Une immense sensation de calme, Laurine Roux.

Alors qu’elle vient d’enterrer sa grand-mère, une jeune fille rencontre Igor. Cet être sauvage et magnétique, presque animal, livre du poisson séché à de vieilles femmes isolées dans la montagne, ultimes témoins d’une guerre qui, cinquante plus tôt, ne laissa aucun homme debout, hormis les « Invisibles », parias d’un monde que traversent les plus curieuses légendes.

Première lecture pour le Prix Imaginales des Bibliothécaires, et grosse surprise !
Ce roman n’est pas du tout dans la veine de ce que j’imaginais appartenir à la sélection et je dois dire que la lecture du résumé m’a fait plisser le nez. Mais, une fois la dernière page tournée, l’intrigue est définitivement post-apocalyptique !

Laurine Roux situe ses personnages dans un univers qui semble avoir été ravagé, un demi-siècle auparavant, par un conflit nucléaire dont certains humains – isolés – portent encore les stigmates. Pour son bien, la société s’est acharnée à oublier les événements traumatiques survenus quelques 50 ans plus tôt : cet épisode ne subsiste d’ailleurs dans les mémoires que sous le titre de Grand Oubli. On n’en découvrira donc que quelques bribes, au gré du récit, les détenteurs de l’autorité empêchant toute forme de mémoire de l' »avant ». Pas de détails donc, ou d’explications sur le pourquoi du comment de la chose : ça s’est fait ainsi, et il faut faire avec. De l’autorité, on n’aura d’ailleurs pas beaucoup de nouvelles non plus. Le « Comité » – c’est son nom – est bien présent dans l’esprit des gens, mais on n’en croise jamais aucun avatar. D’ailleurs, les personnages ne luttent aucunement contre cet ordre établi : ils sont, ils vivent leur vie et certains se confient parfois sur ce qu’ils ont traversé. Bref : pas de dystopie à l’horizon.

Le bruit du vent mérite plus d’attention que les vaines paroles.

Depuis le Grand Oubli, la vie a repris son cours, en s’adaptant aux nouvelles conditions de vie, en se réappropriant des savoirs immémoriaux (semble-t-il) et en perpétuant contes, légendes et pratiques de l’ancien temps. Il ne reste plus rien, tout est à reconstruire, aussi la société est-elle donc essentiellement paysanne, débrouillarde et superstitieuse comme pas deux. La nature occupe une place prépondérante dans le récit et atteint quasiment le statut de personnage. Les descriptions de paysages sont particulièrement réussies et m’ont littéralement transportée dans les forêts et les montagnes qu’arpentent les personnages. Le roman a d’indéniables petits aspects de nature writing. Par ailleurs, le récit est empreint d’une atmosphère slave très prenante : qu’il s’agisse des noms cités (de lieux comme de personnages), de la flore ou de la faune que l’on rencontre, des rites qui se sont (re)mis en place, on s’imagine sans peine dans les immensités d’une taïga résolument hostile, qui forge des caractères âpres, de taiseux et de dures à cuire – ce que sont, d’une certaine façon, les personnages que l’on suit. Il faut dire que l’environnement dans lequel ils évoluent n’incite pas vraiment à la frivolité.

Sous mes pieds je sens quelque chose de froid. À moitié enterrées dans le sable, deux pièces de cuivre. Elles ont dû se décrocher d’une jupe pendant la nuit. Je les ramasse et vais les jeter dans l’eau. Pour payer le Passage.
Car nous sommes tous de passage. Simplement de passage.

Le récit est porté, tout du long, par un style simple, mais incroyablement évocateur. Il y a une économie de mots, un art du silence et des soupirs qui font jaillir des images puissantes et une certaine poésie du texte. Ça se lit et se relit pour le plaisir des mots !

Évidemment, il est question de survie dans ce très court roman et de survie dans un univers hostile. La nature, d’abord, aride, venteuse, implacable et qui n’a que faire des hommes. Mais les hommes, aussi, dont les superstitions s’avèrent encore plus arides et plus menaçantes encore que l’environnement. Et que reste-t-il ? Les mots pour le dire et faire vivre les souvenirs. Superbe échappée donc, que ce texte de Laurine Roux, dont le style incisif parvient à faire jaillir la poésie d’un univers pour le moins inhospitalier ! Je pense que je n’arriverai jamais à traduire combien j’ai trouvé ça beau, alors autant faire simple : lisez-le ! (En plus il n’est pas long).

Une immense sensation de calme, Laurine Roux. Éditions du Sonneur, 15 mars 2018.

Lu dans le cadre du Prix Imaginales des Bibliothécaires  :

Dix jours avant la fin du monde, Manon Fargetton.

France, dans les années 2010. Deux lignes d’explosions frappent et ravagent la Terre. Leur origine en est inconnue, mais lorsque les deux lignes se rejoindront au large de la Bretagne, le monde sera détruit. Alors que les routes sont encombrées de fugitifs tentant vainement d’échapper au cataclysme, six hommes et femmes sont réunis par les aléas du voyage. Ensemble, il leur reste dix jours à vivre avant la fin du monde…

Des fois… ça le fait pas. Et là, clairement, ça l’a pas fait, malgré toutes les bonnes choses que propose le roman.
Assez vite au début, on est plongés dans le bain : des explosions ravagent la Terre, les gens meurent, on ne sait pas ce qu’il se passe et, en gros, tout le monde va y passer. Ambiance apocalyptique soignée ! Le stress, l’angoisse et un terrible sentiment d’inéluctabilité nous assaillent et donnent au début du roman un côté particulièrement prenant.

