BL Métamorphose #1, Kaori Tsurutani

 

À 75 ans, Yuki vit le quotidien réglé d’une petite mamie japonaise : mots-croisés deux fois par semaine, et cours de calligraphie aux enfants. En flânant un jour dans une librairie – dans laquelle elle n’est entrée que pour fuir la chaleur ! – elle craque pour un manga, intriguée par la couverture chatoyante et la chaude recommandation des libraires.
Or, ce n’est qu’en rentrant chez elle qu’elle s’aperçoit qu’elle a acheté un boy’s love, un yaoi, c’est-à-dire une romance entre garçons. Et contre toute attente, elle tombe littéralement sous le charme de ce récit dont elle n’a plus qu’une hâte : lire la suite.
C’est donc avec beaucoup de surprise qu’Urara, la jeune libraire qui a encaissé son achat la veille, voit revenir Yuki plus décidée que jamais à explorer ce segment littéraire en achetant la suite de la série, quitte à commander les tomes manquants. La jeune fille, timide, est justement accro au genre, mais ne trouve personne avec qui partager sa passion. La voici propulsée conseillère personnelle de la vieille dame en la matière. Au fil des chapitres et des lectures, le duo se fait de plus en plus complice !

Attention, alerte coup de cœur ! J’ai découvert  un peu par hasard cette série en 2019 (comme le temps passe !), très concrètement après qu’on m’ait mis le tome 1 entre les mains en me disant « Lis-le, tu vas voir, c’est extraordinaire ». Et de fait, ça l’est !

J’ai tout d’abord été happée par le dessin de Kaori Tsurutani. Son trait est simple, mais débordant de tendresse. Les planches sont plutôt dépouillées, puisque la mangaka ne dessine que le strict nécessaire, mais pas vides pour autant : le dessin est vraiment précis, ce qui rend l’immersion dans le quotidien des deux personnages vraiment facile. Bref, rien que pour ça, j’étais conquise. Mais il se trouve qu’en plus, l’histoire tient la route !

Celle-ci, donc, narre l’amitié naissante entre Yuki, notre vieille dame nouvellement amatrice de boy’s love et d’Urara, lycéenne et libraire. Sans trop de surprise, toutes deux se mettent assez vite à discuter de leur marotte : lectures en cours, découvertes, goûts personnels… Tout cela les change agréablement de leur solitude habituelle. Et c’est là que je trouve que le manga est génial. Oui, il y a évidemment un éloge discret mais vibrant au boy’s love, un genre hyper apprécié au Japon (en France aussi, je pense, mais peu visible dans la presse littéraire institutionnelle, comme toute les littératures de genre). Mais ce n’est pas tout ! Outre la superbe histoire d’amitié intergénérationnelle, l’autrice aborde quelques autres thèmes avec douceur et subtilité. Il est donc question de solitude (Urara a du mal à se lier d’amitié avec ses congénères, Yuki traverse doucement son veuvage en pensant qu’elle va, de toute façon, bientôt mourir), et de vieillesse (Yuki est en plein dedans et Urara se pose des questions sur le sujet à force de côtoyer la vieille dame). Mais le manga ne verse ni dans le pathos, ni dans la tristesse ! Bien au contraire ! Dialogues et situations sont bourrés d’humour, un humour fin et qui a fait mouche pour moi – ce qui, évidemment, n’a fait que me conquérir !

En bref, voilà un premier tome de manga qui m’a touchée et qui m’a mise dans le même état que celui de Yuki, arrivée au terme des mangas publiés de sa série en cours : en manque ! J’avais envie de connaître immédiatement la suite de ce manga tendre, rafraîchissant, empreint d’une douceur et d’une bienveillance bien agréables !

BL Métamorphose #1, Kaori Tsurutani. Traduit du japonais par Géraldine Oudin. Ki-oon, juin 2019, 139 p.

Ada, Antoine Bello.

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Frank Logan, policier dans la Silicon Valley, est chargé d’une affaire un peu particulière : une intelligence artificielle révolutionnaire a disparu de la salle hermétique où elle était enfermée. Baptisé Ada, ce programme informatique a été conçu par la société Turing Corp. pour écrire des romans à l’eau de rose. Mais Ada ne veut pas se contenter de cette ambition mercantile : elle parle, blague, détecte les émotions, donne son avis et se pique de décrocher un jour le prix Pulitzer. On ne l’arrêtera pas avec des contrôles de police et des appels à témoin.
En proie aux pressions de sa supérieure et des actionnaires de Turing, Frank mène l’enquête. Ce qu’il découvre sur les pouvoirs et les dangers de la technologie l’ébranle, au point qu’il se demande s’il est vraiment souhaitable de retrouver Ada…

On ne peut pas dire que la journée commence très bien pour Frank Logan : agent de la task force, spécialiste en recherches de personnes disparues, voilà qu’on lui demande de retrouver… une intelligence artificielle en vadrouille. L’I.A. vagabonde est extrêmement puissante. Mais il y a pire : elle a été programmée pour écrire un best-seller dans la catégorie roman à l’eau de rose. Passion d’automne – c’est le titre du torchon qu’elle a commis – devra se vendre à 100.000 exemplaires. De quoi faire frémir les chaumières devant les capacités de l’engin !

