Piments zoizos : les enfants oubliés de la Réunion, Téhem.

Des personnages fictifs, une histoire vraie, un récit documenté sur un chapitre peu reluisant de l’histoire de la Ve République : les enfants de la Creuse.
Entre 1962 et 1984, quelque 2 000 mineurs de La Réunion sont séparés de leur famille et envoyés en France où leur est promise une vie meilleure.
Jean n’échappe pas à ce destin. Éloigné de sa petite sœur, il est transplanté en Creuse. De foyers en familles d’accueil, il fait la rencontre d’autres enfants réunionnais dans la même situation que lui. Une vie durant, entre errances et recherches, il tentera de comprendre pourquoi…

J’ai découvert cette BD dans un vlog de Paper Palace, qui m’avait bien intriguée, donc j’ai sauté dessus dès son arrivée à la bibliothèque. Et grand bien m’en a pris !

Le récit débute à Saint-Denis de la Réunion, de nos jours. Seulement armé d’un dossier partiellement brûlé et de quelques souvenirs ténus, Jean est sur les traces de la famille qu’il a quittée en 1965 (contre son gré), alors qu’il était tout jeune. Ce jour-là, une assistante sociale de la DDASS était venue les chercher, lui et sa petite sœur Didi, pour les emmener loin de leur mère, les séparer et, à terme, les déporter vers le continent. Était-ce parce qu’il avait crevé un ballon afin de voir ce qui le faisait rebondir à l’intérieur ? En tout cas c’est ce qu’il va croire pendant des années.

Le récit alterne les passages dans le présent, où l’on suit l’enquête de Jean, et les passages dans le passé avec deux fils narratifs différents. D’une part, la vie de Jean après qu’il a été arraché à sa famille, trimballé de foyer en foyer et, d’autre part, le quotidien de Lucien Hérant, agent du BUMIDOM fraîchement débarqué à La Réunion et qui découvre, peu à peu, l’ampleur du programme de placement des enfants.
Le BUMIDOM était le bureau chargé d’envoyer des travailleurs vers la métropole, le pendant adulte du programme mis en place par la DDASS (à ceci près que les travailleurs étaient majeurs et donc mieux informés du dispositif). Lucien n’est pas directement impliqué dans le programme, mais y participe de temps en temps. C’est vraiment intéressant d’avoir choisi cette alternance de point de vue car cela montre comment l’entreprise était d’une part, bien installée dans le paysage administratif français et, d’autre part, pas du tout perçue à sa juste valeur. On voit comment tous ces gens impliqués étaient persuadés de faire quelque chose de bien, tant pour la population qui restait sur l’île, que pour les enfants arrachés à leurs familles. Et, parallèlement, on voit les ravages qu’ils ont réellement causés.
Le récit de Téhem est donc extrêmement bien documenté et montre toutes les implications de ce scandale. En même temps, il évite l’écueil du reportage indigeste, en se focalisant sur des personnages qu’il s’attache à creuser, à nuancer. Si on suit essentiellement Jean, Téhem s’intéresse aussi à certains de ses camarades, que l’on suit de loin en loin, et qui nous permettent d’avoir une vue globale de ce que vivaient ces enfants (et on ne va pas se mentir, c’est terrible). Les chapitres sont entrecoupés d’extraits de presse, qui apportent l’éclairage technique et documentaire nécessaire. On découvre ainsi qu’on appelle aujourd’hui ces enfants « de la Creuse », alors qu’en fait ils ont été déportés vers de nombreux autres départements français.
C’est vraiment bien construit ainsi : c’est clair, didactique sans être pesant, et cela laisse toute latitude au lecteur pour s’imprégner du sujet.

Côté graphismes, j’ai adoré le trait crayonné et les ambiances monochromes. J’ai trouvé ça un peu surprenant au départ, mais cela colle parfaitement au thème, comme à la structure du récit.

