Les Filles de mai, Le Royaume de Pierre d’Angle #2, Pascale Quiviger.

Un voile sombre s’est posé sur le royaume de Pierre d’Angle et les douces années semblent déjà bien lointaines. Un hiver extrême, une épidémie, des complots et cette ombre qui ne quitte plus les yeux de la reine plongent le tout nouveau roi Thibault et l’ensemble de ses sujets dans l’inquiétude. Tout le monde pressent la même chose : de grands bouleversements approchent et nul n’en ressortira indemne.

J’ai terminé cette saga l’an dernier et elle s’est hissée dès le premier tome au rang de série-chouchoute-jusqu’à-la-fin-des-temps. Donc si vous n’avez toujours pas lu cette série, eh bien abandonnez séance tenante ce que vous faites, et allez attaquer le tome 1. Vraiment !
Je profite du coup d’une (re)lecture commune avec mes copines lectrices habituelles pour tenter de finir de chroniquer cette merveille.

Après un premier tome bouillonnant et bourré d’actions, Les Filles de mai propose un rythme un peu plus calme, l’essentiel du récit se situant dans ou aux alentours du palais royal. Plus calme côté actions, donc, mais pas plus posé, puisqu’on entre de plain-pied dans des intrigues savamment élaborées.
J’ai d’ailleurs trouvé que c’était subtilement mené. Ce volume a un indéniable petit côté de tome de transition mais, en même temps, il s’y passe beaucoup de choses (dont beaucoup de petites choses qui, sur le coup, n’ont l’air de rien, mais s’expliquent ensuite et qui, je le sais depuis que j’ai terminé la série, se révèleront bien plus tard dans toute leur ampleur).
Tout cela contribue à faire lentement mais sûrement monter la tension dramatique, que ce soit dans les scènes de la vie courante (mention spéciale à l’accouchement), ou dans les épisodes liés à l’intrigue principale. Résultat ? Même s’il s’agissait d’une relecture, j’ai eu du mal à m’astreindre aux dix chapitres que nous nous étions fixés avec les copines !

Assez bizarrement, le personnage de la messagère, introduit dans ce tome, m’avait laissé une très forte impression, alors qu’elle n’apparaît que dans le dernier quart ! C’est dire si Pascale Quiviger maîtrise l’art des personnages ! A ce propos, il m’a semblé que Thibaut et Ema s’effaçaient quelque peu aux profits des personnages secondaires. C’est aussi ce que j’aime dans cette série de romans : l’autrice accorde un soin particulier aux personnages, quel que soit leur rang d’importance dans le récit. Chacun a sa petite trajectoire, son histoire, son caractère et parmi les secondaires, ils sont très nombreux à être les protagonistes d’intrigues secondaires. Et celles-ci ne sont pas des intrigues de remplissage : elles nourrissent vraiment l’intrigue principale, souvent par des petits détails insignifiants au premier coup d’œil, et elles permettent d’enrichir la toile de fond du récit. D’ailleurs, dans la chronique du premier tome, je relevais le côté intrigant de Sidra : sans trop spoiler, elle est très présente dans cet opus et on en apprend beaucoup sur ce compte (ce qui n’a fait que la rendre plus intrigante à mes yeux !).

« Guillaume aurait tout donné pour disparaître sous terre. Un réflexe instinctif le poussa dans l’escalier, dans le fumoir, puis dans son hamac où il passa une nuit blanche à se répéter : « Je suis un idiot, je suis un idiot, je suis un idiot. »
De son côté, Élisabeth resta longtemps immobile au milieu de la bibliothèque, le nez plongé dans sa couverture. Il lui plaisait tellement, Guillaume Lebel. Ses cheveux gris, si surprenants, faisaient paraître son visage encore plus jeune et ses yeux noirs encore plus vifs. Quelle sorte d’homme parcourait ainsi le globe, devenait capitaine dans la fleur de l’âge, tutoyait le roi, le battait aux échecs, se remettait l’air de rien d’une quadruple fracture et bravait un froid polaire pour lire en pleine nuit ? Un véritable aventurier, sans aucun doute. Un dur à cuire. Un homme qu’elle ne méritait pas, elle qui vivait repliée dans son monde de lettres. »

Comme dans le premier tome, le récit est mené d’une plume à la fois fluide, poétique, ciselée à souhait. Il y a des phrases que j’avais envie de lire à voix haute juste pour les entendre sonner, d’autres que j’ai relues pour relever les sous-entendus qui s’y cachaient. Car l’autrice maîtrise l’art de la métaphore à la perfection, et sait s’y prendre pour dissimuler des double-sens dans son phrasé. Les annonces programmatiques que j’avais tant appréciées dans le premier volume sont de nouveau présentes. D’un côté, cela casse un peu le suspense en annonçant la couleur tragique qui s’annonce mais, paradoxalement, j’ai trouvé qu’elles faisaient méchamment monter la tension. Car certaines des annonces faites dans le premier tome… n’ont toujours pas été résolues ici ! Donc j’ai terminé sur des charbons ardents (à la première lecture, comme à la suivante).
En plus, avec ça, elle parsème son texte notes d’humour (souvent caustiques), que j’ai trouvées bien agréables.

