Du roi je serai l’assassin, Jean-Laurent Del Socorro.

Andalousie, XVIe siècle. Sinan est un Morisque, un musulman converti au catholicisme. Il grandit avec ses deux sœurs, Rufaida sa jumelle, et Sahar la petite dernière, à Grenade, dans une Espagne réunifiée et catholique sous le règne de Charles Quint. Pour échapper à l’Inquisition qui sévit à Grenade, Sinan et Rufaida, les deux aînés de la fratrie, sont envoyés par leur famille à Montpellier, où ils suivront des études de médecine. Mais les deux enfants tombent dans une France embrasée par les guerres de religion.

J’avais beaucoup aimé Royaume de vent et de colères donc je n’ai pas tardé à acheter Du roi je serai l’assassin à sa sortie (même s’il a carrément traîné dans la PAL). Chronologiquement, ce récit se déroule avant celui de Royaume de vent et de colères, et ils sont indépendants, mais si vous souhaitez lire les deux, je recommanderai quand même de les lire dans l’ordre de parution pour bien tout saisir !

Je ne me rappelais pas, dans le précédent opus, que la narration était faite à la première personne et au présent de l’indicatif, ce qui généralement a tendance à me rebuter. Il m’a donc fallu quelques chapitres pour m’y remettre – l’auteur ayant une plume ciselée et fluide, cela s’est heureusement fait sans mal !
Le roman se découpe en trois grandes parties : la première est consacrée à l’enfance de Sinan et Rufaida, à Grenade ; la deuxième à leurs études montpelliéraines ; la troisième nous emmène, bien plus tard, à Marseille – et je n’en parlerai pas trop pour ne rien divulgâcher.

Alors évidemment, avec un roman qui débute en Andalousie au XVIe siècle, terre de persécutions, et qui se poursuit pendant les guerres de Religion en France, je m’attendais à une ambiance un peu sombre. Je ne m’attendais en revanche pas à ce que cette ambiance sombre et poisseuse s’invite dès les premiers chapitres et investisse l’enfance des personnages ! Ceux-ci vivent sous la coupe d’un père violent et autoritaire, que sa femme complètement effacée laisse faire. Les coups et les brimades pleuvent, personne ne s’en offusque, et il se dégage du récit une ambiance particulièrement morose.
Cela semble s’arranger à l’adolescence de Sinan et Rufaida, qui rejoignent Montpellier pour embrasser des études médicales. Sauf que… non seulement les jumeaux tombent en pleines guerres de Religion, mais Rufaida découvre en outre que jamais elle n’aura accès aux mêmes droits estudiantins que son frère, en raison de son sexe. De fait, la violence imprègne tout le récit et, côté bonne ambiance, on reste dans la même veine.
De la troisième partie, je dirai seulement qu’elle marque une rupture franche et audacieuse dans la narration et qu’elle fait appel aux événements narrés dans Royaume de vent et de colères (d’où ma recommandation d’ordre de lecture). Toutefois, si ce n’est pas lu, vous ne manquerez rien du récit présent, et cela vous donnera envie de découvrir l’autre pour combler les trous !

Comme dans d’autres romans de l’auteur, la précision historique du récit est admirable. Que ce soit dans les descriptions de paysages, des mœurs, ou dans les péripéties, on s’y croirait à chaque instant. L’élément fantasy m’a semblé assez lointain : la quête de la Pierre du Dragon et de l’art des Artbonniers est bien en tête des objectifs des jumeaux, mais ce n’est finalement pas ce qui occupe la majeure partie du récit. Dans la mesure où celui-ci est déjà très complet, le fait que la quête soit plutôt là en toile de fond ne m’a nullement gênée ! J’étais bien trop occupée à me demander comment les personnages allaient se tirer des divers guêpiers dans lesquels ils étaient fourrés.
Car le récit est particulièrement prenant. Qu’il s’agisse des stratagèmes pour oublier la colère paternelle, des fêtes et découvertes estudiantines, ou de la révolte contre les lois chrétiennes, il est difficile de s’ennuyer tant l’intrigue est palpitante. Ce n’est pas tellement que ce soit truffé de scènes d’actions trépidantes (sauf sur la fin), mais la tension constante qu’instille l’auteur instaure un rythme plus que confortable. Et il fallait bien ce rythme soutenu, je pense, pour absorber la violence et la noirceur des thèmes traités, puisqu’il est ici essentiellement question de violences, maltraitance, deuil, rejet ou acceptation de l’autre, le tout exacerbé par les différences de culture et/ou de religion. Et si j’ai lu le roman d’une traite, ce n’est pas une lecture que je recommande en période de déprime !

