La longue marche des dindes, Kathleen Karr.

Plus personne ne peut vous dire comment les bons élèves de cette école de campagne du Missouri ont occupé leurs vacances d’été 1860. Non. Le seul qui soit resté dans l’Histoire, c’est Simon Green, le cancre, celui qui avait quadruplé son CE1. Cette année-là, les dindes avaient pondu comme des lapins. Beaucoup trop. Valaient des clopinettes. Cette année-là, à Denver, à mille kilomètres d’ici, on bâtissait à tour de bras, et rien à se mettre sous la dent. Là-bas, ils étaient prêts à payer une dinde cinq dollars. C’est bien simple, Simon, à peine sorti de l’école, il a fait ses comptes. A emprunté toutes ses économies à l’institutrice. A acheté mille dindes. A embauché comme charretier Bidwell Peece, le plus grand ivrogne du pays devant l’Éternel. Et s’est juré de faire fortune à la fin de l’été. L’oncle Lucas lui a fourgué en héritage son chariot le plus pourri. Et vogue la galère ! Ils n’étaient pas nombreux, ceux qui auraient parié sur un attelage pareil : l’ex-ivrogne repenti, le cancre indécrottable et les mille dindes réclamant chacune ses cinq litres d’eau par jour. D’autant que, très vite, ils ont été rejoints par Jabeth, un esclave noir en cavale qui rêvait du pays de la liberté. Et comme si ça ne suffisait pas, des types à dos de chameau se sont mis à les poursuivre. Parole, à dos de chameau ! Avec des fusils partout. Et les Indiens Potawatomis et leur chef John Prairie d’hiver les ont arrêtés sur leur territoire sacré. Et il y a eu aussi la fille qui piquait sa crise de nerfs dans la prairie maudite, et la cavalerie qui n’avait pas cavalé depuis si longtemps qu’elle prétendait faire un carton sur les dindes, et… Enfin, de quoi créer des liens entre Simon, l’orphelin, Bidwell, le vieil ivrogne bon à rien, et Jabeth, l’esclave en fuite. Et faire d’eux des héros inoubliables. Au point de vous donner furieusement envie d’être cancre, dans le Missouri, en 1860.

Kathleen Karr a marqué ma vie de lectrice ; j’ai découvert avec un immense plaisir La Caverne lorsque j’étais au collège et je m’en souviens encore — d’ailleurs je vous en parlais pour mon premier Ray’s Day. Donc, l’an passé (oui, car cette chronique traîne en brouillon depuis des lustres), lorsque j’ai vu passer ce roman jeunesse, il m’a été difficile de résister — et bien que le texte ait été écrit dans les années 1990, il n’a pas pris une ride !

Dès les premières lignes, on plonge dans un Far West parfaitement remis en scène, jusque dans l’accent des personnages. Nous suivons les traces de Simon, qui passe pour l’idiot du village — et entre nous soit dit, il peut se montrer gentiment benêt. Pourtant, le jeune homme a d’indéniables talents poétiques et… mathématiques !
Simon est un personnage extrêmement touchant, souvent terre-à-terre, mais avec des fulgurances incroyables. Et qui sont d’autant plus percutantes que les autres personnages les prennent, généralement, pour purs traits de sa légendaire bêtise — avant de s’apercevoir que c’est plutôt l’expression de son génie !