On découvre quasiment dans la foulée les six personnages qui vont porter l’histoire. Brahim, chauffeur de taxi qui accepte de convoyer tout le monde jusqu’en Bretagne ; Gwenaël, auteur de romans fantastique avec une étrange acuité ; Sara, sa compagne, qui aimerait pouvoir fonder une famille (oui, malgré la situation) ; Valentin, trentenaire un peu paumé qui a dédié sa vie à sa mère ; et Lou-Ann, étudiante en arts, dont les parents sont bloqués au Japon. À l’autre bout de la route, en Bretagne, il y a Béatrice, commandante de police au grand cœur.
Les chapitres, assez courts, alternent entre ces protagonistes, qui ont chacun des objectifs assez différents en tête. Des objectifs très adultes, aussi, entre ceux qui essaient de concevoir un enfant, celui qui tente de trouver sa véritable identité, ou bien ceux qui se demandent si la vie aurait pu leur réserver de belles surprises. On alterne finalement entre des questionnements qui parleront peut-être plus aux lecteurs adultes qu’aux adolescents.
Et c’est peut-être ces questions, justement, qui ont fait que j’ai, peu à peu, décroché. En effet, j’ai eu l’impression que les personnages étaient entièrement contenus dans ces préoccupations, sans réelle existence en-dehors de celles-ci, ce qui m’a semblé parfois un brin réducteur. Pour autant, cela convient parfaitement à l’ambiance : c’est la fin du monde, et j’imagine difficilement comment on peut se concentrer sur autre chose que sur la survie et les questions qui nous taraudent (et qu’on occultait peut-être jusque-là). Par ailleurs, tout cela est bien amené dans le récit, mais induit quelques longueurs difficilement inévitables, qui expliquent sans doute pourquoi, peu à peu, j’ai cessé de me sentir aussi impliquée pour les personnages et leurs pérégrinations.

De plus, le système de double récit ne m’a pas totalement convaincue. L’un des personnages, auteur de son état, est obsédé par le roman qu’il est en train d’écrire et qui se superpose de plus en plus à la réalité, tant il a des fulgurances sur la situation en cours. Or, peu à peu, cela finit par prendre le pas sur le récit en cours et, si le côté science-fictif et allégorique est vraiment bien trouvé, là encore, je me suis de plus en plus sentie étrangère à ce qu’il traversait – et ses camarades avec lui. Le cercle vicieux étant ce qu’il est, j’ai également eu du mal à me sentir impliquée dans ce qu’ils vivaient et plus ça allait… eh bien moins ça allait, justement.
Pour autant, le roman est loin d’être ennuyeux car l’alternance entre les différents personnages et le rappel perpétuel du terrible ultimatum assurent un certain rythme.

Et je dois préciser que si leurs préoccupations personnelles, tout comme le récit parallèle, m’ont plus souvent qu’à leur tour laissée de marbre, j’ai en revanche apprécié le portrait ô combien apocalyptique que tisse Manon Fargetton. Elle explore toutes les facettes de la réaction humaine à l’annonce de la fin du monde, en passant par toutes les approches. Ce qui incite à se demander parmi quelle frange on se rangerait dans une situation similaire… (et bien malin qui parviendrait, d’ores et déjà, à trancher). Et j’ai adoré la fin ! Autant sur le coup il est possible qu’elle m’ait tiré une petite exclamation outrée (façon « Qu’est-ce que *** de QUOI ??! ») autant, tout bien réfléchi, cela ne pouvait pas terminer autrement.

En somme, un récit apocalyptique assez prenant et qui suscite pas mal de questions (tant en cours de lecture qu’à la fin) ; je regrette toutefois de n’y avoir pas été aussi sensible qu’il l’aurait sans doute mérité.

Dix jours avant la fin du monde, Manon Fargetton. Gallimard, 18 octobre 2018, 464 p.

Ceux des limbes, Camille Brissot.

Du haut du Mont-Survie, Oto admire chaque jour la forêt qui l’encercle à perte de vue. Elle est si belle qu’il en oublierait presque ce qui se tapit sous les arbres. Mais lorsque la montagne s’endort, que les lumières s’éteignent et que les voix s’effacent, le vent résonne d’un chant inhumain, effroyable : le gémissement des limbes, les victimes de l’épidémie. Bientôt, Naha devra passer plusieurs jours et plusieurs nuits dans la forêt. Oto refuse de rester cloîtré en espérant le retour de celle qu’il aime plus que tout. Quitte à être une proie de plus, il va sortir lui aussi.

Après les interrogations sur la vie après la mort dans La Maison des Reflets, un roman à l’atmosphère très prenante, Camille Brissot change d’ambiance avec cette aventure se déroulant dans un univers post-apocalyptique. D’ambiance, mais pas totalement de sujet… car dans Ceux des limbes, il est aussi question de rapport à la mort ! Sauf que cette fois… on est confrontés à des zombies ! Eh oui, messieurs-dames !

Dans cet univers résolument futuriste, une pandémie a donc éradiqué une bonne partie de l’espèce humaine, laissant quelques rares rescapés – dont fait partie la communauté d’Otolan, largement isolée. La société post-épidémie a reproduit le schéma de la société d’avant et se retrouve donc très largement clivée entre nantis et miséreux – rien de neuf sous le soleil, donc, l’humain dans la fiction comme dans la réalité apprenant rarement de ses erreurs. L’intrigue va donc mêler des personnages issus des cercles supérieurs (les riches, en somme) et d’autres issus des cercles inférieurs (les bouseux). Otolan est un cas particulier car, s’il est issu d’un cercle pas super bien noté dans le classement, il a brièvement vécu chez les riches et puissants : ce n’est pas vraiment un transfuge, mais cela a fortement marqué son évolution et certains des choix qu’il fera par la suite.
De fait, le roman est vraiment porté par les personnages, Oto en tête de file. Autour de lui gravitent des enfants issus de tous les cercles et parmi lesquels il y a, sans trop de surprise, une petite amie qui ne se laisse pas faire, un meilleur ami parfois tête de pioche, un antagoniste à baffer (mais qui a aussi ses contradictions), et d’autres. Ça pourrait sembler cliché mais, curieusement, ça ne l’est pas, car les personnages ont des profils et des psychologies assez finement détaillés, qui permettent de nuancer vraiment le propos. Ainsi, Otolan n’est pas toujours très héroïque et fait de nombreuses boulettes ; Naha n’est pas seulement une petite amie boiteuse qu’il faut protéger ; Rostre, malgré tout, n’est pas un monstre sans cœur (s’il n’avait pas de cœur, ça lui simplifierait d’ailleurs grandement la vie : mais il n’y aurait pas eu d’histoire !).

