommage de s’appesantir autant dessus, alors que tous les autres personnages sont si soignés, et que le récit se paie même le luxe d’afficher un couple parfaitement égalitaire.
Ce point mis à part, il faut reconnaître que les personnages sont un des atouts majeurs de ce roman. Alors qu’ils sont nombreux, l’autrice parvient à nous les brosser en quelques coups de pinceaux, à leur attribuer personnalités et caractères particuliers, à nous les rendre attachants ou détestables. A ce propos, le prince Jacquard est particulièrement réussi (en odieux méchant que l’on adore détester !), mais je suis certaine qu’il se révélera un peu plus dans les tomes suivants . Outre cet empêcheur de tourner en rond, on navigue entre l’équipage de Thibault, le personnel du château, et quelques figures notables – comme celle de la reine-mère, Sidra, que je trouve follement intrigante. Et est-ce que l’on s’y perd ? Que nenni ! C’est même confondant de fluidité, la preuve que l’on peut maintenir une histoire avec une foultitude de personnages.

Peut-être cela vient-il aussi du style de l’autrice. Sa plume est riche, et d’une incroyable poésie ! Il y a dans ce roman un choix de métaphores assez élevé, ce qui ne rend la lecture que plus agréable. Si vous êtes réfractaires à la poésie, pas de panique, car le récit est tout à fait accessible, ce qui ne gâche rien.

« Un instant plus tard, les beaux étalons de l’écurie royale chevauchaient à travers bois au pas lent des chevaux de labour. Impatient d’arriver et impatient de revenir, Thibault n’avait qu’une seule envie, la même qu’Épinal : parcourir la distance au galop. Mais les troncs resserraient le sentier. Seulement des pins noirs, d’abord, puis aussi des érables, des ormes, des peupliers et des bouleaux grinçants. Le verglas qui, la veille au soir, les avait transformés en poème, venait de passer la nuit à déchirer leur écorce et à massacrer leurs bourgeons. »

Et puis, l’air de rien, le roman aborde un tas de sujets avec beaucoup de tact – et ça non plus, ça ne gâche rien.
Car Ema, notre protagoniste, est noire, ce qui paraît ô combien étrange aux habitants de Pierre d’Angle – qui, rappelons-le, est une île de bouseux perdue dans les confins Nord de l’univers que l’on arpente. Cela ouvre toute une réflexion autour de la différence et du racisme, plutôt intelligemment traitée. J’espère toutefois qu’Ema prendra plus de place dans le tome 2, car je me suis parfois sentie frustrée par l’écrasante présence de Thibaut à ses côtés, alors même qu’Ema est un personnage hyper fort.

L’univers semble de prime abord assez classique. Si on résume, Pierre d’Angle est une île, assez vaste, située au nord. Le climat y est tempéré, l’agriculture bien présente, le paysage découpé en ports, villes, villages, champs et forêts. Une forêt, ou  plutôt, LA forêt, que l’on sent maléfique. Au fil des chapitres sont évoquées des légendes, parfois à demi-mot, parfois plus longuement. Des légendes dont certaines ont un impact très fort sur le récit, ce qui contribue d’une part au suspense de l’intrigue et, d’autre part, à donner de la consistance au territoire que l’on arpente. J’ai adoré cette façon de faire, parce que c’est subtil et vraiment bien fait.

Malgré l’épaisseur du roman, je l’ai englouti d’une traite cet été l’été dernier, pour mon plus grand bonheur. L’autrice a réussi un parfait mélange entre fantasy, aventure et récit initiatique dans un décor qui fait la part belle à une nature pour le moins hostile – voire carrément maléfique. La plume de l’autrice est extraordinaire : soignée sans être ampoulée, riche en métaphores et petites allusions poétiques, c’est un vrai bonheur de lecture. Le récit, de son côté, est épique à souhait. Raison pour laquelle ce roman a été un énooorme coup de cœur (confirmé par le tome 2 lu cet été), que je vous conseille très très chaudement !

Le Royaume de Pierre d’Angle, tome 1, L’Art du naufrage, Pascale Quiviger.
Le Rouergue (Épik), avril 2019, 483 p.

