La Fille de la mer, Molly Knox Ostertag.

Morgan, 15 ans, cache un secret : elle a hâte de quitter la parfaite petite île où elle vit. Elle est impatiente de terminer le lycée et de quitter sa mère, triste et divorcée, son petit frère lunatique, et plus que tout : son super groupe d’amies… qui ne la comprennent pas du tout. Parce qu’en fait, le plus grand secret de Morgan, c’est qu’elle en possède beaucoup, et l’un d’entre eux serait de donner un baiser à une autre fille. Une nuit, Morgan est sauvé de la noyade par Keltie, une mystérieuse fille. Elles deviennent amies et soudainement, la vie sur l’île ne semble plus aussi étouffante. Mais Keltie possède aussi ses secrets. Les filles commencent à s’attacher l’une à l’autre, et ce que chacune essaie de cacher va finir par se dévoiler… que Morgan y soit préparée ou non.

J’ai découvert Molly Knox Ostertag l’an dernier avec le premier tome de sa série Le Garçon sorcière et, depuis, j’ai bien l’intention de suivre ses publications !

Dans La Fille de la mer, changement radical d’univers, puisque l’histoire se déroule sur une petite île (au large du Canada), dans notre univers parfaitement rationnel. Morgan, 15 ans, s’y débat avec ses problèmes d’ado : son père est parti, son petit frère est insupportable, et son groupe d’amies, pourtant très soudé, ne lui ressemble plus du tout, car elle n’arrive pas à parler de ce qui la tourmente réellement. De fait, Morgan en a gros sur la patate, et ce n’est pas facile à verbaliser : alors qu’elle avait un coup de blues, elle a glissé des falaises sur lesquelles elle se promenait et a été sauvée in extremis de la noyade par une selkie, une jeune fille vivant sous une peau de phoque, qu’elle ne peut quitter que tous les sept ans… à condition de rencontrer l’amour. Même si Morgan a du mal à se l’avouer, le coup de foudre est réciproque, ce qui ne va rien arranger aux tourments qu’éprouvait déjà l’adolescente.

Commence alors un merveilleusement mené, qui évoque tout autant l’amitié, la confiance, l’estime de soi, un premier amour, le coming-out, ou les relations familiales. Mais sous couvert de conte et de légende, le récit déploie également tout un enjeu écologique, la colonie de phoques de Keltie étant menacée par le projet touristique de paquebot mené par le magnat local. Tous ces fils d’intrigue sont talentueusement entretissés, l’autrice prenant le temps de développer les différents enjeux, leurs révélations et résolutions. Mieux : on passe fluidement de l’un à l’autre, sans avoir l’impression que le pas est pris par l’un ou l’autre des sujets, ce qui fait que le récit est très complet !
Évidemment, tout ne se fait pas en un tour de main, et j’ai trouvé que le ton de l’autrice était particulièrement juste pour évoquer les doutes que ressent Morgan – par rapport à ce qu’elle ressent pour Keltie, mais également dans sa relation à sa famille ou à ses amies. Molly Knox Ostertag dresse là un portrait d’ado particulièrement réussi !
L’intrigue qui tourne autour de l’écologie, quant à elle, arrive plutôt dans la seconde moitié, et redonne du rythme au récit, avec une dose d’aventure assez palpitante. L’action est plus présente, menée à bon train, ce qui rend le comics difficile à lâcher. Le folklore et les légendes autour des selkies sont vraiment bien utilisés dans le récit et nourrissent parfaitement l’intrigue.

Enfin, j’ai eu le même coup de cœur pour les graphismes que dans Le Garçon sorcière. On retrouve le trait rond, les couleurs majoritairement chaudes et claires, le côté épuré des arrières-plans qui m’avaient tellement charmée. Entre le style graphique et les thèmes, La Fille de la mer coche toutes les cases d’une excellente lecture au rayon ado !

Deuxième coup de cœur avec l’autrice donc ! La Fille de la mer m’a charmée de la première à la dernière page, grâce à un récit qui parvient à être à la fois moderne, juste et d’une incroyable bienveillance. L’intrigue mêle des enjeux assez différents (puisque l’on parle aussi bien d’écologie que d’acceptation de soi, de coming-out ou de relations familiales) mais qui se mêlent à merveille, dans une narration à la fois douce et palpitante. Voilà un comics que je vais très certainement relire à de nombreuses reprises !

La Fille de la mer, Molly Knox Ostertag. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Romain Galand.
Kinaye, 21 janvier 2022, 249 p.