Bref, voilà une BD que je vous recommande plus que chaudement. Téhem y expose clairement le scandale de la déportation massive d’enfants réunionnais vers le continent, en s’attachant aux trajectoires particulières de personnages qu’il creuse un peu plus. Le choix narratif donne un aperçu très global de l’affaire et permet d’en mieux comprendre toutes les implications, sans juger, juste en exposant les faits (mais cela suffit pour qu’on en saisisse toute l’horreur).


Piments zoizos : les enfants oubliés de la Réunion, Téhem. Sous la supervision historique de Gilles Gauvin.
Steinkis, 2020, 159 p.

Le hasard a voulu que, juste après avoir terminé cette BD, mon appli de podcast lance l’épisode d’Affaires sensibles consacré au sujet. A écouter ici !

Black Ice, Becca Fitzpatrick

black-ice-becca-fitzpatrick

 

Pour les vacances de printemps de la terminale, Britt a la ferme intention de parcourir les crêtes du massif des Tetons, en logeant dans le très beau chalet des parents de sa meilleure amie, Korbie. Or les parents exigent que Calvin, le frère aîné de Korbie – et accessoirement l’ex-petit-ami de Britt – les chaperonne. Partagée entre l’envie de tourner la page, et celle de reconquérir cet ex indélicat, Britt décide de profiter du séjour pour lui prouver qu’elle n’a pas besoin de lui. 
Mais Britt et Korbie n’atteignent jamais le luxueux chalet d’Idlewilde. Perdues, paralysées par une redoutable tempête de neige, terrifiées et frigorifiées, les deux filles se réfugient dans une masure occupée par deux randonneurs plutôt étranges. Mais Britt et Korbie ont trop froid pour se soucier de l’étrangeté de leurs hôtes… Or, Shaun et Mason sont deux criminels en fuite. Et Britt et Korbie représentent leur ticket de sortie !

 Il est possible que cette chronique révèle des morceaux d’intrigue ; si vous ne souhaitez rien savoir, sautez à la conclusion.

Après Hush, hush, j’étais assez curieuse de retrouver Becca Fitzpatrick qui, si elle explore le thriller … conserve un schéma qui rappelle sa précédente série.
On va y retrouver une héroïne un peu ingénue, confrontée au danger et… à un bad boy. Comme dans Hush, hush, on trouve des accents de thriller et de romance ; la différence, c’est qu’ici il n’y a aucun pouvoir surnaturel.

Le roman est essentiellement porté par Britt, qui raconte l’aventure : si cela a le mérite de nous plonger dans les affres de son périple, cela limite un peu la psychologie des autres personnages, notamment celle de Korbie, dont le rôle est extrêmement limité. La meilleure amie est à peine développée, et sert plus de faire-valoir à Britt qu’autre chose, ce qui est un peu dommage. Côté ravisseurs, même schéma : Mason – Jude est nettement plus travaillé et complexe que Shaun, qui se contente d’être l’opposant de base, cynique, désagréable, et sans profondeur, tandis que le premier se pose dès les premiers instants comme le bad-boy-mais-pas-trop – ce qui, malheureusement, le rend un peu cliché.
Finalement, l’auteur n’accorde d’importance qu’au trio central : Calvin, Jude, et Britt ce qui laisse peu de place au suspense – tant dans la romance que dans le thriller.
Pourtant, malgré un scénario assez balisé, Black Ice se lit d’une traite.

D’une part à cause de l’ambiance. Outre l’introduction glaçante, le roman débute vraiment comme un moment de vacances : Britt prépare ses affaires, profite de la chaleur en short et claquettes, fait des plans de secours pour ses vacances… L’ambiance est détendue, chaude, agréable ! Quelques chapitres plus loin, c’est la claque. La tempête éclate et, à partir de là, l’ambiance devient sinistre et angoissante. Notamment à cause des relations entre personnages. Entre Korbie et Britt, on sent une rivalité latente : l’ambiance n’est pas au beau fixe, et cela laisse la désagréable impression que Britt est seule au monde. Côté ravisseurs, on est servis : Shaun et Mason sont sinistres, angoissants, et on devine aisément que quelque chose ne tourne pas rond.
L’auteur n’est pas avare de descriptions, et on a l’impression de participer à cette terrifiante randonnée. On frissonne, on claque des dents, on a l’impression de ressentir le blizzard ininterrompu : c’est très efficace.