En bref, j’ai passé un très bon moment avec Du roi je serai l’assassin, qui propose un récit dramatique, mais particulièrement prenant. La plume ciselée et élégante de l’auteur contribue à rendre le récit hautement immersif, tout en évoquant avec une certaine délicatesse (quoique sans fards) des sujets de société. De fait, bien qu’il s’agisse d’un roman historique, on trouve dans le récit un écho très fort à l’actualité, puisque les guerres de religion, la violence, le sexisme et le racisme sont au cœur du récit. La touche fantasy étant assez ténue, j’ai bien envie de recommander ce titre, non seulement aux amateurs, mais aussi à des lecteurs qui lisent peu ou pas de fantasy, car cela pourrait être une bonne porte d’entrée !

Dans le même univers : Royaume de vent et de colères ;

Du roi je serai l’assassin, Jean-Laurent Del Socorro. Actusf, avril 2021, 368 p.

La Tour du Freux, Ann Leckie

Depuis des siècles, l’Iradène est protégé par son dieu tutélaire, le Freux. Mais alors qu’un usurpateur s’est emparé du trône, que des envahisseurs soutenus par un dieu hostile se massent aux frontières, le Freux reste désespérément muet. C’est en ces temps troublés qu’Éolo, l’aide de camp de l’héritier légitime du trône, découvre un sombre secret dans les fondations même de la tour du Freux… Un secret qui pourrait bien rayer l’Iradène des cartes pour toujours.

J’étais très curieuse de découvrir cette autrice, qui a reçu une flopée de prix pour sa saga de SF Les Chroniques du Radch. Et… peut-être aurais-je mieux fait de commencer par cette saga plutôt que par cette incursion en fantasy, qui m’a laissé un sentiment assez mitigé.

Pourtant, cela démarrait vraiment bien ! On découvre une société très tournée vers ses divinités. Justement, le pays qui nous intéresse, l’Iradène, est entièrement dévoué à son dieu tutélaire, le Freux, représenté sur terre par un humain qu’on appelle le Bail, et dont le destin est de mourir lorsque le dieu change d’incarnation (aka l’Instrument). Son Héritier monte alors sur le trône et perpétue la tradition. Le début du roman nous plonge donc dans une situation tendue : le Bail en place a disparu et le trône a été usurpé par un membre de sa famille, qui n’avait pas l’heur d’être son héritier. Si on ajoute à cela une petite guerre aux frontières qui menace, l’ambiance de départ, un peu tendue, est très prenante.

De plus, le système narratif est vraiment original. La scène d’ouverture est introduite par un narrateur dont on ignore tout, et qui s’adresse à Éolo, l’aide de camp du véritable Héritier du Bail. Tout est donc rédigé à la deuxième personne du singulier, avec de très nombreuses adresses à ce personnage – qui semble tout ignorer du narrateur, comme le lecteur, du reste. Cela donne au récit un ton incantatoire pas désagréable du tout.
Le récit change de temps en temps de point de vue, pour s’intéresser au développement d’une divinité… qui se trouve être une pierre, plantée sur une colline, et qui nous raconte comment l’humanité a commencé à se développer autour d’elle. On oscille donc en permanence entre le récit adressé à Éolo, et l’histoire du dieu posé sur la colline, qui reprend le récit des origines. Or, si tout cela est très surprenant, et apporte une véritable originalité au récit, il faut aussi reconnaître que cela occasionne d’incroyables longueurs. La genèse de l’univers est certes intéressante, mais a un petit côté encyclopédique qui s’avère parfois assommant.
De l’autre côté, le récit adressé à Éolo, s’il s’avère au départ suffisamment mystérieux pour être intrigant… se révèle rapidement un poil trop mystérieux. Car il faut attendre une grosse moitié du récit avant qu’il ne se passe enfin quelque chose d’intéressant !