L’Attrape-malheur #1 : Entre la meule et les couteaux, Fabrice Hadjadj

Jakob Traum est un garçon comme les autres, et pourtant…
Il est doté d’un étrange pouvoir qui peut le rendre invincible comme extrêmement vulnérable. Forcé de quitter son village natal, il part sur les routes avec un groupe de forains. Alors qu’une guerre éclate entre l’empereur Altemore et Ragar le rebelle, le don du jeune homme éveille l’intérêt des deux clans et, avec eux, celui d’un inquiétant individu au visage dissimulé par une sombre capuche.

Un nouveau roman de ma pile-à-lire boulot (dont vous aurez sans doute compris que je ne choisis pas toujours le contenu !) qui s’est révélé une très très bonne surprise.
Entre la meule et les couteaux est le premier tome d’une trilogie de fantasy qui démarre donc très bien.

L’histoire s’installe très tranquillement et il faut attendre quelques chapitres avant de voir débarquer l’élément perturbateur, à savoir la découverte du pouvoir de Jakob. Alors que dans les canons du genre, c’est le moment qui révèle le héros, ici c’est ce qui va venir irrémédiablement gâcher la vie de Jakob et lui faire prendre un virage radical. De fait, on bascule d’une introduction douce et bienveillante à un développement nettement plus sombre.

L’auteur joue à merveille avec les sentiments tout au long de la lecture. L’intrigue parvient à être à la fois légère, parfois porteuse d’humour, et excessivement sombre deux pages plus loin (sont notamment impliquées des scènes de torture physique ou psychologique, voire une décapitation. En toute simplicité). Le récit nous plonge donc dans une ambiance de conte hyper sombre, ce qui le rend très prenant.

L’intrigue est linéaire et suit le schéma assez classique du roman d’initiation. Jakob découvre l’univers familial du moulin, vit dans un petit patelin de paysans et artisans, puis part sur les routes avec le cirque Barnoves, avec lequel il découvre les autres contrées alentour. Il n’y a pas de carte au début du livre et si cela a frustré l’adoratrice de cartes en moi, je n’ai pas trouvé que cela manquait. Au contraire, cela renforce la sensation que l’on est en train de lire un conte à l’ancienne.
L’univers est un mélange entre notre Moyen-âge avec villes fortifiées, seigneurs locaux, et une certaine industrialisation, puisque l’on croise aussi des cités d’artisans, de paysans-soldats, d’artistes, etc. Bref : un univers qui colle parfaitement à l’ambiance contes.

Mais revenons au récit initiatique de Jakob. Celui-ci est riche en péripéties, qu’elles soient physiques ou morales. Jakob passe par un tas de moments extrêmement marquants (pour lui, comme pour le lecteur), qui viennent rythmer le récit. Il y a donc dans celui-ci une vraie tension qui tient en haleine – et qui tient aussi, il faut l’avouer, aux montagnes russes que nous fait faire l’auteur, entre sommets de douceur et abysses de noirceur.
Au fil des péripéties, on en vient à réfléchir à un tas de thèmes comme l’amour filial, la différence, le malheur (évidemment), la dialectique bonté/méchanceté et, en filigrane, la guerre.
Car si cet aspect est encore assez lointain, le titre annoncé du tome 3 contient le mot « batailles », ce qui me laisse supposer que la guerre qui semble se profiler entre Altemore et Ragar le rebelle va bien finir par dégénérer.

Mais ce qui m’a vraiment vraiment complètement ferrée dans ce roman, c’est le style de Fabrice Hadjadj. Celui-ci joue sur les sonorités, la polysémie, multiplie les jeux de mots, ce qui m’a donné follement envie de lire le texte à voix haute pour pleinement profiter de sa beauté et de sa musicalité. Les jeux de mots sont eux aussi très évocateurs, et ouvrent la réflexion sur les thèmes cités plus haut. Cela donne un roman un aspect à la fois poétique et philosophique, tout ça sans en faire des caisses, ce qui est hyper agréable.

Les illustrations de Tom Tirabosco, tout en noir et blanc, collent parfaitement à l’ambiance avec leur aspect très envoûtant et viennent rythmer le récit pile comme il faut. Sur la fin, une certaine illustration m’a même donné des ailes tant j’ai été inquiète de ce que je découvrais en image !

A ce stade, vous aurez sans doute compris que j’ai adoré ma lecture, de la première à la dernière page. Fabrice Hadjadj propose une introduction extraordinaire à sa trilogie de fantasy, qui renoue avec les aspects les plus sombres des contes. Après cet excellente entrée en matière, j’attends avec impatience les tomes suivants !