Ces fulgurances ponctuent une route pour le moins éprouvante. Car dans le Far West de 1860, on peut vivre mille aventures en autant de kilomètres et c’est presque ce qui arrive à Simon et à ses acolytes. Attaque d’indiens, esclavagistes en goguette et esclave en fuite, véritable troupe de cirque, escrocs en tous genres, pionniers à la dérive et famille acharnée, on est servis !
Les péripéties s’enchaînent à bon train, tout en ménageant un rythme équilibré à l’intrigue. Celle-ci n’est ni survoltée, ni trop indolente ; Kathleen Karr a trouvé un parfait dosage entre les différents éléments, ce qui rend la lecture absolument palpitante. Le vocabulaire, de son côté, est très accessible dans la narration, mais parfois un peu plus ardu dans les dialogues, lorsque les personnages dévoilent leur plus bel argot.
Au fil des pages, c’est un extraordinaire portrait sur le vif des États-Unis qui se dévoile. Si l’actualité économique n’est là qu’en toile de fond à l’aventure, des réflexions plus profondes sur la famille, l’amitié, l’esclavage ou le vivre-ensemble traversent les pages. Là encore, Simon aborde tout cela avec un mélange d’ingénuité et de sagacité qui fait vraiment plaisir à voir. D’autant que les autres personnages ne sont pas en reste et font preuve, eux aussi, d’une belle présence d’esprit. Surtout, et malgré les sujets parfois difficiles, le roman est extrêmement drôle ! Que l’on parle du décalage entre le ton très policé de John Prairie d’Hiver et les clichés sur les Indiens sanguinaires, ou le pragmatisme avec lequel Simon accueille un jeune esclave en fuite qui s’attend à être lynché, les dialogues sont toujours très savoureux.
Cela vient sans aucun doute du fait que les personnages sont vraiment bien étudiés. Évidemment, on s’en doute dès le départ, aucun d’eux n’est vraiment ce qu’il semble être : Bidwell Peece n’est pas qu’un ivrogne bon à rien, de même que Simon n’est pas bête à manger du foin. C’est sans doute le fait que les personnages partent de très très loin qui les rend si attachants, et qui fait de ce texte un roman d’aventure si prenant !

Si vous cherchez un bon roman d’aventure jeunesse (lisible dès 10 ans, en plus), arrêtez-vous : La longue marche des dindes est exactement ce qu’il vous faut. Kathleen Karr y ressuscite un Far-West haut en couleurs, encore pétri de préjugés racistes ou de classes, et sillonné par de véritables canailles (cachées sous des défroques d’escroc… ou institutionnelles). C’est un western avec tout ce qu’il faut dedans, de l’attaque des Indiens à l’arrivée de la cavalerie, avec le passage du cirque en prime. Et qui a, avec ça, le bon goût d’être prenant, drôle et intelligent !

 

La longue marche des dindes, Kathleen Karr. Traduit de l’anglais par Hélène Misserly.
L’École des Loisirs, 2018 (réédition), 251 p.

 

The Crime, The Curse #2, Marie Rutkoski.


Tout a changé. Kestrel a été contrainte de lutter pour sa survie, a vu ses amis tomber autour d’elle, a dû supporter la douleur de cette terrible trahison, son éducation entière qui lui souffle de tout faire pour se venger du jeune homme. Et quand il a fallu choisir, elle a choisi, à son tour, l’impensable : sacrifier son bonheur pour celui des herrani, céder à un terrible chantage qui la force à tourner le dos à Arin une bonne fois pour toutes. Elle est désormais la fiancée du fils du monarque. S’ouvre, à la cour, un terrible jeu d’échec où Kestrel doit mentir à tout le monde, depuis l’Empereur – un homme sans pitié qui se délecte de la souffrance d’autrui – jusqu’à Arin lui-même, en passant par la masse des courtisans qui n’espèrent que sa chute.

Où l’on retrouve Kestrel, donc, peut de temps après le coup de poker qui lui a permis de sauver les fesses herranies d’Arin et de faire de la péninsule un protectorat de l’Empire – en échange de son mariage avec Verex, l’insipide fils de l’Empereur. On l’imagine aisément, Kestrel n’est pas ravie de sa nouvelle situation, car elle soupire toujours après Arin.
À ce titre, j’ai eu un peu peur, car le début de l’histoire est particulièrement niaiseux. Chacun campe sur ses sentiments, suranalyse ses rares conversations avec l’autre, imagine de chaudes retrouvailles, soupire encore, dépérit d’amour… C’est long.