Côté intrigue, le rythme prend doucement : le départ est assez lent mais dès quitte l’on quitte la cité, la tension commence à grimper – n’oublions pas que nous sommes en pleine nature, cernés par les zombies ! À cela, il faut évidemment ajouter les tensions internes au petit groupe et à l’apparition non prévue d’Otolan à l’extérieur. Après quoi, l’intrigue suivra un chemin assez classique, qui a tout d’un récit initiatique. Si toutes les péripéties ne font pas bondir de surprise, Camille Brissot nous en a tout de même réservé quelques-unes, que ce soit dans les retournements de situation ou dans les décisions des personnages.

Ceux des limbes, ce sont donc environ 400 pages d’adrénaline, d’odeur d’humus et d’émotions fortes, dans un univers post-apocalyptique fouillé, dont la forêt ne cache vraiment pas l’arbre de l’inégalité : zombies ou pas, les survivants ont perpétué un schéma bien connu, dont l’iniquité et l’absurdité sautent littéralement aux yeux. Mais le roman n’est pas non plus un plaidoyer pour le vivre-ensemble : c’est, avant tout, un page-turner bourré d’action et de rebondissements savamment menés, qui ne fait que confirmer la présence de Camille Brissot sur ma liste des auteurs-à-suivre-à-l’avenir !

Ceux des limbes, Camille Brissot. Syros, avril 2018, 473 p.

Thunderhead, La Faucheuse#2, Neal Shusterman.

Intelligence artificielle omnipotente qui gère la Terre pour l’humanité, le Thunderhead ne peut en aucun cas intervenir dans les affaires de la Communauté des Faucheurs. Il ne peut qu’observer… et il est loin d’aimer ce qu’il voit.
Une année s’est écoulée depuis que Rowan a volontairement disparu des radars. Depuis, il est devenu une véritable légende urbaine, un loup solitaire qui traque les Faucheurs corrompus et les immole par le feu. La rumeur de ses faits d’armes se propage bientôt à travers tout le continent Méricain.
Désormais connue sous le nom de Dame Anastasia, Citra glane ses sujets avec beaucoup de compassion, manifestant ouvertement son opposition aux idéaux du « Nouvel Ordre » institué par Maître Goddard. Mais lorsque sa vie est menacée et ses méthodes remises en question, il devient clair que les faucheurs ne sont pas tous prêts à embrasser le changement qu’elle propose.
Le Thunderhead interviendra-t-il ? Ou se contentera-t-il d’observer la lente descente aux enfers de ce monde parfait ?

Vous le savez sans doute si vous traînez souvent vos basques dans le coin, Neal Shusterman fait partie de mes auteurs fétiches. Donc j’attendais avec une impatience à peine quantifiable la suite de sa série La Faucheuse (que j’ai lue le mois dernier, mais que je n’avais pas pris le temps de chroniquer, shame on me). Et, une fois de plus, il m’a ravie, alors que je démarrais avec quelques appréhensions.

Je ne vais pas mentir, on sent très clairement que Thunderhead est un tome de transition mais, quoi qu’il en soit, il est excellent ! La situation a bien changé depuis le premier volume : Citra a remporté le combat, elle est désormais une Faucheuse assermentée, tandis que Rowan, lui, embrasse avec ferveur une carrière nettement moins légale. Tour à tour, on suit les deux Faucheurs, ce qui instaure dans le récit un agréable suspense. D’autant que la galerie des personnages ne tarde pas à s’enrichir de deux autres points de vue récurrents : celui de Grayson, une pupille du Thunderhead dont le parcours va subitement connaître quelques péripéties dont il se serait passé et celui, bien plus surprenant… du Thunderhead lui-même. Les passages narratifs consacrés à l’intelligence artificielle qui régit désormais l’univers sont absolument passionnants et éclairent d’un jour nouveau (et pas toujours très rose) les choix et agissements de la Communauté des Faucheurs. Ces deux points de vue amènent de nouvelles et passionnantes perspectives sur l’affaire en cours – notamment celui du Thunderhead, dont on découvre subitement toute la puissance… et l’impuissance.
Ainsi, au fil des chapitres, on s’interroge sur les conséquences politiques, mais surtout éthiques, des décisions prises par la Communauté. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a foule de questionnements à envisager et que les choix moraux opérés laissent rarement indifférents !

La première partie est assez posée, voire un peu lente, car elle met en place une foule d’éléments qui serviront dans la suite. L’action prend peu à peu, alimentant les tensions du récit, qui grimpent jusqu’au final littéralement explosif  – et qui nous laisse très clairement sur les dents dans l’attente du troisième tome !

Thunderhead est donc un très bon tome de transition : si le rythme est globalement plutôt lent, c’est pour mieux installer de nouveaux personnages et de nouvelles situations. Les rebondissements sont nombreux et maintiennent parfaitement le suspens, alimentant une tension qui va crescendo, jusqu’au final trépidant. Comme dans le premier tome, le roman pose un tas de questions, notamment éthiques, laissées à la libre interprétation des lecteurs, ce qui fait partie du côté hautement addictif du roman. Bref : vivement la suite !

◊ Dans la même série : La Faucheuse (1) ;

La Faucheuse #2, Thunderhead, Neal Shusterman. Traduit de l’anglais par Stéphanie Leigniel.
R. Laffont, mars 2018, 571 p.

Nouvelle Sparte, Erik L’Homme.