L’Attrape-malheur #1 : Entre la meule et les couteaux, Fabrice Hadjadj.
La Joie de Lire, 30 septembre 2020, 280 p.

Triangle amoureux (ou pas), Marisa Kanter.

Hallie et son meilleur ami sur Internet, Nash, peuvent parler de tout… sauf de qui elle est vraiment – un secret qu’elle garde jalousement pour une raison mystérieuse. Sur les réseaux sociaux, elle incarne Kels, l’énigmatique créatrice d’un bookstagram à qui ses coups de cœurs littéraires inspirent des recettes inédites de cupcakes. Kels a tout ce dont manque Hallie : des amis par dizaine, une assurance inébranlable… et Nash.
Mais ça, c’était avant. Au détour d’un énième déménagement, Hallie tombe par hasard sur Nash, le vrai, en chair et en os. Bonne nouvelle ? Pas vraiment… Car quand vient l’instant de se présenter, dos au mur, elle choisit de mentir. Furieuse de devoir entretenir cette mascarade dans les couloirs de l’unique lycée de leur petite ville, elle commence par battre froid le garçon à qui elle révèle pourtant presque tout d’elle chaque soir sur les réseaux sociaux. Si elle franchit le pas et révèle qui elle est, c’en est fini de leur amitié et de sa notoriété sur Internet…

Un livre dont la protagoniste est blogueuse et bookstagrameuse ! Forcément, je me sens intriguée ! Et je dois avouer que j’ai englouti le roman en moins de deux jours.

On y suit donc Hallie qui, dès le départ, se trouve empêtrée dans ses problèmes de double-personnalité et de vie virtuelle cachée. Si elle a toujours entretenu le mystère sur internet, cela s’explique aisément. Outre les traditionnelles précautions autour de la vie privée (que tout adolescent devrait observer !), elle ne souhaite pas que son lectorat sache qu’elle est, d’une part, la fille de Mad et Ari Levitt, deux documentaristes-presque-oscarisés et, d’autre part, la petite fille de Miriam Levitt, légende de l’édition. Qui, en plus, éditait jusqu’à son récent décès des romans destinés aux jeunes adultes, ce qui est pile poil le genre de lectures favori d’Hallie. La jeune fille ne souhaite donc pas que son blog soit soupçonné de collusion avec le monde de l’édition, d’autant moins qu’elle aimerait bien y travailler, dans l’édition – plutôt comme attachée de presse que comme éditrice, d’ailleurs, ce qui change un peu.
À cela s’ajoute la personnalité virtuelle qu’elle s’est construite : celle d’une fille cool, qui maîtrise sa vie et ses paroles, bien entourée et sûre d’elle. Ce qui est assez éloigné de sa personnalité réelle. Or, voilà le problème : une fois qu’elle est devant son meilleur ami, IRL, elle panique. Et s’il la trouvait inintéressante ? Donc paf, omission, et voilà Hallie forcée de jongler avec son double-elle.

Bref, voilà un roman qui commence doublement bien, avec deux thèmes qui me plaisent : la lecture (et la blogosphère littéraire, en l’occurrence), et la double-vie. Quelques autres thèmes comme l’amitié et l’amour (sans surprise), les relations familiales, le deuil et les études s’ajoutent rapidement mais sont traités avec un peu moins de profondeur que les deux thèmes phares.
Ce n’est pas gênant et cela apporte même du corps à l’intrigue. Car en même temps que le pataquès qu’elle a créé, Hallie doit gérer la relation avec son grand-père que le deuil a profondément transformé. Deuil qu’elle est elle-même en train de vivre. Elle est en terminale, donc elle doit également candidater à l’université et proposer un dossier qui plaira à celle de New-York, celle qui la préparera aux métiers de l’édition. À ce titre, on se rend compte que si feu Admission-Post-Bac avait été un véritable enfer à traverser (j’imagine que son petit frère, Parcoursup, est à l’avenant), les dossiers pour les facs américaines ne sont pas non plus de tout repos. Leur orientation, leur poursuite d’études et leurs carrières futures occupent toutes les pensées des personnages – du moins celles qui ne sont pas accaparées par leurs blogs respectifs. Et, bien sûr, elle doit tenter de maintenir / réparer son amitié avec Nash, à laquelle elle tient infiniment. Et ce n’est pas facile…