Heureusement, Marie Rutkoski revient assez vite à la stratégie, point qui m’avait tout particulièrement plu dans le premier volume. Et là… il s’en passe, des choses ! Car Kestrel, comme Arin, se sont embarqués dans un jeu de dupes un tantinet dangereux, qui les amène à mentir à tour de bras, et ce à un nombre incalculable de personnes – y compris à eux-mêmes, et c’est peut-être le point le plus triste. Assez vite, la tension remonte donc, alimentée par les petits jeux de pouvoir qui ont lieu à la cour. Évidemment, Kestrel n’est pas la seule à manipuler l’art du mensonge et elle a bientôt fort à faire pour naviguer entre les réseaux d’espions des uns et des autres (les Herranis, l’empereur, Verex, ou d’autres partis pas toujours identifiés). Malgré cela, les péripéties ne sont pas survoltées : on est plus dans un roman centré sur la politique, les jeux de pouvoir et l’espionnage, bien sûr, ce qui lui donne un petit côté « polar d’ambiance » pas du tout désagréable.

Du côté de la narration, j’ai eu la sensation qu’Arin avait plus d’espace d’expression que précédemment. On passe donc d’un personnage à l’autre, ce qui nous permet de mieux percevoir les évolutions de chacun… et de mieux comprendre (et d’anticiper) leurs quiproquos. C’était intéressant également de voir à quel point leurs identités et nationalités vont venir, peu à peu, gangrener leur relation. Kestrel est Valorienne de naissance donc, par définition, elle sert l’Empereur et abonde (du moins officiellement), dans ce sens. Mais elle a grandi à Herran, qui reste son foyer de cœur, donc elle se sent concernée par le devenir du protectorat (et pas seulement parce qu’elle se consume d’amour pour Arin. Même si ça entre évidemment en ligne de compte). Arin, lui, est Herrani jusqu’au bout des ongles et se bat pour l’indépendance de son pays, quitte à nouer des relations diplomatiques pas toujours bienvenues. Or, on en arrive au point où, l’un comme l’autre, ils ont commis des actes condamnables qu’ils n’analysent pas nécessairement de la même manière. Se pose alors la question des limites de l’acceptable : est-il plus acceptable de tuer pour une noble cause que pour sauver sa place ? Posée ainsi, la question semble purement rhétorique, mais ils en arrivent effectivement à ce genre de réflexion, à se demander si la raison d’État prévaut sur l’éthique et s’il l’un a de meilleures raisons d’agir que l’autre – et tout n’est évidemment pas résolu, ce qui laisse à chacun la possibilité de réfléchir.
J’évoquais, un peu plus haut, de nouveaux liens diplomatiques : on quitte enfin les frontières de la Valorie pour aller visiter les voisins, ce qui nous amène à rencontrer de nouveaux personnages – et à obtenir de nouveaux éclairages sur quelques personnages connus. Ainsi, on retrouve Jess et Ronan, les meilleurs amis (Valoriens, évidemment) de Kestrel et Marie Rutkoski a, là aussi, choisi une orientation très intéressante (que je ne dévoilerai pas), qui apporte son lot de piquant au récit (et son lot d’ennuis à Kestrel). Entre eux et Arin, on ne peut pas dire que ses débuts à la cour soient des plus fastes. De même, alors qu’il semblait jusque-là pas mal absent, son père est cette fois un peu plus présent et on en arrive à mieux cerner cet énigmatique personnage, plus occupé à conquérir des territoires et des peuples à droite à gauche qu’à s’occuper de sa fille.

Comme dans le premier tome, l’esclavage est également au cœur de la question. Cette fois, on rencontre et on suit plus de personnages herranis, ce qui nous donne une vision bien plus globale de la situation. Alors que Kestrel était assez progressiste, maintenant qu’elle est à la cour, elle est entourée de personnes très conservatrices, qui respectent à peine l’indépendance toute neuve du territoire – sans parler du statut d’hommes ou de femmes libres des herranis. Cela occasionne des conversations un poil glauques, où certains considèrent leurs concitoyens comme guère moins que du bétail.