« Pensif, il regagna sa suite verte à travers les dédales du château où chaque merveille se doublait d’un secret et chaque pierre rose d’une ombre noire. »

En bref, le premier tome était très bon, et l’autrice transforme clairement l’essai avec celui-ci. L’intrigue progresse, notamment grâce aux arcs narratifs secondaires, et un soin tout particulier est accordé aux personnages, notamment les personnages secondaires. Même s’il s’agit pour moi d’une relecture, je me retrouve dans le même état d’excitation et d’attente après le retournement final, avec l’envie irrépressible de lire la suite !

Le Royaume de Pierre d’Angle #2, Les Filles de mai, Pascale Quiviger.
Le Rouergue (Epik), 18 septembre 2019, 460 p.

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L’Art du naufrage, Le Royaume de Pierre d’Angle #1, Pascale Quiviger.

Après deux années à sillonner les mers avec son équipage, le prince Thibault décide de rentrer sur sa bienheureuse île natale, où l’attend son père le roi pour qu’il prenne sa succession. Mais le retour est semé d’embûches : outre les inévitables tempêtes, Thibault ne tarde pas à découvrir à son bord une passagère clandestine. Ema, une jeune esclave en fuite, n’a pas l’intention de débarquer, au grand dam de l’amiral et de l’équipage. Or, un œil neuf ne sera pas de trop à Thibault : car Pierre d’Angle ne s’est pas arrêtée de vivre en l’absence de Thibault. Son demi-frère, le prince Jacquard, a finement manœuvré en sous-main pour s’assurer la succession. Et il faut également compter avec l’inavouable secret sur lequel repose la prospérité de Pierre d’Angle et qui ne va pas tarder à faire de nouveau parler de lui…

Ce roman m’a été chaudement recommandé par Camille – qui est toujours d’excellent conseil. Et ça n’a pas raté, le conseil était extra !
Pourtant, pour une raison inexplicable, j’ai eu du mal à m’y mettre, alors même que l’introduction du roman nous offre une scène maritime parfaitement troussée, comme je les aime. Sans doute manquais-je de concentration ! Quoi qu’il en soit, une fois que j’ai eu réussi à m’y mettre, on ne m’arrêtait plus.

Car Pascale Quiviger maîtrise parfaitement l’art du récit. L’intrigue se compose de deux parties assez distinctes : la première, pleine d’allant et d’aventures, sur le bateau, est assez divertissante, alors que la seconde, plus consacrée aux complots politiques et aux désillusions quant à Pierre d’Angle, est nettement plus sombre.
Évidemment, des traces de la seconde partie affleuraient déjà dans la première, car on sait dès le départ à quel point le demi-frère de Thibault peut s’avérer manipulateur, ce qui pimente indéniablement l’histoire. De plus, l’autrice jalonne son récit d’effets d’annonce tous plus sombres les uns que les autres, ce qui rend le suspense particulièrement présent – et ce avec excessivement peu de retournements de situation de fin de chapitres.  Résultat ? C’est extrêmement prenant ! Car le narrateur omniscient glisse très régulièrement des allusions au futur funeste des personnages, ce qui empêche très clairement de s’arrêter à la fin du chapitre, comme on se l’était pourtant promis – en tout cas, c’est ce qui m’est arrivé.

« Ema était déjà profondément endormie. Ses boucles éparpillées autour d’elle, sa respiration profonde et régulière rassurait Thibault, mais la dague l’empêchait de se détendre. Il ne comprenait rien à sa propre anxiété. Il se sentait comme un pèlerin en visite sur les lieux d’une tragédie. Il avait l’impression de recevoir des indices sur la nature de son propre destin sans avoir la capacité de les déchiffrer. De fait, il aurait dû se méfier de ce que cachait le manoir d’Ys. Il aurait dû se méfier du bourdonnement inexplicable de la grotte de Frenelles, de sa constellation fossilisée et de l’étoile qui brillait plus fort que toutes les autres. Il aurait dû se méfier du gel précoce et des cartes colorées de son vieux précepteur. Mais il n’avait aucun moyen de le savoir puisque tous les morceaux ne tomberaient en place que bien plus tard.»