C’est arrivé à cette moitié de récit que tout s’enchaîne subitement – enfin !
L’intrigue prend un tour géopolitique vraiment intéressant, puisque tous les petites fils semés jusque-là s’assemblent en un véritable écheveau. Les troubles aux frontières, la situation compliquée à Vastaï, mais aussi le récit des origines de la divinité de la colline s’imbriquent.
Malheureusement, les longueurs du début ont vraiment bien préparé le terrain. Ce qui fait qu’il n’est guère difficile d’additionner les indices récoltés et de deviner ce vers quoi l’on va. Le suspense n’est donc clairement pas le point fort de ce récit. Malgré cela, l’enchaînement des péripéties, révélations et retournements de situation est vraiment bon dans cette seconde partie, ce qui la rend malgré tout plus palpitante que la première.

Un autre point qui m’a gênée se situe dans les dialogues. L’un des protagonistes, un Xuhlanais, parle excessivement mal la langue locale. Ses phrases sont truffées d’approximations lexicales, d’accumulations de verbes à l’infinitif et autres inventions langagières. Si cela aide à l’immersion, cela complique aussi grandement la lecture, les propos du personnage étant quelque peu ardus à déchiffrer. Or, il se trouve qu’il a une palanquée de dialogues et qu’il s’avère central pour le récit ! On n’est donc pas au bout de ses peines…

Première incursion mitigée dans l’œuvre d’Ann Leckie, donc. En cause surtout une première partie qui accumule les longueurs, en raison du système narratif choisi qui fait alterner les récits de deux époques différentes. Pourtant, c’est ce même système narratif qui fait tout le sel du roman. En choisissant la deuxième personne du singulier, l’autrice propose un récit qui se démarque vraiment, tout en restant parfaitement lisible. Son style fluide, sa façon d’amener les péripéties, rendent en plus la seconde partie nettement plus prenante que la première, malgré la globale absence de suspense.

 

La Tour du Freux, Ann Leckie. Traduit de l’anglais par Patrick Marcel.
J’ai Lu (Nouveaux Millénaires), septembre 2020, 406 p.

 

L’envers du monde, Aeternia #2, Gabriel Katz.

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C’est l’heure du duel décisif entre les deux camps qui s’entredéchirent pour la cité mère de Kyrenia. Deux champions vont s’affronter sur le sable de l’arène, un combat qui peut faire basculer le destin d’un peuple entier. Mais quelques heures à peine avant le coup de gong, le culte du Prophète a perdu son champion. Qui affrontera le Corbeau, redoutable gladiateur du Temple ?
Déchirée par les luttes de pouvoir, la plus grande cité du monde est au bord de la guerre civile. Le culte millénaire de la Grand déesse, menacé par celui d’Ochin qui se répand comme un raz-de-marée, n’a plus qu’un recours : la violence. Entre complots, combats et trahisons, chacun lutte pour sauver sa place et parfois sa vie…

