Nouveau Monde, planète colonisée par des colons terriens quelques vingt ans plus tôt. Todd Hewitt aura 13 ans dans un mois, et deviendra un homme. Il est le dernier garçon de Prentissville, la seule ville qui subsiste sur Nouveau Monde. Il est le dernier enfant, car la planète est uniquement peuplée d’hommes : les femmes ont disparu. Et ce n’est pas le seul problème : sur Nouveau Monde, les animaux parlent, et chacun peut entendre les pensées des autres, en permanence, circulant en un brouhaha incessant. On appelle ça le Bruit.
Et le Bruit est là partout, tout le temps, s’invitant dans la tête des autres à chaque instant, sans qu’il soit possible d’y échapper, même dans les endroits reculés. Alors que Todd en est à compter les quelques jours qui le séparent de son anniversaire, son père adoptif, Ben, l’envoie ramasser des pommes dans le marais. C’est là, entre les bâtiments des Spackle – ces extraterrestres anéantis à leur arrivée par les premiers colons – que Todd perçoit quelques chose d’inhabituel. Un petit trou dans le Bruit, un morceau de silence, là, caché dans les buissons. Or, c’est impossible. Le silence, ça n’existe pas. C’est donc en pensant à ce petit accroc dans la toile du Bruit que Todd regagne la ferme, promenant ses pensées à travers toute la ville. Il est loin d’imaginer que ce petit morceau de silence va considérablement lui compliquer la vie et l’obliger à fuir… avec les hommes de loi de Prentissville aux trousses.
Todd est un adolescent tout à fait normal, qui se languit de devenir un homme. Or la fuite à laquelle il est contraint va, progressivement, lui faire perdre son innocence d’enfant, au fil des épreuves qu’il traverse – toutes plus dangereuses les unes que les autres. Unique avantage : elles vont le dessiller et lui faire prendre conscience, peu à peu, de ce qu’est son univers. Le lecteur le comprend lui aussi petit à petit (et je ne peux pas en dire plus sans divulgâcher un énorme morceau d’intrigue !), au fil des rebondissements, lesquels s’enchaînent à bon train. Et, bien qu’il s’agisse d’une fuite, avec des péripéties quelque peu répétitives, l’histoire est prenante et efficace tant elle est nerveuse. La conclusion, d’ailleurs, produit une frustration intense et donne prodigieusement envie de lire la suite !
L’autre point intéressant, c’est que Todd – et le lecteur avec lui ! – s’interroge sur l’essence de l’humanité : à quel moment l’humain s’efface-t-il devant le monstre ? L’intrigue nous pousse également à nous interroger sur la justice, l’évolution, le rapport hommes-femmes (une question centrale ici !) ou sur la guerre. La réflexion est menée avec intelligence et se nourrit tant de l’intrigue que de l’évolution du personnage.
Mais la première chose que l’on remarque en attaquant le roman, c’est évidemment le style remarquable avec lequel il est écrit ! Pour replacer le contexte, Todd vit sur une planète colonisée, à quelques années-lumières de la Terre. Au fil du temps, les hommes ont décidé que la connaissance était dangereuse : le maire de Prentissville a donc aboli la lecture et fait brûler tous les livres. Conséquence : le langage s’est considérablement appauvri. Prononciation incorrecte, tournures approximatives, langage familier… il est parfois difficile de suivre le discours de Todd. Pourtant, Patrick Ness le rend incroyablement compréhensible et lisible, que ce soit dans les dialogues ou dans les parties narrées (puisque c’est Todd qui raconte l’histoire lui-même). Il ne faut guère plus que quelques chapitres pour s’adapter à son phrasé et pour profiter à fond de choix stylistique audacieux.
« Je pense comment l’espoir c’est peut-être la chose qui vous entraîne en avant, peut-être ce qui vous fait continuer, mais que c’est dangereux en même temps, dangereux, douloureux et risqué, que c’est défier le monde, et depuis quand le monde vous laisse-t-il remporter un défi ? »
Vocabulaire, syntaxe, grammaire ont subi un appauvrissement et des évolutions drastiques, qui traduisent merveilleusement la déliquescence de Prentissville et de Nouveau Monde, mais le tout se tient vraiment bien. Au fil de ses aventures, Todd croise une foule de personnages s’exprimant différemment de lui. La palette est large : entre ceux qui parlent normalement et ceux dont il est nécessaire de les lire à voix haute pour comprendre ce qu’ils disent, Patrick Ness propose un vaste choix de personnages, à l’image du décor sauvage et pauvre de cette planète hostile. Mention spéciale, au passage, à la traduction de Bruno Krebs !
Alors, si le départ peut sembler hermétique, il faut s’accrocher, persister dans la lecture, pour pleinement apprécier ce texte absolument génial. L’aventure est trépidante, malgré une légère répétition des péripéties, les personnages et l’univers riches et travaillés. Le roman propose, en outre, une réflexion assez poussée et s’adresse tant aux jeunes lecteurs qu’aux adultes : il serait dommage de passer à côté de cette petite pépite !
Le Chaos en marche #1, La Voix du couteau, Patrick Ness. Traduit de l’anglais par Bruno Krebs. Gallimard (Folio SF), octobre 2014, 544 p.
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