Si j’ai eu quelques frayeurs en attaquant le roman, Marie Rutkoski est vite revenue à ce qui m’avait tant plu dans le tome 1 : la stratégie et les petites magouilles politiques, sur fond de lutte contre un état esclavagiste. Kestrel est de plus en plus compromise et ses choix entraînent des péripéties passionnantes, bien que plus centrées sur la lutte politique sur l’action pure et dure. La stratégie et la lutte politique prennent de plus en plus le pas sur l’intrigue ; la romance n’est pas en reste, mais force est de constater que l’on tend de plus en plus vers le drame que vers la comédie romantique (ce qui n’est pas pour me déplaire !). Après un tome aussi intense, j’ai terriblement hâte de lire le troisième et dernier volume de la série !

◊ Dans la même série : The Curse (1) ;

The Curse #2, The Crime, Marie Rutkoski. Traduit de l’anglais par Mathilde Montier.
Lumen, septembre 2017, 535 p.

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être :

The Curse #1, Marie Rutkoski.

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Fille du plus célèbre général d’un empire conquérant, Kestrel n’a que deux choix devant elle : s’enrôler dans l’armée ou se marier. Mais à dix-sept ans à peine, elle n’est pas prête à se fermer ainsi tous les horizons. Un jour, au marché, elle cède à une impulsion et acquiert pour une petite fortune un esclave rebelle à qui elle espère éviter la mort. Bientôt, toute la ville ne parle plus que de son coup de folie. Kestrel vient de succomber à la  » malédiction du vainqueur  » : celui qui remporte une enchère achète forcément pour un prix trop élevé l’objet de sa convoitise.
Et, de fait, elle ignore encore qu’elle est loin, bien loin, d’avoir fini de payer son geste. Joueuse hors pair, stratège confirmée, elle a la réputation de toujours savoir quand on lui ment. Elle croit donc deviner une partie du passé tourmenté de l’esclave, Arin, et comprend qu’il n’est pas qui il paraît… Mais ce qu’elle soupçonne n’est qu’une infime partie de la vérité, une vérité qui pourrait bien lui coûter la vie, à elle et à tout son entourage.

Pendant le SLPJ de Montreuil, j’ai assisté à une présentation du programme éditorial à venir des éditions Lumen (fort alléchant, soit dit en passant), durant laquelle on nous a présenté The CurseLequel nous a été vendu comme une grande et belle histoire d’amour. Or, si vous me connaissez un peu, vous savez que c’est typiquement le genre d’histoire gnangnan qui m’escagace au plus haut point (celui qui me donne envie de claquer des gens, auteur et personnages inclus). Si, si.
Sauf que. Je n’ai fait qu’une bouchée de The Curse car, finalement, c’est autant une histoire d’amour qu’une histoire d’intense détestation et que c’est bien plus subtil que ce qu’on pouvait nous en révéler le jour J !

L’introduction nous fait découvrir le peuple Valorien (plutôt pâles, blonds aux yeux clairs), auquel appartient Kestrel, qui a conquis, des années plus tôt (et par la force), le peuple Herrani (plutôt bruns, mats, aux yeux foncés), désormais réduits en esclavage. Kestrel, fille unique (et adorée ?) du général Trajan est ce qu’on peut appeler une extravagante. Elle sait qu’elle a 3 ans devant elle pour choisir entre la carrière de l’armée et le mariage. La première la débecte et elle veut faire un mariage d’amour (ce qui fait figure d’exception). Mieux : c’est une musicienne accomplie, qui sèche volontiers l’entraînement militaire pour protéger ses mains, au grand dam de son père et de son entraîneur. Or, second problème, la musique est un art typiquement herrani, pratiqué par les esclaves. Du coup, l’achat de cet esclave réputé savoir chanter ne fait qu’ajouter à son image de noble excentrique – et de fille perdue pour la science, au passage.