Après le terrifiant cliffhanger qui terminait le premier volume, c’est avec une certaine impatience que l’on retrouve nos personnages, presque immédiatement après la fin du premier volume. Et dire que cette audacieuse, mais néanmoins tragique, conclusion a marqué la suite n’est qu’un euphémisme.
Désormais, fini de plaisanter : c’est un tome bien plus sombre que Gabriel Katz offre ici. Alors, certes, l’humour et les conversations badines de Desmeon sont toujours au rendez-vous. Mais au vu de la tempête qui s’amasse gentiment à l’horizon, c’est dans une portion bien moindre que précédemment.
L’histoire est sans concessions. Impossible de ne pas trembler pour les personnages, au vu de l’hécatombe qui frappe les chapitres. Pas de répit, pas de pitié ! Le conflit larvé qui opposait le culte d’Ochin à celui de la Déesse éclate dans toute son ampleur, occasionnant échauffourées et batailles de grande ampleur. Et l’opposition entre les deux cultes est vraiment intéressante, chacun y allant de ses discours persuasifs pour contrer l’autre et conquérir les masses.
C’est aussi l’occasion de découvrir les coulisses des deux cultes. Résultat ? C’est pas glorieux. Manipulations des foules, complots, mensonges, trahisons, fricotages avec l’obscur et plus si affinités sont le quotidien tant des prêtres de la grande Déesse… que de ceux d’Ochin. Avec différentes motivations, bien sûr : la survie, la bêtise, le profit, la quête de pouvoir… Tout est vraiment pourri au royaume de Kyrenia.

Côté personnages, inutile de se voiler la face : on flippe ! D’une part parce que la situation se corse, bien sûr, mais aussi parce que leurs psychologies sont nettement creusées ici. Le premier volume était centré sur Leth Marek ; cette fois, c’est à Desmeon de se révéler. Et si le guerrier n’a pas sa langue dans sa poche, il est loin d’être aussi clown qu’il en a l’air. Puisqu’il est au centre de l’histoire, c’est le moment de découvrir son – lourd – passé. Et, vu les développements, de découvrir le personnage sous un tout autre jour. Les figures féminines ne sont pas en reste. On retrouve Nessirya (sur laquelle il y aurait tant à dire, mais on risquerait de spoiler, malheureusement…) et Synden prend une très agréable consistance. Autour d’eux gravitent une foultitude de personnages secondaires (plus ou moins importants), mais tous aussi soignés. Prêtres, gardes, conseillers, il y a du choix.
D’ailleurs, l’histoire oscille entre les pérégrinations de Desmeon et celles de Varian, le jeune prêtre de la Déesse, subitement propulsé au rang d’émissaire spécial du culte. Et, comme dans le premier volume, cette alternance permet de confronter les points de vues des bords opposés. Avec, toutefois, une légère modification par rapport au premier tome : cette fois, Varian doute de plus en plus. Desmeon, de son côté, pas très croyant, fait quand même part de ses doutes quant aux bien-fondés du culte d’Ochin qu’il sert.

L’intrigue est très fluide : de rebondissements en retournements de situations, pas le temps de souffler, d’autant que Gabriel Katz joue, à son habitude, des ressources du récit. Pourtant, il n’y a guère de surprises dans ce tome : on devine assez vite comment les événements vont évoluer et les révélations fracassantes sont rares. Malgré tout, le rythme est excellent : c’est attendu, certes, mais on ne s’ennuie pas un seul instant !

L’Envers du monde, au titre si bien choisi, apporte une belle conclusion à Aeternia. Le sujet des guerres de religion est vraiment bien traité, démontrant toute l’inanité de ces luttes – et faisant, malheureusement, un peu trop écho au monde réel. Du coup, l’humour est moins présent que précédemment (mais pas totalement absent) et l’histoire est assez sombre. Et si l’intrigue manque un peu de surprises, le rythme savamment entretenu jusqu’aux dernières pages ne laisse aucun répit au lecteur. En bref, Aeternia est un bon diptyque de fantasy, enlevé et haletant à souhait !

◊ Dans la même série : La Marche du prophète (1).

◊ Dans le même univers : La Traque (1) ; Le Fils de la Lune (2) ; Les Terres de Cristal (3).
La Maîtresse de guerre.

Merci à Livraddict et Scrinéo !
Aeternia #2, La Marche du prophète, Gabriel Katz. Scrinéo, 2015, 390 p.

 

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La Marche du prophète, Aeternia #1, Gabriel Katz.

