La Voix du couteau, Le Chaos en marche #1, Patrick Ness.

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Nouveau Monde, planète colonisée par des colons terriens quelques vingt ans plus tôt. Todd Hewitt aura 13 ans dans un mois, et deviendra un homme. Il est le dernier garçon de Prentissville, la seule ville qui subsiste sur Nouveau Monde. Il est le dernier enfant, car la planète est uniquement peuplée d’hommes : les femmes ont disparu. Et ce n’est pas le seul problème : sur Nouveau Monde, les animaux parlent, et chacun peut entendre les pensées des autres, en permanence, circulant en un brouhaha incessant. On appelle ça le Bruit.
Et le Bruit est là partout, tout le temps, s’invitant dans la tête des autres à chaque instant, sans qu’il soit possible d’y échapper, même dans les endroits reculés. Alors que Todd en est à compter les quelques jours qui le séparent de son anniversaire, son père adoptif, Ben, l’envoie ramasser des pommes dans le marais. C’est là, entre les bâtiments des Spackle – ces extraterrestres anéantis à leur arrivée par les premiers colons – que Todd perçoit quelques chose d’inhabituel. Un petit trou dans le Bruit, un morceau de silence, là, caché dans les buissons. Or, c’est impossible. Le silence, ça n’existe pas. C’est donc en pensant à ce petit accroc dans la toile du Bruit que Todd regagne la ferme, promenant ses pensées à travers toute la ville. Il est loin d’imaginer que ce petit morceau de silence va considérablement lui compliquer la vie et l’obliger à fuir… avec les hommes de loi de Prentissville aux trousses.

Todd est un adolescent tout à fait normal, qui se languit de devenir un homme. Or la fuite à laquelle il est contraint va, progressivement, lui faire perdre son innocence d’enfant, au fil des épreuves qu’il traverse – toutes plus dangereuses les unes que les autres. Unique avantage : elles vont le dessiller et lui faire prendre conscience, peu à peu, de ce qu’est son univers. Le lecteur le comprend lui aussi petit à petit (et je ne peux pas en dire plus sans divulgâcher un énorme morceau d’intrigue !), au fil des rebondissements, lesquels s’enchaînent à bon train. Et, bien qu’il s’agisse d’une fuite, avec des péripéties quelque peu répétitives, l’histoire est prenante et efficace tant elle est nerveuse. La conclusion, d’ailleurs, produit une frustration intense et donne prodigieusement envie de lire la suite !
L’autre point intéressant, c’est que Todd – et le lecteur avec lui ! – s’interroge sur l’essence de l’humanité : à quel moment l’humain s’efface-t-il devant le monstre ? L’intrigue nous pousse également à nous interroger sur la justice, l’évolution, le rapport hommes-femmes (une question centrale ici !) ou sur la guerre. La réflexion est menée avec intelligence et se nourrit tant de l’intrigue que de l’évolution du personnage.

Mais la première chose que l’on remarque en attaquant le roman, c’est évidemment le style remarquable avec lequel il est écrit ! Pour replacer le contexte, Todd vit sur une planète colonisée, à quelques années-lumières de la Terre. Au fil du temps, les hommes ont décidé que la connaissance était dangereuse : le maire de Prentissville a donc aboli la lecture et fait brûler tous les livres. Conséquence : le langage s’est considérablement appauvri. Prononciation incorrecte, tournures approximatives, langage familier… il est parfois difficile de suivre le discours de Todd. Pourtant, Patrick Ness le rend incroyablement compréhensible et lisible, que ce soit dans les dialogues ou dans les parties narrées (puisque c’est Todd qui raconte l’histoire lui-même). Il ne faut guère plus que quelques chapitres pour s’adapter à son phrasé et pour profiter à fond de choix stylistique audacieux.

« Je pense comment l’espoir c’est peut-être la chose qui vous entraîne en avant, peut-être ce qui vous fait continuer, mais que c’est dangereux en même temps, dangereux, douloureux et risqué, que c’est défier le monde, et depuis quand le monde vous laisse-t-il remporter un défi ? »

Vocabulaire, syntaxe, grammaire ont subi un appauvrissement et des évolutions drastiques, qui traduisent merveilleusement la déliquescence de Prentissville et de Nouveau Monde, mais le tout se tient vraiment bien. Au fil de ses aventures, Todd croise une foule de personnages s’exprimant différemment de lui. La palette est large : entre ceux qui parlent normalement et ceux dont il est nécessaire de les lire à voix haute pour comprendre ce qu’ils disent, Patrick Ness propose un vaste choix de personnages, à l’image du décor sauvage et pauvre de cette planète hostile. Mention spéciale, au passage, à la traduction de Bruno Krebs !

Alors, si le départ peut sembler hermétique, il faut s’accrocher, persister dans la lecture, pour pleinement apprécier ce texte absolument génial. L’aventure est trépidante, malgré une légère répétition des péripéties, les personnages et l’univers riches et travaillés. Le roman propose, en outre, une réflexion assez poussée et s’adresse tant aux jeunes lecteurs qu’aux adultes : il serait dommage de passer à côté de cette petite pépite !

Le Chaos en marche #1, La Voix du couteau, Patrick Ness. Traduit de l’anglais par Bruno Krebs. Gallimard (Folio SF), octobre 2014, 544 p.