Deux siècles après les grands bouleversements qui ont balayé le monde-d’avant, Nouvelle-Sparte vit en paix au bord du lac Baïkal. Valère et Alexia, seize ans, se préparent à devenir pilotes d’élite quand une série d’attentats sème le chaos dans la cité. Qui se cache derrière ces lâches attaques ? Les fanatiques du Darislam ? Les patriciens corrompus de Paradise ? Valère est chargé par le Directoire de mener l’enquête. Une mission périlleuse qui va le plonger dans les sombres entrailles de l’Occidie et faire voler son univers en éclats…

Valère vit au bord du lac Baïkal, dans une cité grandiose nommée Nouvelle-Sparte et dont le fonctionnement est entièrement inspiré de sa lointaine ancêtre lacédémonienne, mâtiné de discipline soviétique. Ainsi, les enfants vivent en famille jusqu’à l’âge de sept ans, puis vont étudier à l’agogè où on les répartit selon différentes castes aux limites bien définies, correspondant aux métiers exercés. Tout cela sous l’égide d’un Panthéon richement fourni et qui découle tout droit du polythéisme grec. Et on retrouve même le rituel de la Kryptie, au cours duquel commencent les ennuis (si l’on peut dire) de Valère !

Le texte d’Erik L’Homme joue sur l’antagonisme bien connu États-Unis/URSS de la Guerre froide, dont on reconnaît aisément les motifs derrière les civilisations présentées… Mais il joue aussi sur des thèmes qui s’avèrent vraiment d’actualité, puisqu’il est également question de terrorisme et d’attentats meurtriers. Tout ce qu’il faut pour donner à ce roman une ambiance proprement rétro-futuriste, alimentée par l’imprégnation spartiate.
Au-delà de cette influence notoire, on remarque évidemment les très fortes similitudes que présentent l’univers d’Erik L’Homme avec le nôtre. Orient et Occident s’y opposent aussi, cette dernière partie du monde étant encore divisée entre deux doctrines, que l’on pourrait résumer – grossièrement – ainsi : les consuméristes issus du capitalisme (l’Occidie), les ascètes tournés vers la vie en communauté (la Baïkalie). Résumé ainsi, cela pourrait paraître affreusement manichéen mais dans les faits, ça ne l’est pas, l’auteur parvenant à surpasser cette apparente binarité. D’ailleurs, c’est assez intéressant car Valère étant un baïkalien (qui prône donc une vie plus tournée vers la Terre et plus respectueuse des ressources naturelles), on note au fil des chapitres un vrai questionnement de nos modes de vie, qu’ils concernent la (sur)consommation, les relations sociales ou le système de castes qui s’instaure. Et la vision n’est pas binaire, heureusement : Valère est jeune et il goûte (avec un certain plaisir) aux charmes de la vie opulente qu’il découvre en Occidie.

De fait, le roman est riche en nuances. Alors qu’il se présente sous des auspices un brin manichéens, on se rend finalement compte que chaque parti présente de bons et de mauvais côtés, et qu’il n’est pas toujours bon de juger sur les seules apparences. Au vu de certains soupçons qui planent sur la majeure partie du récit et de l’écho qu’ils rencontrent avec notre actualité, cela donne bien envie de mettre ce roman entre toutes les mains.

Mais ce n’est pas tellement pour son aspect très actuel que ce roman m’a beaucoup plu (au contraire, les nombreux appels du pied à notre quotidien ont failli avoir raison de ma patience). Non, ce qui m’a le plus emballée ici, c’est le petit côté post-moderne que confère au récit l’ambiance dans laquelle il se déroule. Comme je le disais en introduction, c’est un récit post-apocalytpique marqué (comme souvent) par un retour aux sources qui, ici, s’incarne dans la lutte ancestrale opposant les deux blocs géants de l’Est et de l’Ouest. De plus, les baïkaliens ont adopté corps et âme la discipline spartiate, ainsi qu’un mode de vie bien plus proche de la Nature, qui rencontrent une technologie très avancé, un peu comme si deux époques avaient fusionné le meilleur d’elles-mêmes. Et cet aspect rétrofuturiste fonctionne à plein !

L’intrigue, quant à elle, joue sur trois tableaux : la quête d’identité (Valère étant de père Baïkalien et de mère Occidienne, il se pose beaucoup de questions), l’espionnage (car on est bien au-delà du polar ici !) et la philosophie (le texte étant truffé de perles tantôt philosophiques, tantôt poétiques, empruntées aux cultures grecques). Le mélange s’est avéré passionnant !

Enfin, dernier point – et sans doute celui qui m’a le plus impressionnée : le travail sur le langage. Il est perceptible dès la première phrase. Erik L’Homme a usé ici d’un style qui rappelle, par son phrasé, les épopées orales anciennes, avec une poésie et une musicalité internes assez marquées. De plus, il présente un langage qui, comme l’univers, a grandement évolué : on remarque de nombreux glissements sémantiques et des mots-valises vraiment bien trouvés, qui ouvrent d’incroyables perspectives symboliques, quand on y pense. Et le mieux, c’est que malgré ces innovations ou modifications, le texte est d’une incroyable fluidité (sans doute grâce à la musicalité que j’évoquais plutôt).

J’étais (évidemment) curieuse de lire ce nouveau roman d’Erik L’Homme et, si certains détails m’ont un tantinet agacée, il a su m’emporter dans cet univers qui a tout à voir avec le nôtre, tout en étant original. L’intrigue nous transporte dans une histoire d’espionnage bien troussée, sur fond de conflit mondial larvé. On y retrouve des thèmes chers à l’auteur, mais qui prennent ici tout leur sens : proximité avec la nature, liberté, bienveillance et philosophie sont au cœur du récit, lequel parvient à passer tous ses messages sans être moralisateur (un vrai bon point). Enfin, j’ai été conquise par la langue du texte : mots-valises et rythme des épopées m’ont vraiment parlé !

Nouvelle Sparte, Erik L’Homme. Gallimard jeunesse, octobre 2017, 316 p.

Les Libérés, Les Fragmentés #4, Neal Shusterman.