On ne peut pas vraiment dire que les choses démarrent très bien entre Kestrel et Arin, l’homme qu’elle a acheté – on s’en serait doutés. D’ailleurs, celle-ci vit sa vie de jeune nantie tandis que l’autre est affecté à la forge de la demeure, avec assez de travail pour occuper toute une vie. Leurs interactions sont, dans un premier temps, assez limitées. Mais Kestrel est une joueuse et une stratège accomplie, accro à l’adrénaline des paris et des risques que l’on prend au cours d’une partie. Elle défie donc Arin à Crocs et Venins, un jeu très en vogue. Et, rapidement, quelques détails lui mettent la puce à l’oreille : définitivement, Arin n’a pas le comportement d’un homme du peuple. Se pourrait-il qu’il ait été un noble herrani, qu’il fasse partie de ces esclaves forcés de servir au sein de leur propre demeure d’enfance ?

Les réponses sont apportées au compte-goutte et, même si l’on a de forts soupçons sur, d’une part, l’identité probable d’Arin et, d’autre part,  ses motivations, il y a des révélations jusqu’à la fin du premier tome (et l’auteur en a encore gardé sous le pied). Difficile, du coup, de lâcher le roman avant la fin, d’autant que rythme et suspens sont maintenus de bout en bout – et dans le dernier quart, ça devient carrément de la folie.

Côté personnages, Marie Rutkoski propose un intéressant duo. Si Kestrel peut, parfois, se montrer un tantinet naïve, Arin, lui, est intrigant dès le départ. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser croire le résumé, il n’y a pas vraiment de romance dans l’intrigue (même si un peu quand même) et on est loin du coup de foudre entre ces deux-là. Ils sont plutôt abonnés au régime des piques perfides, des petites (ou grosses) trahisons et des coups bas. Ce qui dessine des personnages crédible et une dynamique assez fascinante.
Et ce d’autant plus lorsque les plans de l’une et de l’autre commencent à se dessiner avec plus de précisions : difficile de voir comment l’histoire pourrait tourner à l’avantage de l’un ou de l’autre : tour à tour, ils sont mis en difficulté et on se surprend à s’angoisser pour l’un comme pour l’autre.

Du point de vue de la narration, l’auteur a choisi une focale externe (et un récit au passé, alleluia !), ce qui nous permet de suivre l’un ou l’autre des personnages et d’avoir une idée assez nette de ce qui se trame. L’intrigue dessine, en filigrane, la douloureuse histoire qui oppose les Valoriens aux Herranis. Mais, de ce côté-là, on manque un peu de détails : Kestrel n’a pas participé à la guerre et Arin est trop secret pour en révéler de trop, ce qui fait qu’on est parfois un peu dans le flou concernant les tenants et aboutissants de la situation. De plus, l’auteur est un peu avare en descriptions, ce qui laisse de temps à autres un léger goût de trop-peu. Ainsi, à part quelques points remarquables de la cité (le port, le col, quelques propriétés), j’ai parfois eu du mal à m’en faire une idée, mon imagination oscillant entre diverses propositions (plutôt Vikings ou plutôt Civilisation orientale étant mes favorites, cette dernière étant notamment induite par la scène finale du roman).
Malgré tout, on en sait assez pour comprendre les inimitiés entre les personnages. L’histoire d’Arin, que l’on devine peu à peu est bien menée : on compatit aux choses terribles infligées aux Herranis, sans jamais tomber dans le pathos. C’est délicat, mais l’exercice est réussi !

Bonne pioche, donc, avec ce premier tome de la série The Curse. J’ai adhéré tant aux personnages qu’à l’intrigue prenante qui, sous des accents classiques, est diablement efficace — classique, car elle a un indéniable petit côté Roméo et Juliette sauce fantasy. Et bien que l’histoire de coeur soit au centre de l’affaire, j’ai grandement hâte de découvrir le prochain tome, c’est dire si ça m’a plu !