Citation pour la route :

« Thibault l’avait suivie.
– J’aimerais que tu sois sa femme de chambre, Madeleine, si tu veux bien, annonça-t-il en refermant la porte.
– Moi ? La femme de chambre de la princesse ? Moi, sire, vous êtes certain ?
C’était une promotion subite, inattendue, injustifiée. Mais Thibault avait réfléchi que Madeleine, naïve et bien intentionnée, ne représentait aucun danger pour Ema. La preuve : elle adorait le lait chaud à la vanille. C’était peut-être un préjugé, mais Thibault ne s’attendait à aucune activité politique de la part d’une personne qui aime le lait chaud à la vanille. Les chances que Madeleine ait trempé dans les magouilles de Jacquard étaient pratiquement nulles. »

C’est pas ma faute, Samantha Bailly et Anne-Fleur Multon.

Lolita est une célèbre influenceuse beauté. Prudence, la plus grande de ses fans, vit chaque nouvelle vidéo comme une petite bulle ressourçante dans un quotidien stressant. Or, voilà que Lolita disparaît du jour au lendemain des réseaux sans laisser la moindre trace. Prudence en est certaine : c’est louche. Ça ne ressemble pas à son idole. Lolita a sans doute été enlevée par d’odieuses personnes. Quels secrets cache donc l’image si parfaite de Lolita ? C’est décidé, Prudence part à sa recherche…

Cela faisait un petit moment – me semble-t-il – que je n’avais pas lu un roman de Samantha Bailly, donc j’attendais assez impatiemment celui-ci. Et cette attente a été récompensée, car Anne-Fleur Multon (que je découvrais !) et elle ont signé un très chouette roman choral !

Le résumé le laissait supposer : le récit s’appuie sur une double narration, alternant les chapitres consacrés à Prudence (par Anne-Fleur Multon) et ceux consacrés à Lolita (par Samantha Bailly). Ce que je n’avais en revanche pas vu venir, c’est que les autrices choisiraient une chronologie atypique. Si Prudence raconte l’histoire à partir de la disparition, comptant les jours d’absence de Lolita, celle-ci raconte les événements qui se sont déroulés juste avant, en commençant quelques semaines en amont. L’alternance des deux voix amène un suspense assez confortable, mais c’est vraiment le compte à rebours de Lolita qui induit toute la tension dans le récit ! Plus l’histoire avance, plus l’on se demande pour quelles raisons elle a ainsi disparu de la circulation (et si les hypothèses les plus farfelues de Prudence – enlèvement, séquestration, meurtre – sont si farfelues que cela…).
Toujours au chapitre narration, j’ai trouvé la narration de Lolita très audacieuse, et vraiment réussie : son récit est rédigé à la deuxième personne du singulier. Effet immédiat : on se sent dans la position du fan voyeur, totalement impudique et on s’aperçoit assez vite que ce n’est pas forcément une position très agréable.

« Le vendredi soir, j’adore sortir du lycée à dix-huit heures. Les couloirs sont déserts et la nuit presque tombée enrobe les bâtiments d’une obscurité bleutée et cotonneuse. Les profs qu’on croise ont l’air à nouveau de ce qu’ils sont en dehors, pères de famille, amoureuses en retard pour le ciné, conducteurs d’une Mégane vert pomme, en train de se demander si ce soir ce sera soupe ou salade composée. On peut les surprendre en train de regarder leur portable ; ils nous sourient distraitement.
Dix-huit heures, un vendredi soir : c’est le moment de la semaine où les masques tombent. »