Les Citoyens Proactifs, l’entreprise tentaculaire à l’origine de la création du premier formaté, s’est alliée avec l’armée américaine. Leur but : créer un bataillon de formatés, l’équipe mosaïque. Pire encore, ils ont pris soin de dissimuler une découverte scientifique capitale qui rendrait la fragmentation inutile.
Alors que Connor, Risa et Lev tentent de les arrêter, des adolescents marchent sur Washington pour demander la fin de la fragmentation. Tout pourrait bientôt changer, mais chacun doit conquérir sa propre liberté.

Si vous êtes familiers de ce blog, vous savez à quel point j’apprécie les romans de Shusterman et plus particulièrement sa série Les Fragmentés, qui restera sans aucun doute au sommet du podium des dystopies que j’ai pu lire. Raison pour laquelle j’ai autant attendu avant de lire ce quatrième et dernier tome : j’étais à la fois hyper pressée de savoir la suite et, en même temps, hyper craintive à l’idée de le terminer. Mais ces craintes étaient infondées : Neal Shusterman clôt la série en beauté !

Le début de l’histoire nous fait retrouver Connor et Risa, cachés dans une cave avec d’autres fragmentés et surtout… l’imprimante d’organes. Lev, quant à lui, est dans la Réserve du Peuple d’Argent et tente de leur faire accepter de devenir terre d’asile pour tous les déserteurs: plus facile à dire qu’à faire.
Dehors, c’est toujours la foire : l’armée crée des formatés dans le même genre que Cam (mais moins soignés, uniquement pour créer de la chair à canon), les Frags sont de sortie, les trafiquants de chair aussi, et même au sein des déserteurs, ce n’est pas le nirvana. En effet, Rufus Starkey, qui dirige la Brigade des Refusés, à force de tueries de masse (certes en libérant des camps de fragmentation !) est en train de retourner encore un peu plus, et si c’était possible, la population contre les adolescents. L’occasion de montrer, si c’était nécessaire, que la violence aveugle et le terrorisme sont rarement des réponses adéquates aux problèmes que l’on rencontre.

Comme on est dans le dernier tome, tous les fils d’intrigue se nouent ou se dénouent et nous amènent inexorablement vers une fin qu’on a du mal à discerner en amont. Le suspense est donc à son comble d’un bout à l’autre du roman et ce d’autant que Neal Shusterman n’est pas avare en péripéties échevelées ou autres rebondissements de dernière minute.
J’ai bien cru, à plusieurs reprises, que j’allais défaillir à la lecture du roman, tant j’ai été mise à rude épreuve. Je peux vous avouer tout net que les derniers chapitres m’ont vraiment mise dans tous mes états. (À ce titre, si vous êtes une âme sensible, attendez-vous à quelques scènes hardcores qui ne laissent pas indifférents).

Ici, Neal Shusterman a repris la formule fort efficace du tome précédent : le récit est entrecoupé de publicités diverses et variées, venant des différents partis politiques en lice pour les élections (qui sont de plus en plus proches). De même, entre les chapitres, on retrouve des extraits d’articles de presse évoquant des progrès médicaux en termes de greffe, des faits divers sordides ayant trait avec le trafic d’organes, ou des lois nouvellement promulguées. C’est passionnant. Mais aussi terrifiant. Car tous ces articles ne sont pas du fait de journalistes fictifs, mais ont bel et bien été publiés dans des périodiques qui existent pour de bon (et vous pouvez d’ailleurs les lire directement sur internet, sur les sites des journaux respectifs). Ainsi, l’intrigue n’est plus si science-fictive, et tout juste se pare-t-elle des atours de l’anticipation. Ce qui ne la rend que d’autant plus efficace.

C’est presque à regrets que j’ai tourné la dernière page de cette série qui, comme je le disais, entre au Panthéon de mes séries favorites – et restera ma dystopie de référence. C’est en beauté que Shusterman clôt une tétralogie d’une efficacité redoutable qui interroge les limites de la science, du progrès scientifique et de l’éthique. Le tout est, de plus, extrêmement bien écrit et prenant, ce qui ne gâche rien. Voilà donc une dystopie absolument passionnante que je recommanderai encore et encore !

◊ Dans la même série : Les Fragmentés (1); Les Déconnectés (2) ; Les Éclairés (3).

Les Fragmentés #4, Les Libérés, Neal Shusterman. Traduit de l’anglais par Sébastiens Guillot.
MsK, octobre 2015, 498 p.

Aimez-moi, Le Jardin des Epitaphes #2, Taï-Marc Le Thanh.

Le road trip continue sur le sol américain. Hypothénuse, héros protecteur et attachant, va sans s’en douter entraîner son frère et sa soeur dans un piège fatal. Une histoire à la Mad Max écrit par un auteur qui confirme son talent et qui renouvelle profondément le genre en mêlant tendresse, action et sens de la parodie.

Alors, on prend les mêmes, et on recommence, sauf que cette fois, on a traversé l’Atlantique et qu’on arpente le Far West.
Oui, le Far West, rien de moins, revenu plus ou moins à l’état sauvage post-apocalyptique, avec son lot de zombies, bikers, cow-boys en tous genres et même Indiens farouches.
Si le premier tome rendait hommage aux grands chefs d’œuvre cinématographiques de la SF, ici l’auteur glisse quelque clins d’œil aux grands films de western. Et sans surprise, le mélange détonnant fonctionne à plein.

Dès le premier chapitre, on replonge donc dans l’ambiance survoltée et nerveuse à souhait du road-trip d’Hypothénuse, Poisson-Pilote et Double-Peine. À la quête de leurs parents s’ajoute cette fois la quête personnelle d’Hypothénuse, toujours à la recherche de ses souvenirs envolés. Et plus l’on avance, plus l’on pressent que ceux-ci cachent un secret assez moche. Taï-Marc Le Thanh réussit le tour de force de nous garder sur des charbons ardents jusqu’à la fin : la révélation n’intervient réellement que dans les dernières pages, alors que le lecteur marine depuis un bon moment !