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Leth Marek, champion d’arènes, se retire invaincu, au sommet de sa gloire. Il a quarante ans, une belle fortune et deux jeunes fils qu’il connaît à peine. C’est à Kyrenia, la plus grande cité du monde, qu’il choisit de les élever, loin de la violence de sa terre natale. Lorsqu’il croise la route d’un culte itinérant, une étrange religion menée par un homme qui se dit prophète, l’ancien champion ignore que son voyage va basculer dans le chaos. À Kyrenia, où l’on adore la Grande Déesse et les puissants du Temple s’entredévorent, une guerre ouverte éclate entre deux cultes, réveillant les instincts les plus noirs. La hache de Leth Marek va de nouveau tremper dans le sang. Le plus violent des combats est celui que l’on mène contre ses propres croyances.

Nouvelle série pour Gabriel Katz ! Et on retrouve le même univers, puisque l’on va à … Kyrenia. La capitale des arts, des lettres, de la beauté et de la civilisation, déjà citée dans Le Puits des Mémoires et Maîtresse de guerre néophytes, rassurez-vous : toutes ces histoires sont indépendantes. Kyrenia est un havre de paix qui fait rêver Leth Marek, solide gladiateur à l’orée de sa retraite et au faîte de sa gloire. Gloire d’arène, uniquement : car Leth Marek, désormais fort riche, récupère deux fils adolescents dont il n’a pas le mode d’emploi, qu’il espère bien voir grandir tranquillement, mais à qui il n’a, somme toute, pas grand-chose à dire. Ce qui l’ennuie au plus haut point et le déstabilise. Mais c’est bientôt le cadet de ses soucis, car la petite famille croise la route d’un culte itinérant rendu à une obscure divinité sortie des tréfonds du richissime panthéon : Ochin. Ochin qui menace, évidemment, l’hégémonie du culte officiel, dont les sbires – armés jusqu’aux dents – n’aiment rien moins que traquer les fidèles – surtout s’ils sont jeunes et jolies. C’est comme ça que démarrent les ennuis de Leth Marek qui, bien malgré lui, met le pied dans ce qui n’est encore qu’un petit conflit, mais devient bientôt une bonne guerre de religion dans les règles de l’art.

Puisque le gros mot est lâché, allons-y : comme il faut s’y attendre, on ne rigole pas devant Aeternia. Mais, pas de panique, la gouaille habituelle de l’auteur est là : moins prononcée que dans ses autres romans, peut-être, mais pas totalement absente non plus – et il faut bien rire, de temps en temps, de la bêtise crasse des hommes si on ne veut pas se mettre à sangloter bêtement. N’empêche que le sujet est terrible : il n’est, en temps normal, pas difficile de percevoir l’inanité de telles luttes, mais quand on y assiste par le prisme de la fiction, on se rend compte à quel point les querelles sont vides de sens.
Du sens, justement, la vie de Leth Marek n’en a plus beaucoup – et ça aussi, c’est assez terrible. Arraché par les tenants de la Déesse, remis en cause par ceux d’Ochin, le sens de la vie de Leth Marek joue à la girouette et les émotions du type avec, ce qui est particulièrement intéressant, car l’auteur s’attache finement à la psychologie des personnages. Leth est une grosse brute, avouons-le, mais une grosse brute au cœur d’or, qui en a très certainement un peu trop vu pour son propre bien. Rapidement, il va fonctionner en duo avec un autre guerrier, plus fin, Desmeon – un genre de Nils en plus bavard et bravache. Radicalement opposées, les deux personnalités se complètent à merveille, offrant (notamment) des dialogues assez savoureux. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont des philosophies de vie assez différentes, qui font ressortir une pluralité de point de vue bienvenue. Et l’auteur ne s’arrête pas à l’attachant duo ! Il choisit aussi pour protagoniste (ou antagoniste ?) un jeune disciple de la Déesse, Varian, modéré, mais quasiment sûr d’être dans son bon droit. On passe donc d’une bande à l’autre au gré des chapitres, chacun ayant l’occasion d’afficher ses convictions et points de vue : c’est riche cela nous permet de peser le pour et le contre. Entre le trio se coulent également quelques figures féminines bien tournées, qui viennent tour à tour exalter, tempérer ou soutenir les personnages.
Le plus intéressant, finalement, c’est de les voir se poser des questions, douter de leurs convictions, remettre en cause les assertions et commandements de leurs supérieurs et figures tutélaires. C’est vraiment ce qui fait la richesse du roman !