Cela tient sans doute également à la galerie de personnages que l’on croise. Ils sont assez nombreux et pourtant, et pourtant ! L’autrice parvient à rendre chacun d’entre eux intéressant, consistant. Malgré cela, c’est à propos des personnages que viendra mon seul point noir du roman : pourquoi s’acharner autant sur Félix ? Certes, il présente un caractère plutôt traditionnellement (et de façon pour le moins sexiste) attribué à une femme, mais ces traits ne sont justement pas réservés aux femmes ! J’ai trouvé dommage de s’appesantir autant dessus, alors que tous les autres personnages sont si soignés, et que le récit se paie même le luxe d’afficher un couple parfaitement égalitaire.
Ce point mis à part, il faut reconnaître que les personnages sont un des atouts majeurs de ce roman. Alors qu’ils sont nombreux, l’autrice parvient à nous les brosser en quelques coups de pinceaux, à leur attribuer personnalités et caractères particuliers, à nous les rendre attachants ou détestables. A ce propos, le prince Jacquard est particulièrement réussi (en odieux méchant que l’on adore détester !), mais je suis certaine qu’il se révélera un peu plus dans les tomes suivants . Outre cet empêcheur de tourner en rond, on navigue entre l’équipage de Thibault, le personnel du château, et quelques figures notables – comme celle de la reine-mère, Sidra, que je trouve follement intrigante. Et est-ce que l’on s’y perd ? Que nenni ! C’est même confondant de fluidité, la preuve que l’on peut maintenir une histoire avec une foultitude de personnages.

Peut-être cela vient-il aussi du style de l’autrice. Sa plume est riche, et d’une incroyable poésie ! Il y a dans ce roman un choix de métaphores assez élevé, ce qui ne rend la lecture que plus agréable. Si vous êtes réfractaires à la poésie, pas de panique, car le récit est tout à fait accessible, ce qui ne gâche rien.

« Un instant plus tard, les beaux étalons de l’écurie royale chevauchaient à travers bois au pas lent des chevaux de labour. Impatient d’arriver et impatient de revenir, Thibault n’avait qu’une seule envie, la même qu’Épinal : parcourir la distance au galop. Mais les troncs resserraient le sentier. Seulement des pins noirs, d’abord, puis aussi des érables, des ormes, des peupliers et des bouleaux grinçants. Le verglas qui, la veille au soir, les avait transformés en poème, venait de passer la nuit à déchirer leur écorce et à massacrer leurs bourgeons. »

Et puis, l’air de rien, le roman aborde un tas de sujets avec beaucoup de tact – et ça non plus, ça ne gâche rien.
Car Ema, notre protagoniste, est noire, ce qui paraît ô combien étrange aux habitants de Pierre d’Angle – qui, rappelons-le, est une île de bouseux perdue dans les confins Nord de l’univers que l’on arpente. Cela ouvre toute une réflexion autour de la différence et du racisme, plutôt intelligemment traitée. J’espère toutefois qu’Ema prendra plus de place dans le tome 2, car je me suis parfois sentie frustrée par l’écrasante présence de Thibaut à ses côtés, alors même qu’Ema est un personnage hyper fort.

L’univers semble de prime abord assez classique. Si on résume, Pierre d’Angle est une île, assez vaste, située au nord. Le climat y est tempéré, l’agriculture bien présente, le paysage découpé en ports, villes, villages, champs et forêts. Une forêt, ou  plutôt, LA forêt, que l’on sent maléfique. Au fil des chapitres sont évoquées des légendes, parfois à demi-mot, parfois plus longuement. Des légendes dont certaines ont un impact très fort sur le récit, ce qui contribue d’une part au suspense de l’intrigue et, d’autre part, à donner de la consistance au territoire que l’on arpente. J’ai adoré cette façon de faire, parce que c’est subtil et vraiment bien fait.

Malgré l’épaisseur du roman, je l’ai englouti d’une traite cet été l’été dernier, pour mon plus grand bonheur. L’autrice a réussi un parfait mélange entre fantasy, aventure et récit initiatique dans un décor qui fait la part belle à une nature pour le moins hostile – voire carrément maléfique. La plume de l’autrice est extraordinaire : soignée sans être ampoulée, riche en métaphores et petites allusions poétiques, c’est un vrai bonheur de lecture. Le récit, de son côté, est épique à souhait. Raison pour laquelle ce roman a été un énooorme coup de cœur (confirmé par le tome 2 lu cet été), que je vous conseille très très chaudement !

Le Royaume de Pierre d’Angle, tome 1, L’Art du naufrage, Pascale Quiviger.
Le Rouergue (Épik), avril 2019, 483 p.

Citation pour la route :

« Thibault l’avait suivie.
– J’aimerais que tu sois sa femme de chambre, Madeleine, si tu veux bien, annonça-t-il en refermant la porte.
– Moi ? La femme de chambre de la princesse ? Moi, sire, vous êtes certain ?
C’était une promotion subite, inattendue, injustifiée. Mais Thibault avait réfléchi que Madeleine, naïve et bien intentionnée, ne représentait aucun danger pour Ema. La preuve : elle adorait le lait chaud à la vanille. C’était peut-être un préjugé, mais Thibault ne s’attendait à aucune activité politique de la part d’une personne qui aime le lait chaud à la vanille. Les chances que Madeleine ait trempé dans les magouilles de Jacquard étaient pratiquement nulles. »