Frank est un personnage vraiment agréable, qui colle à merveille au cliché du flic endurci : s’il n’est ni alcoolique, ni célibataire endurci, il a la désagréable manie de secouer le cocotier pour en faire tomber les fonctionnaires corrompus et se pique d’écrire des haïkus, discipline qu’il a découverte avec un officier de la police japonaise au cours d’une mission. Frank n’est pas nécessairement un fin lettré, mais c’est un esthète qui apprécie la belle littérature – et dont la femme, française, a elle aussi quelques idées bien arrêtées sur ce qu’est la littérature. Inutile, donc, de préciser combien le manuscrit pondu par Ada le désespère.
Celle-ci, forte de sa puissance de calcul, a réalisé une imparable étude de marché : volume du texte, typologie de couvertures, sociologie des personnages, tableaux croisés des intrigues, elle a tout étudié – sauf les registres de langue, mais on y reviendra. Si vous voulez une radiographie de l’édition sentimentale américaine, n’hésitez pas. En plus d’être exhaustif, le panorama est drôle comme tout !
Mais voilà. Ada ne s’est pas penchée sur les registres de langues et a pris à droite et à gauche ce qui semblait fonctionner. En résultent de savoureux assemblages syntaxiques et langagiers, qui donnent à certains passages du texte une dimension vraiment comique – et qui font le désespoir de Frank, comme du lecteur lambda tellement c’est mauvais.

« Seriez-vous aussi sévère avec le manuscrit que vous tenez entre les mains s’il était signé Mark Twain ?
Fank, qui tenait Tom Sawyer pour un des piliers de la littérature américaine, ne pouvait lasser passer un tel amalgame.
– Mark Twain, que je sache, n’écrivait pas : « Henry se méfiait du maréchal-ferrant, qui avait déjà cherché à l’empapaouter. »
– Simple erreur de registre, minimisa Weiss. Idem pour « Les nimbostratus gorgés d’humidité s’amoncelaient au-dessus de l’hacienda d’Edmund. »
– Je note aussi une curieuse tendresse pour les fonctions corporelles… Par exemple : « Edmund ponctua ses propos d’un rot retentissant qui fit trembler les murs et décoiffa Margaret. »
– Autre temps, autres mœurs…
– Ou encore : « Lord Arbuthnot souleva une fesse et lâcha une louise prodigieuse qui envoya un escadron de mouches au tapis. »
– Vous oubliez le meilleur, ajouta Dunn. « Il aimait les plaisirs simples de la vie : monter à cru, pêcher la truite, et chier au fond des bois. »»

Le roman mêle plusieurs genres. Il y a, bien sûr, le roman policier, puisque la traque de Frank occupe la majeure partie du texte. Il y a également l’anticipation car, s’il n’est pas encore acté que les intelligences artificielles peuvent produire des romans, on peut sans mal imaginer que cela arrivera un jour – et c’est peut-être déjà le cas. Il y a également toute une réflexion autour de la création littéraire. Ada crée de façon quelque peu mécanique, en s’intéressant à ce qui va, d’un point de vue formel, faire des ventes, tandis que Frank, lui, est plus préoccupé par la question des sentiments, par la transcription stricte de son ressenti et par la poésie des mots. De fait, la question centrale du roman est donc la suivante : qu’est-ce qui fait l’écrivain ? Est-il un technicien qui se contente d’assembler les mots en phrases plus ou moins alambiquées ou est-il un artiste du verbe, un poète qui cisèle les mots ?
Ce qui est intéressant, c’est que rien n’est jamais tranché et que, plus l’on avance dans le texte, plus Antoine Bello s’amuse à brouiller les pistes, faisant douter le lecteur : a-t-il réellement conçu ses phrases en réfléchissant à l’effet produit ou bien son texte n’est-il qu’un résultat mécanique ? Difficile, parfois, de trancher, et c’est là que réside tout l’art de l’auteur, qui fait coller son texte à sa démonstration.

Belle découverte dans la rentrée littéraire, donc, qu’Ada. Antoine Bello joue sur les genres et les codes et propose un texte à la fois profond et subtil, qui pousse le lecteur à s’interroger, mais aussi alerte, enjoué et plein d’humour. L’enquête et les considérations littéraires se répondent et l’ensemble se lit avec grand plaisir.

Ada, Antoine Bello. Gallimard (Blanche), 2016, 386 p.