Et avant qu’on en arrive enfin à cette révélation, il y a un assaut de péripéties échevelées, de retournements de situations endiablées et de révélations fracassantes. On ne souffle pas une seconde tant le rythme est soutenu — sans être inconfortable ou donner le sentiment que l’intrigue est bâclée, ce qui est bien agréable. D’autant que l’auteur s’y entend pour nous faire passer du rire aux larmes, de l’angoisse à la poésie. Le texte est à nouveau souligné par une playlist rock’n’roll – que l’on peut tout à fait écouter en même temps – qui aide à se glisser dans l’ambiance.

Taï-Marc Le Thanh clôt un road-trip spectaculaire : l’histoire, extrêmement rythmée, fait la part belle aux péripéties, comme au développement des personnages. Alors que l’on suit notre trio depuis la première page, on arrive encore à avoir quelques révélations sur leurs personnalités, aspirations et trajectoires. L’auteur se joue allègrement du suspens et des attentes du lecteur : on pense avoir compris, mais il nous ressort tel petit détail insignifiant qui, en fait, avait toute son importance, pour modifier à nouveau toutes nos perspectives. C’est bluffant de maîtrise ! De plus, il glisse un bel hommage aux récits du genre, en gardant uniquement les meilleurs morceaux. Résultat ? Un dyptique extrêmement dynamique, avec lequel on ne s’ennuie pas un seul instant, mais qui sait également garder ses parts de mystère et de poésie. Sans aucun doute le meilleur road-trip post-apocalyptique qu’il m’ait été donné de lire !

◊ Dans la même série : Celui qui est resté debout (1) ;

Le Jardin des Épitaphes, #2, Aimez-moi, Taï-Marc Le Thanh. Didier jeunesse, avril 2017, 316 p.

 

Je suis Adele Wolfe #2, Ryan Graudin.

Le monde est sur le point de se noyer dans un bain de sang…
Le Führer vient d’être assassiné. La Résistance, y voyant l’opportunité d’une rébellion longuement attendue, se met en branle.
Mais Yael, survivante des camps et à l’origine de ce coup d’éclat, sait qu’il n’en est rien. Le Führer vit toujours et elle seule a conscience que ses camarades d’armes, mis à nu, courent un grand danger. Yael doit les rejoindre coûte que coûte pour les prévenir. Elle devra toutefois faire avec Luka et Felix, eux aussi soupçonnés de trahison par sa faute.
S’engage alors une folle course-poursuite semée d’embûches. Le passé et le présent de Yael s’entrechoquent, de lourds secrets éclatent et, dans un contexte où l’on ne parvient pas toujours à distinguer le mensonge de la vérité, une seule question s’impose: Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour protéger ceux que l’on aime ?

Le premier tome de ce diptyque avait été une excellente découverte et le second opus est de la même eau !
L’intrigue reprend presque pile poil au moment où s’arrêtait le précédent : un poil avant, d’ailleurs, car on assiste à la scène finale du premier tome vue par les yeux de Luka. Autant dire que cela démarre sur les chapeaux de roue : Yael sait qu’elle n’a pas réellement assassiné le Führer, elle tâche donc d’échapper à la police nazie, avec le désormais très curieux Luka à ses trousses.

Si le premier volume était centré sur la course de moto, ici les bécanes sont (à mon grand désespoir) assez loin du centre de l’histoire. De même qu’Adele Wolfe, dont Yael usurpait l’identité dans le premier tome et dont elle ne se sert désormais plus — à ce titre, il est dommage que le titre français ait repris le titre du premier tome car, cette fois, cela ne fonctionne pas vraiment.
Mais hormis ces deux petits détails, Ryan Graudin propose une nouvelle fois un roman palpitant.

Car la Résistance pense que le Führer a bel et bien disparu et lance son coup d’État : d’un côté, les Résistants œuvrent pour libérer le peuple, de l’autre, les nazis en sont déjà à la contre-offensive. Autant dire que le suspens est à son comble, d’un bout à l’autre du roman. Celui-ci, de plus, est particulièrement immersif : que l’on soit dans le camion défoncé qui emmène Yael et ses camarades au combat, aux abords du camp, au sous-sol de la brasserie qui tient lieu de QG ou au fin-fond de la Moscovie, tout ce que vivent les personnages est incroyablement réaliste. Et qui fait la part belle à la stratégie militaire, l’action étant concentrée sur quelques scènes particulièrement riches en montées d’adrénaline.

Ryan Graudin nous plonge au plus près de ce que vivent les personnages : angoisses, espoirs, désillusions ou petites victoires émaillent le texte. Si certains développements font grincer des dents, tout est (à nouveau) parfaitement réaliste – ce qui n’en rend que meilleure l’uchronie.
Dans le premier tome, on suivait Yael sur quelques 20 000 kilomètres, donc on la connaît désormais plutôt bien. Ce qu’il y a de bien, c’est que cette fois on suit également Luka et Félix – et on a même quelques scènes consacrées à Adele qui, tout héroïne éponyme soit-elle, n’en passe pas moins l’ensemble de l’histoire enfermée dans une cave. Chacun des trois personnages évolue, grandit, mûrit, en fonction de l’endroit dont il vient, de ce qu’il a vécu, de ses convictions intimes. Chacun reste au plus proche de ses convictions, ce qui rend leurs comportements vraiment justes – et le roman d’autant plus palpitant, donc. Alors, oui, parfois on grince des dents devant les développements que Ryan Graudin choisit mais elle ne verse pas dans les faux-semblants : c’est la guerre, et il se passe pas mal de trucs assez moches.
De ce point de vue-là, elle a parfaitement intégré l’atmosphère de l’époque, de même que les grands chapitres du conflit (que ce soit du point de vue des faits avérés ou des projets nazis). Ainsi, la capitale de l’Allemagne (agrandie) s’appelle Germania (comme le souhaitait Hitler) et, on le sait depuis le premier tome, le roman met en avant l’amour des nazis pour les sciences occultes couplé à la médecine – à ce titre, attendez-vous à quelques passages difficilement soutenables, même si l’auteur ne verse ni dans le gore, ni dans la surenchère. En somme : c’est parfois dur, c’est parfois à coller des claques à qui de droit, mais tout contribue à créer une atmosphère d’enfer, qui rend le roman littéralement palpitant.