« Une amitié – une vraie -, ça ne se construit pas en un jour. Le chemin est pavé de maisons Barbie détruites, de hurlements sur un parking de cinéma et d’erreurs – parfois terribles. L’amitié, c’est un chaos de lignes tracées dans le sable, de loyautés remises en question et de réponses difficiles par messages. C’est oser se comparer et exposer ses insécurités.
Mais l’amitié, c’est aussi jouer au bowling selon ses propres règles. Rire à en avoir mal au ventre et les joues baignées de larmes. C’est savoir qu’on peut compter sur quelqu’un, des personnes en chair et en os à travers tout le pays, qu’un texto ou un appel suffit à rameuter. C’est avoir moins peur de sombrer dans les ténèbres quand on a des guides pour nous aider à progresser dans le noir.
L’amitié, ça n’a rien de simple. C’est difficile, énervant, génial, fragile, durable, impossible… Mais ça en vaut toujours la peine.
Toujours. »

Autre point que j’ai apprécié : la famille d’Hallie est juive et, si elle et son frère ont été élevés dans le respect global des traditions majeures, leurs parents n’ont jamais vraiment insisté sur les offices religieux. Or, le grand-père d’Hallie et Oliver, lui, tient vraiment à cette partie de son existence. De même que les camarades de lycée d’Hallie qui, peu à peu, va s’intéresser à ce que fait la communauté. Pas de panique si le prosélytisme vous colle de l’urticaire : l’autrice ne verse pas du tout  là-dedans. C’est juste un élément du décor et comme je n’ai pas l’impression de croiser souvent celui-ci, j’ai trouvé ça plutôt chouette.

Je ne vous spoile pas tellement sur l’intrigue en vous disant qu’Hallie et Nash vont peu à peu se rapprocher, du moins autant que possible avec les mensonges qu’Hallie a dressés entre eux. De ce point de vue-là, il est possible que vous ayez envie de coller de temps en temps des baffes à la jeune fille qui a mille fois – au bas mot – la possibilité d’avouer la supercherie… et n’en fait rien. Je dois dire que c’est là ce qui m’a le plus refroidie dans ma lecture et m’a empêchée de la trouver fabuleusement géniale.
L’autre détail qui m’a agacée chez Hallie est son inflexibilité quant à la littérature young-adult. D’après elle, il n’est rien de plus fatigant qu’échanger avec des adultes persuadés que la littérature YA leur est destinée. Eh bien, jeune fille, en tant que future attachée de presse spécialisée dans la littérature young adult, n’as-tu pas l’impression que tu vas devenir toi-même… une adulte lisant et défendant de la littérature YA ? Humm ? Alors ? Allez, elle a 17 ans, on lui pardonne cette erreur de jeunesse. (Même si c’est un peu idiot).
En tant que blogueuse, j’ai apprécié toutes les péripéties qui tournent autour du blog d’Hallie. Celle-ci imagine des cupcakes en accord avec les couvertures des romans qu’elle a lus et aimés. C’est vraiment un roman qui m’a (re)donné envie de bloguer, bouquiner… et cuisiner des cupcakes (du coup j’en ai fait, mais ce n’est pas ma pâtisserie préférée, en fait). Pour cette raison, je pense que le roman plaira aux blogueurs, booktubers et autres bookstragrameurs, comme aux passionnés de lecture. Mais ceux-ci n’auront peut-être pas la folle envie de se mettre au blogging, puisque l’autrice en montre aussi les effets pervers : le minutage de l’emploi du temps de Hallie pour lui permettre de jongler entre études/vie sociale/vie familiale/alimentation du blog en contenus, la gestion de ses réseaux sociaux et des trolls qui y traînent, les réflexions autour de sa personnalité numérique et des prises de position que sa communauté attend d’elle – ou pas. Bref : beaucoup de pression pour une jeune fille.

En bref, voilà un roman ado bien sympathique et qui n’aura pas fait long feu. Certaines péripéties et certains points de vue ne m’ont pas tellement convaincue, mais le style fluide et l’enchaînement rapide des rebondissements ont rendu ma lecture très prenante. Si l’intrigue n’est pas follement surprenante, je me suis laissée porter par l’histoire d’Hallie – ses amitiés, ses amours, ses emmerdes, si l’on peut dire. Une petite lecture douceur parfaite pour l’été !

Triangle amoureux (ou pas), Marisa Kanter. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier.
Lumen, juin 2020, 433 p.

Nos âmes plurielles, Samantha Bailly.