Comme le sujet de la discorde est religieux, l’auteur en profite pour étudier la chose sous tous ses – tristes – angles : fanatisme borné, propagande abusive, extrémisme brutal, prosélytisme à outrance, manipulations subtiles, auto-aveuglement… toutes les dérives y passent et on perçoit avec acuité combien c’est idiot. Idiot et tragique. Je l’ai déjà dit, on ne se marre pas des masses avec Aeternia, non pas parce que le livre manque d’humour (loin de là !), mais parce que le sujet est affreusement bien traité et renvoie à l’actualité.

Mais parmi toutes ces bonnes choses, il y a quand même un – tout petit – point qui fâche : l’univers semble moins complexe et travaillé que précédemment. En soi, ce n’est pas gênant, mais quand on pense à l’agréable complexité de l’univers de Maîtresse de guerre, on déplore quelque peu de ne pas retrouver la même chose ici !

Malgré ce point minime, La Marche du prophète introduit le diptyque Aeternia avec l’efficacité que l’on connaît à Gabriel Katz : l’histoire est extrêmement fluide et l’auteur démontre à nouveau sa grande maîtrise de l’art du cliffhanger – notamment sur la fin… patience, le tome 2 débarque fin août ! 
Le sujet, autour des guerres de religion et de la manipulation, est rudement bien traité et, vu la façon dont tout cela s’est agencé jusque-là, promet de beaux développements. En somme, voilà encore une affaire à suivre !

◊ Dans la même série : L’Envers du monde (2).

◊ Dans le même univers : La Traque (1) ; Le Fils de la Lune (2) ; Les Terres de Cristal (3).
La Maîtresse de guerre.

Aeternia #1, La Marche du prophète, Gabriel Katz. Scrinéo, 2015, 374 p.

 

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Royaume de vents et de colères, Jean-Laurent Del Socorro.

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1596. Deux ans avant l’édit de Nantes qui met fin aux guerres de Religion, Marseille la catholique s’oppose à Henri IV, l’ancien protestant. Une rébellion, une indépendance que ne peut tolérer le roi. À La Roue de Fortune se croisent des passés que l’on cherche à fuir et des avenirs incertains : un chevalier usé et reconverti, une vieille femme qui dirige la guilde des assassins, un couple de magiciens amoureux et en fuite, et la patronne, ancienne mercenaire qui s’essaie à un métier sans arme. Les pions sont en place. Le mistral se lève. La pièce peut commencer. 

En 1596, Marseille était une République. Et Henri IV avait beau n’être qu’un souverain convers mal accepté, ce petit coin de république titillait sa royale autorité. Et il n’y a rien de moins tâtillon qu’un roi au règne contesté. Ni une ni deux, il va donc faire marche sur Marseille.

À Marseille, chacun vit sa vie. Axelle et Gilles, anciens mercenaires, sont devenus aubergistes. Gabriel, ex-protestant converti au catholicisme, chevalier, loge chez Axelle et Gilles, à la Roue de Fortune et offre ses services au consul marseillais. Armand et Roland, des Artbonniers, magiciens redoutés, fuient le pouvoir royal qui aimerait les avoir sous sa coup, et prennent une chambre à l’auberge. Victoire, de son côté, dirige la très lucrative et très canaille guilde des savonniers, couverture de la pègre locale, et fomente l’assassinat du consul de Gabriel. Et loge, justement ce jour-là, à la Roue de Fortune.
La Roue de Fortune devient, assez vite, le centre névralgique de l’affaire. Chacun, à sa façon, a un rapport avec l’ost royal qui s’apprête à débarquer, mais les rôles vont être bien partagés. D’autant que, si les trajectoires passent toutes par l’auberge et s’entrecroisent, elles n’ont parfois que peu de rapport – hormis celui, géographique, de cette auberge.