Par la suite, ce sont les questionnements de Britt qui tiennent le lecteur en haleine : comment combattre le syndrôme de Stockholm qui commence à faire son apparition ? Comment se débarrasser des affreux soupçons qu’elle commence à nourrir ? C’est là ce qui fait le sel de toute l’histoire, finalement. Ces questions, et l’évolution de Britt, qui passe de la fille-à-papa un peu godiche et sans ambition au statut de jeune femme indépendante. Britt baigne et approuve un sexisme ambiant très prononcé et assez désagréable, alimenté par les hommes de son entourage. En témoigne cette phrase de Calvin :

« Tu traverses la vie comme une fleur, à attendre que ton père, Ian, ou moi – et sans doute tout un tas de types dont j’ignore l’existence – te prenions en charge. Tu ne peux pas te débrouiller seule et tu le sais. Au premier coup d’oeil, ils ont compris qu’ils tenaient une proie facile. Une fille crédule, incapable de s’affirmer. Korbie n’aurait jamais subi ça sans broncher. Elle aurait lutté. Elle se serait enfuie. »

Et c’est intéressant, car cela remet en perspective tout ce que Britt nous a donné à voir jusque-là – une adolescente courageuse et avec de la suite dans les idées… mais indéniablement habituée à recevoir de l’aide. Et on se demande donc si Britt a réellement agi parce qu’elle est forte, ou si elle ne l’a fait que dans l’attente de recevoir de l’aide – une question que la jeune fille se pose également. Mais l’auteur fait évoluer son personnage et, si on aurait aimé que Britt condamne un peu plus sévèrement les opinions ambiantes, on apprécie de voir qu’elle se détache de ces opinions et montre qu’elle n’est pas une faible fille, et qu’elle peut parfaitement s’en sortir seule.
Jusqu’à la fin (quasiment), on reste sur le fil du rasoir, à se demander, comme Britt, si ce qu’elle ressent est réel, ou si c’est dû aux circonstances.
La conclusion est touchante mais, du coup, fait perdre un peu de force au thriller glacial et maîtrisé ; le roman n’a pas la force psychologique de Lettre à mon ravisseur, par exemple, qui traite du même sujet, mais sans romance. Ceci étant, Becca Fitzpatrick propose une intrigue bien ficelée, dont la tension monte crescendo pour s’achever en apothéose ; ce n’est peut-être pas toujours original, mais c’est suffisamment prenant pour qu’on s’y accroche.

Alors, ce Black Ice ? Sans aller jusqu’à dire que Becca Fitzpatrick a opéré une métamorphose de style – il y a vraiment des points communs avec Hush, hush – on peut dire que Black Ice est un thriller prenant. 
L’ambiance y est angoissante, sinistre, et on ressent parfaitement les affres du froid, de l’obscurité et de la tempête, grâce aux descriptions éminemment réalistes, qui servent l’atmosphère extrêmement prenante. Le scénario est un peu balisé, et les personnages pas toujours assez creusés, mais les questionnements de Britt, son évolution, et l’ambiance générale rendent le roman suffisamment prenant pour qu’on le dévore d’une traite.
Le titre idéal pour frissonner alors que le temps est à la neige !

Black Ice, Becca Fitzpatrick. Traduit de l’anglais par Marie Cambolieu. Editions du Masque (MsK), février 2015, 355 p.

 

Si vous avez aimé, vous aimerez peut-être :

lettre-à-mon-ravisseur-lucy-christopher