J’avais adoré le premier tome, qui nous emmenait tout autour de l’Axe, dans les vapeurs de gas-oil et les rafales de poussière. Cette fois, point de course de moto, mais un suspense tout aussi présent. C’est en apothéose que Ryan Graudin conclut les aventures de Yael, sur les routes d’un IIIe Reich vorace, que l’on n’a guère envie de voir revenir et contre lequel elle nous met fermement en garde. Une uchronie très réussie !

 Je suis Adele Wolfe #2, Ryan Graudin. Traduit de l’anglais par Serge Cuilleron.
Éditions du Masque (MsK), juin 2017, 497 p.

Water Knife, Paolo Bacigalupi.

La guerre de l’or bleu fait rage autour du fleuve Colorado. Détective, assassin et espion, Angel Velasquez coupe l’eau pour la Direction du Sud Nevada qui assure la survie de Las Vegas. Lorsque remonte à la surface la rumeur d’une nouvelle source, Angel gagne la ville dévastée de Phoenix avec une journaliste endurcie et une jeune migrante texane…
Quand l’eau est plus précieuse que l’or, une seule vérité régit le désert : un homme doit saigner pour qu’un homme boive.

De Paolo Bacigalupi, j’ai lu (et adoré) La Fabrique de doute et  La Fille-flûte ; d’ailleurs, une des nouvelles du recueil, « Le Chasseur de Tamaris », se déroule dans l’univers de Water Knife – mais nul besoin d’avoir lu le recueil pour apprécier ce roman.

Ici, Paolo Bacigalupi nous décrit une Amérique post-apocalyptique, ravagée par les canicules et la sécheresse. Le désert a gagné ses droits sur les villes, les unes après les autres, et seuls les plus riches peuvent se permettre de vivre dans les arcologies, qui leur offrent eau douce à volonté, air filtré et autres commodités de la vie moderne. À côté de cela, les autres doivent composer avec leurs masques filtrants, leurs lunettes de protection et les conditions très rudes qu’impose le désert, tant physiques que psychologiques.

Là-dedans, on va s’attacher aux pas de trois personnages : Angel travaille comme water knife pour le compte de Catherine Case, la femme qui a sauvé Las Vegas et règne sur le Colorado. Lucy, journaliste primée, couvre la déchéance lente mais certaine de Phoenix. Maria, de son côté, a immigré du Texas et tente par tous les moyens de s’en sortir, de préférence sans finir au fond d’une piscine vide avec une balle entre les deux yeux. À sa façon, chacun touche à des aspects différents de ce qu’entraînent canicule et sécheresse ; différents, mais toujours un tantinet dangereux, ce qui fait qu’on n’a pas vraiment le temps de s’ennuyer, le suspens étant constamment présent. Il y a toutefois une sorte de désespoir assez profond, parfois teinté de cruauté, qui se dégage de ce trio : d’une part parce que chacun est engagé sur un chemin plutôt malaisé (négociation des droits pour Angel, enquête difficile pour Lucy, survie pour Maria). Et cet univers semble déteindre sur eux : il y a un indéniable dureté dans ces caractères, qui pousse les personnages à tenter d’assurer leur survie, coûte que coûte – ou plutôt, peu importe ce que cela coûtera. Mais là où Paolo Bacigalupi fait très fort, c’est qu’il parvient tout de même à les nuancer suffisamment pour qu’on se laisse émouvoir par eux. Chapeau !

Outre le suspens qui rend l’intrigue tout à fait haletante, il est aussi beaucoup question (sans surprise !) d’écologie dans ce roman. L’accès à l’eau est devenu de plus en plus compliqué et, au fil des pages, on est obligé de se demander comment on survivrait dans des conditions similaires. De fait, l’intrigue fait froid dans le dos – ce qui montre à quel point l’anticipation est réussie. Celle-ci se mêle admirablement à l’enquête poisseuse menée par Angel. Dans le futur, on se bat  (et on tue !) pour d’obscurs droits sur l’eau charriée par les fleuves – ici, celle du fleuve Colorado. On assèche sans impunité certaines villes pour en irriguer d’autres, pendant que la société s’effondre doucement mais sûrement. Cet effondrement fait resurgir le pire de l’humanité : les États américains ont laissé la place à des cités-États se moquant du bien commun ; les quartiers sont dominés par les cartels ou par les entreprises richissimes : les uns comme les autres se chargeant de faire de l’argent sur le dos des pauvres, qui s’enfoncent dans la misère. Il n’y a pas à dire, l’univers futur ne fait pas vraiment rêver.

Mais, voilà : Paolo Bacigalupi nous décrit tout cela d’une plume précise et acérée, dans un style qui m’a complètement charmée et qui me faisait regretter les contingences temporelles m’obligeant à poser ma lecture – pour aller travailler, par exemple.

Je fondais de grands espoirs sur cette lecture, que Paolo Bacigalupi n’a pas déçus : Water Knife est un thriller d’anticipation extrêmement (malheureusement, en un sens) réaliste, porté par une plume remarquable : sans fioritures, mais néanmoins avec force détails, il nous dépeint des personnages au bord du gouffre, malmenés par un univers à peine plus reluisant, mais qui se révèle curieusement fascinant. C’est donc un excellent roman que j’aimerais conseiller à tous, mais en premier lieu à tous ceux qui pensent encore que le gaspillage des ressources n’importe pas. Ce que Paolo Bacigalupi décrit ici a quitté le champ de la science-fiction pour entrer définitivement dans le champ, nettement plus proche temporellement, de l’anticipation.

Water Knife, Paolo Bacigalupi. Traduit de l’anglais par Sara Doke. Au Diable Vauvert, octobre 2016, 496 p.