The Curse #1, Marie Rutkoski. Traduit de l’anglais par Mathilde Montier.
Lumen, 16 février 2016, 484 p.

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Histoire de Tiric Sherna, Le Sabre de sang #1, Thomas Geha.

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Tiric Sherna, gouverneur de province shao, survit à la guerre, mais est fait esclave par les tout-puissants Qivhviens, ces hommes-reptiles qui, peu à peu, asservissent tous les pays. Convoyé dans une caravane, il est amené à Ferza, où il connaîtra les affres de l’arène, sous la coupe d’une richissime Qivhvienne. 
Mais Tiric Sherna est un guerrier shao, et il n’a pas dit son dernier mot, loin de là !

Le Sabre de sang, au cas où le résumé en laisserait douter, est une histoire d’esclavage, de vengeance, et de rancœur. Contre les Qivhviens, bien sûr, ce peuple à la fois humanoïde et reptilien, conduit par une redoutable impératrice, et qui asseoit peu à peu son autorité sur les Sept couronnes, au grand dam des provinces et peuples annexés, dont celui de Tiric, le personnage principal.

Le roman s’ouvre sur une scène de combat époustouflante : trois lignes, et on est déjà embarqué par le souffle épique d’un combat dantesque, à l’atmosphère extrêmement prenante. L’ouverture annonce une ambiance incroyable pour ce roman, et qui sera maintenue au fil des chapitres.
On s’immerge rapidement dans un univers d’une richesse incroyable : si la découverte de la province shao est très brève – annexion oblige – celle de la cité de Ferza et de l’empire Qivhvien est nettement plus détaillée. L’inspiration orientale est forte, et on imagine sans peine la cité écrasée de chaleur. Les races, les peuples, les rites, les codes, tout a été soigneusement pensé, orchestré, et donné à voir au lecteur : c’est époustouflant de réalisme. À tel point que c’en est presque frustrant, par moments : on s’immerge dans des cultures, des lieux et des ambiances incroyables, et tout semble trop court tant on perçoit l’incroyable densité de l’univers mis en place, et ce qu’il reste encore à découvrir !

Les personnages sont à l’avenant : d’un côté, Tiric et Kardelj, les gladiateurs esclaves, sont forcés de descendre combattre dans l’arène. De l’autre, les Qivhviens, et surtout les Qivhviennes, représentent l’envahisseur, la force brute, la manipulation retorse. À ce titre, Zua Lazpoa est un formidable antagoniste : dangereuse, mauvaise, imbuvable, elle tient à la perfection son rôle d’ambitieuse prétendante au trône. L’auteur introduit heureusement de délicieuses ambivalences : loin de sombrer dans un manichéisme manquant de subtilités, il propose des contrepoints. Karzhoa, ainsi, nuance intelligemment l’impression détestable laissée par ses compatriotes. Tiric, de son côté, tout guerrier soit-il,  éprouve des difficultés à occire son prochain, et éprouve même de la compassion pour les Qivhviens, alors même qu’il a juré d’occire leur race maudite. La fin, de ce point de vue-là, illustre merveilleusement les ambivalences du personnage. Il faudrait également parler de l’importance des personnages féminins dans ce premier tome : le récit est certes porté par Kardelj et Tiric, deux hommes, mais les figures féminines ont autant – sinon plus – d’importance que les deux guerriers. Peut-être ne lis-je pas suffisamment de fantasy (ou pas les bons titres), mais cela me semble suffisamment remarquable pour être signalé !

