C’est le chaos. Partout. Depuis des années, l’humanité exsangue, à la suite de bouleversements climatiques et sociaux, est réduite à une population congrue. Réunie en tribus aux règles tirées de romans, de séries ou de films, elle tente de refaire société au prix de conflits sanglants entre les clans. Protégée des affres du monde, Julia vit loin, perdue dans la montagne. Sa vie n’est faite que de dessins et d’enseignements prodigués par Roland-17, son tuteur. Quand ce dernier, au bout de ses réserves énergétiques, s’éteint, Julia se retrouve seule et décide de partir à la recherche de ses parents. Commence alors un voyage philosophique pour Julia et un faucon mystérieux qui l’accompagnera et l’initiera a l’esprit des lois pendant qu’un groupe de chercheurs tente des expériences pour comprendre et dessiner ce qui constituera la première pierre d’une société parfaite.
Je suis arrivée par hasard à ce roman, qui a eu le bon goût de tomber sur ma PAL de boulot (dont vous avez compris, je pense, qu’il s’agit de lectures imposées et que je ne choisis pas !). Et quelle découverte !
Je n’avais pas lu le résumé donc j’ai plusieurs fois été surprise par le tour que prenait l’histoire. Le début nous entraîne dans une ambiance assez douce, sereine, très bucolique. Si ce n’était la fin du monde mentionnée de-ci de-là, on se croirait en pleine robinsonnade.
Le récit, de fait, suit alternativement Julia (environ 10 ans au début du récit), qui vit avec Roland-17, son robot de compagnie, et Darius, un personnage issu du Laboratoire, une faction souterraine. Car si le quotidien de Julia est fait de sorties au grand air, de cours dispensés par Roland et, globalement, d’une grande solitude, elle n’est pas totalement seule au monde.
Ailleurs, ce qui a survécu d’humanité vit en clans dont chacun répond à des règles précises, toutes tirées d’objets culturels de notre époque (romans, films, jeux vidéo, etc.). La mention de ces règles se fait soit dans le texte, soit en citant l’œuvre d’origine. On y trouve, en vrac, Fight Club (Chuck Palahniuk), Terra Ignota (Ada Palmer), Fallout (Black Isles Studio), Brazil (Terry Gilliam), Metro 2033 (Dmitry Glukhovsky) ou encore THX 1138 (George Lucas). Cela crée une grande intertextualité avec les grands classiques de la SF et de l’anticipation et j’ai beaucoup aimé chercher de quel titre il était exactement question. Point bonus : cela m’a donné envie de découvrir les œuvres que je ne connaissais pas !
Évidemment, aucune de ces règles n’a réussi à créer un gouvernement idéal, et injustice et intolérance règnent en maîtresse dans ces groupuscules. On a l’impression de passer de dystopie en dystopie. En même temps, le choix de certaines règles par rapport à d’autres est suffisamment ridicule pour conjuguer humour et désespoir des situations.
Le récit bascule au moment où Julia se retrouve seule : ce retournement de situation intervient vers le premier tiers du livre, mais je dois dire que je m’y attendais dès le début ! La longévité du robot semblait trop belle pour être vraie…
De là, elle décide de partir. Vers où ? Elle-même l’ignore, c’est un véritable voyage initiatique dans lequel elle se lance. Parallèlement, le Laboratoire envoie une seconde expédition à la surface. Cette partie est, dans un premier temps, plus mystérieuse, les deux personnages envoyés en mission travaillant sur leurs projets respectifs, aussi complexes que secrets – on découvrira plus tard dans le récit de quoi il retourne.
Le voyage initiatique de Julia est alors ponctué d’une étrange découverte : celle du Baron, ou l’esprit incarné de Montesquieu, qui va certes la tirer de situations très périlleuses, mais va aussi et surtout l’initier à la philosophie et au droit, notamment via De l’esprit des lois. A partir de là, les deux personnages se lancent dans des débats philosophiques et juridiques passionnants, opposant les thèses de différents philosophes les unes aux autres afin d’en éprouver les limites et les caractéristiques. J’aurais adoré lire ce roman en terminale ou juste après le bac, tant il permet de saisir parfaitement les concepts énoncés. Cerise sur le gâteau : c’est très bien écrit, fluide à souhait, et on ne sent pas la « leçon de philo ». Le texte pousse plutôt à réfléchir, à éprouver soi-même les concepts et à réellement se poser la question centrale : que faut-il pour faire un bon gouvernement ? Une question qui, de nos jours, mérite d’être posée et de se voir accorder quelques minutes d’attention ! Le récit est court, mais j’ai trouvé qu’il favorisait parfaitement la réflexion, en exposant simplement les concepts sur lesquels il s’appuie.
Car il faut dire que les deux auteurs s’y entendent pour rythmer le récit : l’alternance des deux récits, des péripéties, rend le tout particulièrement prenant. Dans la mesure où je trouvais que le début avec un petit côté « vie sauvage », l’arrivée du Baron m’a fait me demander si Julia n’était pas, tout simplement, en train de perdre la boule. Mais tout, en fait, sert la construction du récit et la chute finale, que j’ai trouvée parfaitement amenée. Vraiment, c’était une excellente découverte !
Je n’avais encore jamais lu de roman d’Ugo Bellagamba, ni de Jean Baret. Une chose est sûre, cette fructueuse collaboration me donne très envie, d’une part, d’en lire une autre et, d’autre part, de me pencher sur leurs œuvres respectives. Ils parviennent à mêler à la perfection science-fiction, anticipation, philosophie pour générer de passionnantes réflexions. Le tout sans que l’on se sente guidé, ou que l’on sente de trop la leçon de philo. C’est brillant !