Ce choix vient nourrir la réflexion autour des réseaux sociaux proposée dans le roman. Le sujet s’y prête, donc il est beaucoup question ici de la place qu’occupent les réseaux sociaux dans nos vies (notamment celles des adolescent-e-s), de la façon dont les influenceurs mettent en scène leur propre vie et impactent fortement celles de leurs abonnés. Mais, glissement oblige, il est aussi question de cyberharcèlement, des ravages bien réels que peuvent causer des communautés virtuelles, et de la face cachée des réseaux sociaux avec, en premier lieu, le travail caché des mineurs et les abus qu’ils subissent. Tout cela est abordé sans moralisation (je veux dire par là que les autrices ne déconseillent pas aux lecteurs d’ouvrir leur propre chaîne youtube s’ils en ont envie !). En fait, il n’y en a pas besoin. Car le simple parallèle entre les vies de Lolita et Prudence suffit (notamment la vie de la première et les conséquences de son exposition).
Mais une fois de plus, j’ai été surprise. Car le roman aborde un tas d’autres sujets de société parmi lesquels, en vrac, l’homosexualité, le racisme ordinaire, l’amitié, les relations familiales, l’amour et les maladies mentales. Dit comme cela, cela peut sembler un peu trop. Et j’avoue que j’ai moi-même eu peur en voyant se profiler tous ces sujets réunis dans le même roman. Eh bien aussi curieux cela puisse-t-il sembler, ça passe ! Et ça passe même extrêmement bien ! Chaque sujet est traité avec justesse et bienveillance, en évitant l’écueil de la moralisation. À aucun moment on ne se dit qu’il y en a trop, et que certains sujets passent à la trappe. L’ensemble est étonnamment bien équilibré, ce qui est sans aucun doute la grande force du roman. Et ce n’est pas lourd ! Le roman n’est pas entièrement fondé sur des drames et la vie d’une adolescente qui se brise. Loin de là ! Il y a aussi de l’humour, de l’espoir et des scènes attendrissantes, ce qui permet de prendre quelques bouffées d’air frais au fil des pages !

Excellente surprise donc, que C’est pas ma faute. J’avais hâte de le lire, mais vu le sujet, j’avoue que j’avais un peu peur de tomber sur un roman hyper cliché. Alors, je vais être honnête : il y en a. Mais franchement, ce n’est pas grave, au regard de l’ensemble. Le récit est hyper bien mené et les choix narratifs (particulièrement la deuxième personne du singulier) sont vraiment percutants. La chronologie bouleversée amène un suspense très prenant (le roman est littéralement écrit comme un thriller). Les autrices profitent de cette histoire pour évoquer beaucoup de sujets, mais chacun d’entre eux est traité avec humanité et bienveillance, ce qui fait que l’on ressort de la lecture avec la très bizarre impression d’avoir lu un thriller feel-good, sans qu’aucun des deux genres pâtisse de l’autre. Franchement, je suis admirative.

C’est pas ma faute, Samantha Bailly et Anne-Fleur Multon. Pocket jeunesse (PKJ), mars 2020, 377 p.

 

Vivant, Roland Fuentès.

Sept étudiants passent leurs vacances ensemble. L’un d’eux invite un nouvel ami, inconnu du groupe, Elias, qui cristallise aussitôt tous les regards. Nul n’aurait pu prévoir que le séjour entre potes qui s’annonçait si bien — sport, révisions, détente – tournerait en un combat à la vie, à la mort. À moins que la haine de « l’autre » n’ait été là, en germe, dès le premier instant.

Vivant est un roman très court, mais qui prend aux tripes, du début à la fin. Et quand je dis « du début », je n’exagère pas : c’est dès la scène d’introduction que l’on est plongé dans un texte littéralement haletant. Pour preuve, voici l’incipit du roman :

« On fuit bien avec les Running XB 500. Un amorti impeccable, une adhérence adaptée aux reliefs irréguliers. Sous la plante du pied, relayant l’action musculaire, le gel Sentoprène garantit une tonicité optimale.
Mais la chaussure ne serait rien sans le coureur. Et celui qui progresse actuellement à flanc de colline est un athlète remarquable. On peut penser qu’en baskets plus ordinaires, voire en souliers de ville, il se déplacerait aussi très vite. On peut même imaginer qu’à la qualité du matériel et à la maîtrise du mouvement s’ajoute un autre motif : la volonté. Et cette volonté se concentre autour d’un seul mot. Fuir.
Oui. Vraiment. On fuit bien avec les Running XB 500. »

De fait, j’ai été tellement emballée que j’ai lu le roman en à peine une journée, happée que j’étais par ce récit littéralement haletant.
Vivant est un roman choral, qui fait intervenir à tour de rôle certains des personnages : Lucas, Camille, Eva, Johann, Salomé et Mathilde racontent l’un après l’autre leurs vacances, à quoi s’ajoute un narrateur externe pour quelques chapitres. Seuls Elias  et Mattéo n’interviennent jamais, ce qui fait qu’on ne sait jamais ce que pensent les principaux intéressés de la situation : la méthode ne fait qu’augmenter le suspens !