L’histoire est conçue à la manière d’une pièce de théâtre. Chapitre après chapitre, on découvre une nouvelle voix, qui lève le voile sur un petit coin d’intrigue. Chaque personnage permet d’éclairer une part du conflit en cours et, peu à peu, l’intrigue socio-politique se construit. Ce qu’il y a de fantastique, c’est que l’histoire ne manque ni d’adrénaline, ni d’hémoglobine. Mais c’est vraiment l’intimité des personnages qui construit toute l’intrigue ! D’ailleurs, la longue analepse centrale permet, d’une part, de mieux comprendre les différents parcours et, d’autre part, de mieux situer les différents personnages sur l’échiquier.
Cette partie centrale entretient aussi un savant suspens : on a laissé tous les personnages en plan dans le présent en mourant d’envie de savoir ce qu’il va leur arriver et leurs parcours respectifs sont, eux-mêmes, pleins de tension ! On se surprend à ronger son frein en progressant dans l’histoire !
Hormis cette analepse, l’intrigue se déroule sur seulement 24 heures, et entièrement à Marseille : une vraie pièce de théâtre, vous dit-on !

Le contexte historique est fascinant : on a l’impression de déambuler dans les rues de la cité phocéenne, de découvrir les différents quartiers, tout en se familiarisant avec la (complexe !) politique de l’époque. Le roman, d’ailleurs, tient presque plus du roman historique que de la fantasy historique, tant la magie y est ténue et, surtout, bien ancrée dans le paysage – comme les croyances de l’époque, somme toute. L’équilibre entre les deux est tout bonnement excellent.

Côté personnages, l’auteur joue sur les personnages choisi pour nous surprendre. Ainsi, le capitaine de la garde est une femme, qui a fini par s’installer avec son homme dans une auberge, pour fonder une famille. Problème : si les repas n’ont plus de secrets pour elle, le concept de «famille» semble lui poser quelques soucis et elle s’interroge sur son rapport à la maternité et aux armes – et c’est passionnant ! En fait, chacun ou presque permet de développer un thème. La conversion de Gabriel va permettre de parler de la foi et de la religion ; les Artbonniers, l’addiction (au pouvoir, à la drogue…). Et tout ça habilement intégré dans le récit : l’auteur ne fait pas de thèse, ne nous inculque aucune leçon, c’est génial ! (Mais peut-être l’ai-je déjà dit ?).

Finalement, ma seule réserve viendra de la nouvelle placée en fin d’ouvrage, qui développe le personnage de Gabin, nous expliquant son histoire, son lien avec certains des personnages et comment il en est arrivé à la Roue de Fortune. Diablement intéressant, mais j’aurais préféré l’apprendre dans le corps du récit ; je ne suis pas fan de la nouvelle additionnelle, de fait. Par ailleurs, si j’ai adoré l’effet «pièce de théâtre», en fermant le livre, je me suis fait la réflexion… que c’était trop court à mon goût, j’en aurais voulu plus !

Royaume de vents et de colère est le premier roman de Jean-Laurent del Socorro, et quel roman ! L’auteur offre une brève aventure de fantasy historique au cadre léché, et au sujet très original, puisque l’intrigue se déroule sous la République de Marseille. Les personnages sont complexes à souhait et l’intrigue socio-politique se dessine au travers de leurs ambitions et parcours, dans un récit qui n’est pas sans rappeler une pièce de théâtre rondement menée. En somme, voilà un premier roman de fantasy historique de haut vol !

Royaume de vents et de colère, Jean-Laurent Del Socorro. Actusf, 2015, 280 p.

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