Le récit est très direct : dès le départ, on va droit au but, on ne se perd pas dans des péripéties sans intérêt. L’intrigue est menée tambour battant et, même si certains passages semblent assez prévisibles, le roman est très prenant. La fin, en revanche, peut sembler un peu rapide et abrupte. Ceci étant dit, le second volume devrait venir nuancer tout cela, et éclairer l’histoire sous un autre jour. S’il ne fallait retenir qu’un conseil autour de cette lecture, donc, ce serait celui d’avoir le second tome sous la main… histoire de ne pas se sentir frustré par une fin qui laisse sur des charbons ardents !

Ce premier volume du Sabre de sang réunit tous les ingrédients d’un bon roman de fantasy : les personnages sont forts (notamment les personnages féminins), le récit est très prenant, le suspens bien présent, et l’histoire particulièrement intéressante d’autant, qu’en creux, on peut lire dans ce roman une réflexion diablement intéressante sur l’acceptation de l’autre. L’univers est richissime, l’écriture très visuelle, ce qui pallie aisément les quelques passages prévisibles du scénario. La fin, en revanche, laisse pantois, et fait regretter au lecteur imprudent (vous êtes prévenus) de ne pas s’être procuré le second volume du diptyque, qui promet d’être passionnant ! En somme, et s’il fallait résumer, voilà un titre à noter dans vos listes de lectures !

Le petit plus ? Thomas Geha a accordé une interview exclusive et participative à ses lecteurs sur Bookenstock le mois dernier. 

 

Le Sabre de sang #1, Histoire de Tiric Sherna, Thomas Geha. Folio SF, 2014 (1ère édition 2009), 282 p.
7,5 /10. 

 

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Ayesha, la légende du peuple turquoise, Ange.

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Dans les royaumes orientaux de Tanjor, le peuple turquoise est réduit en esclavage depuis des millénaires. Mais il chérit une légende qui lui donnera un jour le courage, l’étincelle qui lui manquent pour se révolter : la légende d’Ayesha, la déesse qui commandera aux étoiles et rendra la liberté à ses enfants condamnés. Marikani, la reine déchue et pourchassée, est-elle l’incarnation d’Ayesha ? Est-elle celle qui doit allumer le feu de la révolte et devenir la guide de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, jetés sur les routes en quête d’un refuge, à travers le chaos et la guerre ? Ceci est l’histoire dune femme indomptable, de ceux qui l’ont aimée et de ceux qui l’ont trahie.
C’est l’histoire d’une révolution.

À l’instar de la couverture, la trilogie d’Ayesha peut être résumée par cette image du couteau, qui ouvre et clôt l’histoire. Un couteau qui prend la vie, ou qui la rend. Un couteau qui, comme les personnages de cette épopée, a deux facettes.

Dans les royaumes de Tanjor, chacun sait où est sa place. Les hommes libres, bruns, à la peau dorée, tiennent toutes les positions, de maître d’hôtel à roi ou reine. Les esclaves, pâles, blonds aux yeux bleus, sont des esclaves « de droit divin », enchaînés en raison de la position particulière d’une étoile bleue – censée représenter ce peuple turquoise – au sein d’une constellation. Trois mille ans après l’arrivée de ces hommes pâles, ses représentants sont toujours enchaînés, et la situation n’est pas prête de changer. Pourtant, les esclaves vénèrent en secret Ayesha, la fille du dieu sans nom, celle qui, un jour, les libérera de leur joug et les conduira vers un avenir meilleur. Cette croyance, cet espoir, est une sorte de toile de fond à cette épopée romanesque, portée par quelques forts caractères.

Arekh, tout d’abord. Jeune homme sans scrupules, au passé et aux pensées douteux, peu recommandables. Bourré de préjugés, il agit avant de réfléchir et tient des propos qui feront bondir pas mal de lecteurs. Et pourtant. Au fil des pages, on assiste à sa lente transformation. L’espion, l’assassin, penche plus du côté du stratège, et n’hésite pas à mettre ses camarades devant leurs contradictions. Au fur et à mesure, il mûrit, s’amende, et ses opinions tranchées du départ se nuancent peu à peu. Complexe, c’est un personnage auquel il est initialement difficile de s’attacher, mais pour lequel on tremble souvent.