Celui-ci est habilement maintenu par la narration : comme on l’a vu, le roman s’ouvre sur la course-poursuite, qui sera toujours narrée par le narrateur anonyme externe. Sa narration est entrecoupée de courts témoignages des uns et des autres, dont on comprend qu’ils sont racontés a posteriori, et qui permettent de comprendre comment et pourquoi on en est arrivé là. Les raisons étant complexes, elles ne sont révélées qu’au compte-gouttes. Résultat : on est bercés par ce rythme implacable et tenaillés par l’envie d’en savoir toujours plus sur les personnages et sur les raisons de l’incroyable duel qui les oppose.

Au fil des pages se tisse une réflexion sur le vivre-ensemble et le racisme latent de notre société. Comme la course-poursuite et le récit des vacances occupent une large part du roman, ces deux thèmes peuvent sembler diffus et peu développés. J’ai toutefois trouvé que l’auteur laissait aux lecteurs une latitude assez large pour analyser, comprendre et tirer les conclusions qui s’imposent.
Le roman fait aussi la part belle au sport – la plupart des personnages étant des sportifs de haut niveau et ces vacances étant aussi dévolues au sport. De fait, on s’apercevra que pour certains, la discipline sportive peut s’avérer rédemptrice. Ce n’est d’ailleurs pas innocemment que le roman est dédicacé à Rami Yanis et Yusra Mardini, un jeune nageur et une jeune nageuse d’origine syrienne, qui ont fait partie de l’équipe des réfugiés au JO 2016 de Rio : le sport les a sauvés, comme il a eu un fort impact sur la vie d’Elias.

Avec Vivant, Roland Fuentès signe un thriller psychologique ciselé : la forme crée un fort suspense, qui rend le roman particulièrement prenant. Celui-ci met également en avant des valeurs véhiculées par le sport de haut niveau, comme le vivre-ensemble et l’ouverture d’esprit, sans que ces messages ne prennent le pas sur le thriller. Ils sont plutôt présents en toile de fond et donnent au roman une dimension très humaine. En somme, voilà une chasse à l’homme haletante à tous points de vue, que je vous recommande chaudement !

Vivant, Roland Fuentès. Syros, 11 janvier 2018, 183 p.

Glass sword, Red Queen #2, Victoria Aveyard.

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Mare Barrow a le sang rouge, comme la plupart des habitants de Norta. Mais comme les seigneurs de Norta, qui se distinguent par leur sang couleur de l’argent, elle possède un pouvoir extraordinaire, celui de contrôler la foudre et l’électricité. Pour les dirigeants de Norta, elle est une anomalie, une aberration. Une dangereuse machine de guerre.
Alors qu’elle fuit la famille royale et Maven, le prince qui l’a trahie, Mare fait une découverte qui change la donne : elle n’est pas seule. D’autres Rouges, comme elle, cachent l’étendue de leurs pouvoirs. Traquée par Maven, Mare fait face à sa nouvelle mission : recruter une armée, rouge et argent. Aussi rouge que l’aube, plus rapide qu’un éclair d’argent. Capable de renverser ceux qui les oppriment depuis toujours.
Mais le pouvoir est un jeu dangereux, et Mare en connaît déjà le prix.

Alors que le premier tome avait été une excellente surprise, celui-ci n’est, malheureusement, qu’une intense déception. Si Mare était une jeune fille qui ne s’en laissait pas compter dans le premier volume, ici elle sombre dans un regrettable nombrilisme. Alors, certes, difficile de prévoir comment réagira une personne traumatisée. Difficile aussi de juger Mare après ce qu’elle a subi. Pourtant, elle devient égocentrique, irrationnelle et passe plus de temps à s’apitoyer sur son sort qu’à chercher des solutions ce qui, à la longue, s’avère aussi répétitif qu’agaçant. Ainsi, elle déplore que les autres ne la comprennent pas, mais elle préfère rester dans son coin à ruminer sans rien dire… Et c’est ainsi tout du long. En outre, la plupart de ses dialogues intérieurs semblent parfaitement artificiels – en plus de tourner parfaitement en rond.

De plus, Mare est la seule et unique narratrice. Or, comme elle ne s’intéresse que de très loin à la situation, alors même qu’il se passe une foule de choses, le récit est d’une incroyable lenteur. Avant, bien sûr, de concentrer toute l’action dans les dernières pages. De plus, les quelques actions sont affreusement répétitives. Mare doute, elle décide de faire confiance à quelqu’un, est trahie, se remet à douter, et cela recommence encore et encore.