La Faucheuse #1, Neal Shusterman.

Les commandements du Faucheur :     
Tu tueras.
Tu tueras sans aucun parti pris, sans sectarisme et sans préméditation.
Tu accorderas une année d’immunité à la famille de ceux qui ont accepté ta venue.
Tu tueras la famille de ceux qui t’ont résisté.

Dans le futur, le monde a fait de grandes avancées scientifiques. En 2042, le Cloud est devenu le Thunderhead, une super intelligence artificielle qui règle aussi bien les problèmes de gouvernement (il n’y en a plus un seul) que l’éducation des orphelins.
Dans un monde où on a vaincu la mort depuis des lustres, seuls les Faucheurs dûment ordonnés par la Communauté sont en droit et en capacité de glaner (le terme politiquement correct pour « tuer ») des gens, selon des quotas et des règles très stricts – tout contrevenant est censé être sévèrement discipliné. En tant que tels, les Faucheurs sont craints, mais aussi vénérés.
Le jour où Maître Faraday se présente à l’appartement de la famille Terranova, simplement pour prendre le dîner, selon ses dires, Citra s’inquiète et s’insurge devant la cruauté du traitement que le Faucheur inflige à sa famille (va-t-il glaner quelqu’un ? Si oui, qui ? Et pourquoi leur infliger sa présence ?). Quelques jours plus tard, le même Maître Faraday vient glaner un élève du lycée de Rowan Damish, un adolescent issu d’une famille tellement nombreuse que personne ne se soucie vraiment de lui. Mais Rowan s’interpose puis accompagne son camarade dans ses derniers instants, ce qui lui vaut de devenir le bouc émissaire du lycée, tout le monde le soupçonnant d’avoir, au mieux, exigé la mort de son camarade, au pire, des accointances avec les Faucheurs. Aussi, lorsque quelques mois plus tard Maître Faraday vient prendre en apprentissage Citra et Rowan, aucun ne voit son arrivée d’un très bon œil. Aucun des deux ne veut devenir un faucheur et c’est pour cela que Maître Faraday les a choisis pour les former. Pourtant, il reste un peu d’espoir à l’un d’eux. A l’issue de leur apprentissage, seul l’un d’entre eux deviendra faucheur ; le perdant retournera à sa vie d’avant. Mais la Communauté des Faucheurs ne voit pas cette mise en compétition d’un très bon œil…

Voilà pour un petit bout de résumé. Si vous êtes familiers du blog, vous savez déjà que Neal Shusterman a sa place parmi les auteurs chouchou des lieux. Aussi commencé-je le roman avec quelques appréhensions : serait-il aussi bon que Les Fragmentés  et La Trilogie des Illumières ? Verdict !

Dès les premières pages, Neal Shusterman nous offre une double plongée dans son univers avec, d’une part, le récit de ce qu’il s’y passe dans le présent et, d’autre part, des extraits des journaux de bord des différents faucheurs que l’on croisera (Dame Curie, Maîtres Faraday ou Goddard, ou d’autres encore). Par l’entremise de ces deux points de vue, on se fait donc assez rapidement une idée de ce dans quoi on met les pieds. Rapide mais, ceci dit, pas encore bien nette car l’univers dans lequel évoluent Citra et Rowan est truffé de faux-semblants et autres apparences trompeuses. Ainsi, Maître Faraday nous fait découvrir le microcosme des Faucheurs, leur art de vivre, leur philosophie, leurs règles et leurs mantras. L’ennui, c’est que cette organisation, qui semble — à tous points de vue ! — rodée et idéale, comporte ses outsiders et ses objecteurs de conscience. Ceux-ci sont menés par un Faucheur à l’extrême mauvais goût, qui dévoie sans aucune vergogne les principes maîtres de sa caste.

Ainsi, comme souvent dans les romans de Shusterman, on part de petits points qui peuvent sembler banals mais qui, à l’usage, s’avèrent particulièrement révélateurs. L’intrigue bascule donc très vite sur un plan politique, avec moult échauffourées de Faucheurs aux points de vue diamétralement opposés à la clef. Les personnages qui portent l’intrigue sont d’ailleurs particulièrement réussis. Ils sont profonds et particulièrement touchants (pour la plupart) ; l’auteur leur fait se poser de bonnes questions en lien avec la profession qu’ils doivent exercer. Celles-ci tournent donc essentiellement autour de la mort, du deuil et de l’acte de tuer, avec tout ce qu’il implique. Alors, certes, c’est assez glauque, mais c’est aussi absolument passionnant.

Au premier abord, l’intrigue peut sembler linéaire mais Neal Shusterman maintient la tension constante grâce à des rebondissements plus échevelés et surprenants que les autres – mais néanmoins logiques dans l’histoire. L’histoire est tout simplement haletante et il est vraiment très difficile de s’arrêter entre deux chapitres.

J’ai ouvert le roman avec quelques attentes, qu’il a hautement comblées. J’y ai retrouvé tout ce que j’aime chez Shusterman : des personnages très humains, des questionnements profonds amenés par une intrigue soignée et particulièrement prenante et, comme souvent, un ton cynique particulièrement efficace. De plus, le roman a la double qualité de faire office de très bonne porte d’entrée sur l’univers des Faucheurs et d’excellent singleton : l’intrigue apporte une vraie conclusion – et, si l’univers a plu, la tenace envie d’en savoir plus. J’ai toutefois regretté le choix de traduction du titre qui gâche, à lui seul, une grosse partie de l’intrigue ; dommage que le titre VO n’ait pas été conservé ! 
Neal Shusterman nous fait découvrir, encore une fois, un futur peu enviable, mais qu’il questionne avec un grand talent : il ne m’en fallait pas beaucoup plus pour avoir un énorme coup de cœur. 

La Faucheuse #1, Neal Shusterman. Traduit de l’anglais par Cécile Ardilly.
R. Laffont, février 2017, 493 p.