A ses côtés, Marikani, l’autre pilier du récit ; reine d’Harabec, un royaume du Sud, la jeune femme traquée et pourchassée par tout un tas d’ennemis. Il est intéressant de constater qu’elle évolue à l’inverse d’Arekh. Plus le jeune homme mûrit, plus elle devient froide et inaccessible, s’éloignant de plus en plus d’Arekh, alors que leurs destins semblent indissociables, tant ils se sont sauvés l’un l’autre. Tous les autres personnages évoluant autour d’eux connaîtront eux aussi des évolutions, parfois bonnes, d’autres fois non. Le plus intéressant et le plus remarquable, est que ces évolutions semblent toujours justes, parfaitement naturelles. Mais tous, sans exception, portent en eux plusieurs facettes, que l’on découvre tour à tour. Bien construits, vraisemblables et, au fond, très humains, les personnages portent parfaitement cette trilogie.

Le récit, quant à lui, est rédigé dans un style aussi vif que fluide. Alternant parfaitement descriptions et scènes d’action, les auteurs gèrent à la perfection le récit, le suspens, et le développement. Le style évolue suivant les scènes : les phrases raccourcissent dans les scènes trépidantes, le style se fait de plus en plus haché, ou lapidaire, suivant les états d’âmes des personnages. Les descriptions, posées, chaleureuses et agréables, succèdent aux violentes scènes de bataille. L’horreur est rarement présente. Suggérée, sous-entendue, perçue à demi-mots, elle marque pourtant d’autant plus l’esprit. Les auteurs s’y entendent parfaitement pour adapter leur plume au contexte, et donnent d’autant plus de force à leurs propos. Seul petit bémol, qui tient uniquement à l’édition : il manque un certain nombres de lettres ou de mots par endroits, ce qui gêne quelque peu la lecture. Heureusement, le fond rattrape habilement la forme et parvient à de nouveau happer le lecteur en quelques lignes. En suivant les pérégrinations des personnages, on découvre les différents royaumes et surtout leurs différents milieux. Rien n’est laissé de côté, et les descriptions sont si naturelles et intégrées au récit, que jamais le lecteur ne se sent lassé. L’épopée, quant à elle est variée : il y a des intrigues de cours, bien sûr, des complots, des batailles, des scènes de traque et de fuite désespérées, mais aussi quelques idylles qui se nouent, et des scènes heureuses. Quoi qu’il en soit, les émotions ne sont jamais loin et certaines scènes prennent littéralement à la gorge.

Mais tout ça n’est pas gratuit, bien sûr. Car en filigrane se nouent les questions de l’esclavagisme,  et du fanatisme religieux et du poids des préjugés. En essayant de sauver le peuple turquoise, Marikani opère des choix dangereux et s’attire un bon nombre d’inimitiés, tant les usages sont enracinés dans la vie courante. Personne ne comprend. Si Marikani prend fait et cause pour ce peuple disgracié, c’est qu’elle aussi est maudite : le raisonnement est simple, et a souvent été appliqué. N’allez cependant pas croire que la trilogie est pleine de bons sentiments et s’achève sur une morale guimauve. Loin de là.
La fin transcende le tout. Et même si l’on reste abasourdi, muet de stupeur et rageant devant cet incroyable dénouement, on ne peut que s’incliner devant le coup de maître des auteurs, et accepter la seule fin acceptable.

J’ai mis longtemps à venir à cette trilogie, mais Ayesha, en plus d’un grand coup de cœur, restera pour moi une des plus belles réussites de la fantasy française, tant par les thèmes qu’elle traite que par la façon dont elle a été tournée.

 

Ayesha, la légende du peuple turquoise / Les Trois Lunes de Tanjor (intégrale), Ange. Bragelonne, 2010 (1ère édition 2005), 623 p.
9/10.

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