Le plus dommageable, c’est qu’après un premier tome plutôt inventif et bien mené, on retombe dans les clichés les plus courus de la littérature young-adult. Sans surprise, il y a donc des trahisons attendues, des proches qui disparaissent et, mais oui, un triangle amoureux.

Si le premier volume avait été incroyablement prenant, celui-ci est nettement plus mitigé : alors que l’univers est très prometteur, il est complètement occulté par les monologues intérieurs pas bien passionnants de Mare. Fade, Glass sword aligne les clichés des romans young-adult du moment, ce qui est bien dommage. 

◊ Dans la même série : Red Queen (1) ;

Red Queen #2, Glass Sword, Victoria Aveyard. Traduit de l’anglais par Alice Delarbre. Le Masque (MsK), février 2016, 472 p. 

Ma nounou est une girafe, Anne-Soline Sintès & Perrine Joe.

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Quand votre nounou est une girafe, la vie est belle et pleine de surprises !
Mais dans la ville d’Arsène et de Gisèle, des panneaux se mettent à fleurir sur les portes des magasins et des lieux , privant peu à peu les longs cous de leur liberté…

Arsène va voir une nouvelle nounou. Et, surprise ! C’est une girafe ! Avec des pattes partout et un immense cou, encore plus long que les-dites pattes ! Contrairement aux apparences, Arsène et Gisèle s’apprivoisent rapidement, à tel point qu’Arsène ne voudrait jamais d’autre nounou.
Mais voilà… la vie n’est pas toute rose… Bientôt, les panneaux interdisant l’accès aux longs cous fleurissent en ville. Foi d’Arsène, ça ne se passera pas comme ça. Bientôt, toute la ville manifeste contre l’injuste décision.

L’histoire démarre très tranquillement, avant de basculer dans une ambiance bien plus sombre et Anne-Soline Sintès et Perrine Joe maintiennent un bon équilibre entre l’humour qui baigne textes et illustrations et l’évocation très sérieuse de la montée des intolérances. Et l’album est mené de très intelligente façon : alors que la situation semble revenir à des jours meilleurs, les auteurs ne l’achèvent pas sur une note résolument positive. En effet, la conclusion montre que le combat contre le racisme et la ségrégation ne s’achève jamais, que les fanatismes guettent à tous les coins de rue (ou presque) et qu’il ne faut surtout pas relâcher ses efforts après une petite victoire !

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Les illustrations apportent un peu de douceur à cette histoire résolument militante : colorées, douces, enjouées, les aquarelles d’Anne-Soline Sintès sont riches de détails et invitent à prendre son temps en lisant l’album.

Le choix de sujet n’était pas évident, mais force est de reconnaître qu’Anne-Soline Sintès et Perrine Joe s’en sortent avec les honneurs. C’est avec délicatesse, humour, mais aussi beaucoup de sérieux qu’elles évoquent ces sujets, malheureusement atemporels, que sont la tolérance, le racisme et la ségrégation. À lire dès quatre ans !

Ma nounou est une girafe, Anne-Soline Sintès & Perrine Joe. Éditions du Père Fouettard, 2016, 24 p.

Il, Loïc Le Borgne.

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À Templeuve, personne n’aime les fauteurs de troubles. Les ados du coin jouent les caïds et les adultes se méfient comme de la peste des inconnus. Cet été-là, Élouan, treize ans, passe les vacances chez sa cousine. Il suffit de quelques jours pour que son comportement attire l’attention de tout le village. Il a un lien particulier avec les animaux et anticipe les réactions de chacun comme s’il lisait dans les pensées. Ce garçon n’est pas normal, il ressemble à ces «mutants» dont on parle aux informations. À Templeuve, les hommes ne se laissent pas impressionner. Que la traque commence.

Et voilà le nouveau roman de Loïc Le Borgne, au rayon jeunesse ! Dès les premiers chapitres, le ton est donné : Élouan n’est même pas encore arrivé à Templeuve qu’on sent planer une ambiance pesante sur le village. Il est bordé par une friche industrielle – une entreprise ayant fermé – dans laquelle les petits caïds locaux jouent à se faire peur et à devenir de vraies terreurs reproduisant, pour certains, les comportements de leurs parents. C’est ainsi que l’on découvre Valentin, jeune coq chef de bande ayant néanmoins bon fond, dont le second, nettement moins modéré, aspire à être calife à la place du calife. Et pour un simple différend avec Élouan, ceux-là vont décider d’emblée que le garçon est étrange, un peu trop pour son bien.