 

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Ne ramenez jamais une fille du futur chez vous, Nathalie Stragier.

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Ne ramenez jamais une fille du futur chez vous…
… parce que pour elle, votre monde ressemble au Moyen Âge.
… parce qu’elle sera envahissante, agaçante, imprévisible.
… mais surtout, parce qu’elle détient un secret terrible. Et c’est à vous qu’elle va le confier.

Lorsqu’elle aide, puis recueille, Pénélope, une inconnue à l’accoutrement hautement improbable, Andréa est loin d’imaginer qu’elle a quasiment signé un pacte avec le diable. Parce que Pénélope, elle va le découvrir très vite, n’est pas une fille de 2019 ordinaire. Et pour cause ! Elle vient de 2187 et a été oubliée par sa classe durant son épreuve pratique du BAC d’histoire-géographie. Problème : elle ne peut pas révéler comment rentrer et ne peut, surtout, pas rentrer par ses propres moyens. Deuxième problème : si elle visite l’année 2019, comme tant d’autres élèves de sa génération, c’est qu’il s’agit d’une année-charnière pour l’humanité, marquant la fin du Moyen-Âge tardif et le début de la Renaissance – les grandes périodes historiques ont donc subi un petit lifting dans le futur en raison d’un bouleversement majeur. Ce qu’elle ne peut évidemment pas révéler tout de go à Andrea, au vu de l’énormité du secret en question.

Dès les premières pages, on plonge dans un mélange assez réussi de roman d’initiation et de comédie décapante : Pénélope vient du futur et n’est certainement pas adaptée à notre époque. Si elle semble être assez sereine face aux véhicules à essence, l’odeur du steak, la liste des ingrédients chimiques au dos des aliments conditionnés et la présence envahissante des garçons (souvent bas-du-front) la font frémir d’horreur. De plus, elle a un sens de la mode assez limité (qui d’autre pourrait porter des sandales de piscine volontairement… avec des chaussettes léopard ?) et des bonnes manières pas toujours au top. Bon an mal an, Andréa tente de l’initier à la vie en 2019, ce qui s’avère extrêmement divertissant, tout en résolvant le problème majeur de Pénélope. Jusqu’au jour où… Andréa finit par découvrir ce secret si bien gardé sur le futur. De là, elle se retrouve dans la position de la seule personne – ou presque – à savoir ce qu’il va advenir mais surtout la seule à vouloir éviter le déroulement funeste des événements ! Car Pénélope, elle, aime beaucoup le futur dont elle vient et n’a pas du tout l’intention de modifier le passé pour éviter la catastrophe.

De fait, le roman est haletant puisque les personnages sont confrontés à plusieurs problèmes d’égale urgence : on saute de péripéties en rebondissements sans jamais se lasser – sauf vers la fin où l’accumulation est un peu trop abondante pour rester efficace et devient même un tantinet lassante.
Au chapitre des points forts du roman, il y a cependant l’excellent mélange des genres entre science-fiction, comédie et thriller – l’opposante à Andréa et Pénélope ne reculant devant rien pour parvenir à ses fins. Ce qui est intéressant, c’est que les deux adolescentes, outre leur quête en cours pour sauver le monde, ont aussi des préoccupations de leur âge : Andréa est en opposition avec son père, lequel refuse de la laisser partir, sac au dos, sur les routes d’Europe seule avec Mathias, son meilleur ami (d’un an son aîné). Pénélope, elle, apprend la vie en société, notamment avec la gent masculine, et se découvre des hormones en ébullition. Rien que de très normal, donc.
Mais au-delà de la quête effrénée mâtinée de comédie décapante, le roman poste de très intéressantes questions sur notre société. En établissant un parallèle entre la vie d’Andréa et celle de Pénélope, on compare forcément les deux sociétés… et on en vient très vite à débusquer les travers de la nôtre. Et c’est très intelligemment fait car, bien souvent, c’est par sa candeur et son ignorance que Pénélope – à l’instar d’Usbek et Rica – met au jour les points qui fâchent et amène le lecteur à s’interroger à son tour sur ces mêmes sujets.

Le roman est servi par une galerie de personnages assez variés. Pénélope, bien sûr, assure le spectacle, tandis qu’Andréa et sa famille amènent un ancrage plus touchant. Seule fille au sein d’une famille de mecs, la lycéenne se révèle très protectrice envers son noyau familial. Cependant, en dehors de ce petit cercle intimiste, les autres personnages sont assez peu développés. Ainsi, on déplore la disparition de Mathias, éternel meilleur ami… bien fantoche, finalement, et qu’on ne voit qu’au tout début du roman. Quant à George, l’opposante, elle est peut-être un tantinet trop exagérée pour être parfaitement crédible et c’est un peu dommage. Mais ces petites réserves n’enlèvent rien au côté hautement divertissant du reste du roman.

Avec Ne ramenez jamais une fille du futur chez vous, Nathalie Stragier propose donc un roman mêlant parfaitement suspense, science-fiction, réflexion et divertissement. On rit autant qu’on s’angoisse et le mélange des deux amènera sans aucun doute de saines questions dans l’esprit du lecteur. Bonne pioche, donc ! 

Ne ramenez jamais une fille du futur chez vous, Nathalie Stragier. Syros, janvier 2016, 426 p.