Sonia et Lou se sont rencontrées sur un forum autour de leur passion créative : l’écriture pour Sonia, le dessin pour Lou. Leur blog BD, Trames jumelles, a été remarqué par un éditeur qui les a encouragées dans leur vocation, sans toutefois les publier. Bac en poche, elles réalisent leur rêve : s’installer à Paris en coloc !
Mais leurs tempéraments sont radicalement opposés… Sonia adore sa nouvelle liberté et les fêtes étudiantes, tandis que Lou s’investit pleinement dans sa formation aux Gobelins. L’année s’annonce électrique !

Après avoir suivi Lou et Sonia sur deux années, j’étais évidemment impatiente de découvrir leur arrivée à la faculté, les débuts de leur colocation, la façon dont elles parviendraient à réaliser leur rêve d’être publiées… tout en étant un peu inquiète à l’idée qu’il s’agissait déjà du dernier tome.

Et si le tome 2 donnait l’impression que les filles avaient vieilli, ici c’est clairement le tome de la maturité. Elles quittent doucement l’adolescence pour entrer dans l’âge adulte, dont elles découvrent – pas toujours avec plaisir – certaines réalités.
Pour la première fois de leur vie, elles se retrouvent livrées à elles-mêmes. Et c’est là que les ennuis commencent : alors que Lou est issue d’une famille extrêmement carrée et Sonia d’une famille bien plus laxiste, la première se retrouve complètement démunie et la seconde obligée de pourvoir à tous les besoins du duo. Et c’est drôle de voir à quelle vitesse chacune a endossé son nouveau rôle au sein de leur foyer ! (Et tout aussi drôle de voir combien leurs familles ne les ont pas préparées de la même manière à se débrouiller par elles-mêmes).
D’ailleurs, des tensions ne vont pas tarder à émerger entre les deux filles : elles sont si bien mises en scène qu’on en vient à ressentir la même émotion qu’après une dispute avec des amis. C’est dire si la peinture des sentiments qu’offre Samantha Bailly est réaliste.
Outre les enjeux amicaux, les relations amoureuses sont elles aussi au centre du roman, chacune des deux filles menant sa barque en fonction de son caractère : certains axes laissés en suspens dans les tomes précédents sont repris et clos, ouvrent la porte à de nouvelles aventures et continuent de forger les caractères des deux jeunes filles.

Mais s’il y a un sujet qui, paradoxalement, se trouve vraiment au cœur des préoccupations, c’est celui de la famille. C’est un brin paradoxal puisqu’enfin, ENFIN, elles sont débarrassées du carcan familial. Et pourtant ! Malgré tout, la famille reste d’une importance capitale et, d’un côté comme de l’autre, offre quelques scènes très touchantes et dans lesquelles il n’est pas si difficile de se reconnaître. Qu’il s’agisse d’appréhender une nouvelle organisation familiale, des bouleversements personnels ou un deuil inattendu, on se reconnaît vraiment dans ce que décrit Samantha Bailly.

Je l’évoquais déjà un peu plus haut avec la peinture des sentiments qu’elle offre mais cette trilogie m’aura marquée par sa capacité à être proche des lecteurs. Que l’on ait eu un parcours proche ou très différent des deux jeunes filles, elles traversent des épreuves très universelles, décrites avec beaucoup de sensibilité.

Voilà donc une belle conclusion aux pérégrinations de Lou et Sonia ! Samantha Bailly offre dans ce tome trois un très beau portrait de cette période qui peut s’avérer à la fois riche en expériences et douloureuse. Choix d’orientations scolaires et professionnelles, évolutions des relations amicales et amoureuses, bouleversements familiaux, liberté toute neuve fermement liée à de nouvelles responsabilités : elle évoque avec talent ces épreuves qui parleront à de nombreux lecteurs. Comme dans les deux premiers tomes, elle le fait en restant très proche de ses deux personnages, ce qui m’a donné l’impression d’être littéralement traversée par un tourbillon d’émotions à la lecture. Une conclusion très réussie, donc !

◊ Dans la même série : Nos âmes jumelles (1) ; Nos âmes rebelles (2) ;

Nos âmes plurielles #3, Samantha Bailly. Rageot, 2 novembre 2017, 295 p.