Mais que lui reproche-t-on, au juste ? Si l’on regarde bien, ce que l’on reproche à Élouan, c’est de ne pas entrer dans le moule, de ne pas être dans la sacro-sainte «norme». Et, si l’on y pense bien, c’est un problème assez courant. Réfléchissez bien : combien de personnes, dans votre entourage, harcelées pour ne pas se conformer au cliché qu’on attend de les voir respecter ? Malheureusement, le sujet est pile poil dans l’actualité…
Loïc Le Borgne va, ainsi, évoquer plusieurs sujets de société au travers de l’histoire. Le harcèlement, donc, mais aussi les maltraitances (dont est victime Valentin) qu’elles soient issues de camarades ou de membres de la famille. À côté de cela, il y a aussi l’aveuglement collectif et la malsaine émulation à laquelle peut mener un groupe. Terrifié, le village se regroupe autour de ses leaders, aux idées rétrogrades et bascule, peu à peu, dans un système répressif qui n’a rien à envier aux heures les plus sombres des gouvernements totalitaires. Si la famille de Romane est « gentiment » priée de dégager, il est prévu de, au mieux, remettre Élouan – en sa qualité de mutant – aux autorités, au pire, le passer par les armes.

Si le roman, avec la présence des mutants aux capacités cognitives supérieures à celles de l’Homo Sapiens, flirte du côté de l’anticipation, il n’en est pas moins réaliste. En effet, si l’on se penche sur l’Histoire, on s’aperçoit assez vite que plusieurs espèces humaines ont cohabité (Néandertal et Homo Sapiens, par exemple), avant qu’une ne supplante l’autre. L’arrivée d’une nouvelle espèce, issue de mutations génétiques spécifiques, est donc loin d’être tirée par les cheveux. L’auteur a choisi de placer son récit en 2019 mais la validité de l’hypothèse scientifique, le fait que les paysages soient familiers (l’histoire se déroule dans le Nord de la France et l’environnement est identique à celui d’aujourd’hui) et, enfin, les réactions bêtes et méchantes mais malheureusement hyperréalistes des villageois contribuent à rendre le roman extrêmement réaliste. Et c’est bien ce qui rend cette anticipation si terrifiante : si on se sentait moins proche de ce qu’il décrit, on ne s’effraierait pas de lire le compte-rendu tragique des événements…

Heureusement, tout n’est pas si pourri au royaume de Templeuve. Car si l’histoire prouve que le groupe fait rarement preuve d’intelligence et qu’il est extrêmement difficile de s’y opposer sans y laisser des plumes, l’auteur nous taille quelques belles figures de résistants, capables de camper sur leur position, malgré les déchirements que cela implique. Ainsi, il évite tout effet de sinistrose et permet de réinsérer une belle note d’espoir dans un roman, globalement, assez sombre.

Il est donc un très bon roman d’anticipation, très lisible et facile d’accès. L’histoire démarre assez vite et on se sent happé dès les premières pages par l’ambiance excessivement pesante qui règne sur le récit. À travers l’histoire de ces mutants persécutés, Loïc Le Borgne évoque des sujets de société d’importance avec autant de justesse que d’intelligence. Voilà un roman qui met en avant de belles valeurs et fait réfléchir sur notre monde ! À mettre entre toutes les mains. 

Il, Loïc Le Borgne. Syros, 2015, 259 p. 

Martyrs #2, Oliver Peru.

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Où l’on retrouve Irmine, Helbrand et Kassis. Dans un royaume en proie aux plus vives tensions, chacun va devoir jouer serré pour tirer son épingle du jeu. Alors qu’Alerssen a été envahie par les troupes du Reycorax, il faut aussi compter sur les Arserkers d’Allena prêts à en découdre… 

Le premier tome de Martyrs m’avait beaucoup plu ; ce second opus est même un cran au-dessus ! (Je ne résume volontairement pas plus l’intrigue afin de ne pas vous gâcher l’énorme cliffhanger final de Martyrs 1.)

L’intrigue alterne entre passé et présent ; on découvre, pas à pas, l’itinéraire du fameux borgne qui a causé tant d’inquiétudes dans le premier volume et qui est ici au centre de l’histoire. Saërn (notre borgne, donc) est un personnage pour le moins complexe, passionnant à découvrir, surtout quand on pense aux implications de sa présence. Lui dont on pensait avoir fait le tour – un spadassin comme tant d’autres – s’avère profondément touchant.

C’est aussi l’occasion de développer les personnages ; si on pensait, à l’issue du tome 1, les avoir tous plus ou moins cernés, on s’aperçoit ici qu’Oliver Peru nous réservait encore bien des surprises – et on en vient à se demander si on les a d’ailleurs toutes éclusées. En fait, on a quasiment l’impression d’avoir à faire à de nouveaux personnages tant les évolutions ont été surprenantes. En même temps qu’il dévoile les nouveaux caractères, il nous en apprend plus sur certains épisodes de leur passé (pensez au Père Carnage, par exemple), qui ne font que renforcer des personnages déjà très fouillés. Certains se révèlent bien différents de ce qu’on avait dans le premier tome ; on en vient à apprécier ceux que l’on détestait, et à se sentir mitigé par ceux qui nous plaisaient. C’est le monde à l’envers !

Et l’intrigue est à l’avenant. Maintenant que les diverses alliances, traîtrises et autres masques astucieux sont éventés, place au déploiement de l’intrigue. Celle-ci ressemble furieusement à une redoutable partie d’échecs, les coups pouvant se jouer plusieurs années à l’avance. Le roman comporte son lot d’actions et rebondissements inattendus, mais c’est surtout la politique qui est importante dans cet opus. Du coup, l’intrigue semble un poil moins trépidante que dans le premier tome… mais, curieusement, elle est tout aussi prenante. À côté des grandes manœuvres politiques, il y a les petites combines personnelles, et les destins plus insignifiants qui se mêlent à la trame générale. Tout cela s’organise brillamment et constituent une histoire de plus en plus complexe – mais dans laquelle on ne se perd jamais.
Par ailleurs, l’intrigue, en gagnant en complexité, est aussi devenue bien plus sombre : tous les coup bas sont permis et l’auteur n’hésite pas à sacrifier quelques pions de son échiquier, au grand dam du lecteur…
Cet opus est donc un savant mélange entre actions, complots, retournements de situations, et réflexions plus calmes. Comme dans le premier volume, l’histoire est maîtrisée en tous points, et le suspens au rendez-vous. Résultat ? Des chapitres qui s’avalent presque tout seuls, et une extrême difficulté à lâcher le roman…

Mais là où cela devient génial, c’est qu’à plusieurs reprises, l’intrigue bascule dans des directions totalement inattendues. La fin du premier tome annonçait déjà la couleur et faisait prendre à l’histoire un tour des plus originaux ; la source est loin d’être tarie, quand on voit la qualité et l’originalité de ces nouveaux rebondissements – et donc on s’attend à un tome tout aussi explosif par la suite.
La fin, pleine de poésie et de magie, donne à nouveau furieusement envie d’avoir la suite !

Bref, Martyrs II, c’est du grand art. Et à propos d’art, le roman est illustré de portraits des personnages, et de cartes de tarot. Sublimes ! On regrette juste de les avoir en noir et blanc, car ça ne leur rend pas totalement justice…

Martyrs continue donc de me subjuguer et je trépigne évidemment d’impatience en attendant le troisième volume. L’intrigue est tout bonnement géniale, et file vers des horizons tout à fait inattendus, mais parfaitement amenés. C’est passionnant car la situation politique a été soigneusement fignolée ; on se croirait en pleine partie d’échec et on ne s’ennuie pas un seul instant. Voilà de l’excellente fantasy (française, en plus !) à côté de laquelle il serait extrêmement dommage de passer !

Info bonus : le premier volume sort en poche le 13 mai 2015… à temps pour les Imaginales, donc 🙂

◊ Dans la même série : Martyrs (1) ;

Martyrs, livre II, Oliver Peru. J’ai Lu, 2014, 637 p. 

Lecture commune ! Ils l’ont également lu :  Solessor, DarkToy, erine6, Vashta NeradaLa tête dans les livres, yuya46, Altaira, angelebb, Camille7 et Mypianocanta.

ABC Imaginaire 2015

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