Fangirl, Rainbow Rowell.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cath est fan de Simon Snow. Okay, le monde entier est fan de Simon Snow…
Mais pour Cath, être une fan résume sa vie – et elle est plutôt douée pour ça. Wren, sa sœur jumelle, et elle se complaisaient dans la découverte de la saga Simon Snow quand elles étaient jeunes. Quelque part, c’est ce qui les a aidé à surmonter la fuite de leur mère.
Lire. Relire. Traîner sur les forums sur Simon Snow, écrire des fanfictions dans l’univers de Simon Snow, se déguiser en personnages pour les avant-premières de films. La sœur de Cath s’est peu à peu éloignée du fandom, mais Cath ne peut pas s’en passer. Elle n’en éprouve pas l’envie.

Maintenant qu’elles sont à l’université, Wren a annoncé à Cath qu’elle ne voulait pas qu’elles partagent une chambre. Cath est seule, complètement en dehors de sa bulle de confort. Elle partage son quotidien entre une colocataire hargneuse qui sort malgré tout avec un mec charmant et toujours collé à ses bottes, son professeur d’écriture inventée qui pense que les fanfictions annoncent la fin du monde civilisé, et un camarade de classe au physique alléchant qui a la passion des mots… Mais elle ne peut s’empêcher de s’inquiéter à propos de son père, aimant et fragile, qui n’a jamais vraiment été seul.
Pour Cath, la question est : va-t-elle réussir à s’habituer à cette nouvelle vie ?
Peut-elle le faire sans que Wren lui tienne la main ? Est-elle prête à vivre sa propre vie ? Ecrire ses propres histoires ?
Et veut-elle vraiment grandir si c’est synonyme d’abandonner Simon Snow ?

On a beaucoup parlé de Fangirl à sa sortie et, globalement, les livres de Rainbow Rowell ont toujours un certain retentissement sur la blogosphère. Tout ça pour dire que j’étais assez curieuse de lire Fangirl. Et, en fait, j’ai plongé dedans dès les premières pages dans le roman !

Rainbow Rowell a un vrai talent pour croquer des personnages ; la galerie que l’on suit dans Fangirl est à la fois attachante et très représentative. Il y a Cath, bien sûr, le personnage central de l’histoire. Cath qui, au début, a été lâchement abandonnée (selon elle) par Wren, sa jumelle, à leur entrée à la fac – la seconde ayant décidé unilatéralement qu’elles feraient chambre à part. Cath, donc, misanthrope, terrifiée par les inconnus, se retrouve totalement isolée. Les deux frangines sont vraiment aux antipodes : Cath est aussi introvertie que Wren est extravertie, Cath est aussi fidèle et bornée que Wren est versatile. Pour autant, difficile de prendre parti pour une et de détester l’autre, malgré le comportement parfois détestable qu’a Wren. Au nombre des personnages remarquables, il y a aussi Reagan, la coloc de Cath : bourrue, un peu sèche, sarcastique à souhait, Reagan est la coloc parfaite dont Cath pouvait rêver, car elle va la faire sortir de sa zone de confort, tout en l’aidant à s’accomplir. Il y a aussi Lévi, le garçon au sourire tellement grand qu’il charme tout ce qui passe – humains, animaux, pierres et végétaux inclus. Face à lui, Nick, l’étudiant qui écrit à ses heures perdues, traîne avec Cath à la bibliothèque – et dont les intentions ne sont pas toujours super claires. A cette galerie, il faut ajouter Art, le père des jumelles, à la santé mentale parfois fragile et qui tient sa famille à bout de bras.

Alors oui, Fangirl, c’est avant tout de la romance. Mais comme ça, au détour d’une page, surgissent des thèmes absolument glaçants et que l’auteure n’évacue pas en trois lignes. On parle – évidemment – de l’hyper-alcoolisation des jeunes et des ravages que cela peut causer sur leur santé physique, mentale et sur leurs relations avec leurs proches. Il est questions de relations familiales, sur la façon dont on gère un conflit avec sa famille. Mais il est aussi question d’abandon, du traumatisme que crée un abandon et de maladies mentales, trois préoccupations majeures dans le texte : et les trois sont intelligemment traitées, en profondeur, ce qui est assez remarquable, vu que ce n’est pas vraiment le centre du récit.

Il faudrait aussi parler de la structure du roman, qui est vraiment très originale. Lâchée par sa jumelle, Cath s’immerge profondément dans ce qu’elle aime le plus et maîtrise le mieux : l’écriture de fanfictions. Justement, elle écrit Carry on, une fanfiction dans l’univers de Simon Snow, un jeune homme qui se découvre magicien et qui doit – en gros – sauver le monde. Ça vous fait penser à Harry Potter ? Gagné, ça y ressemble beaucoup.
Et Cath se colle une pression incroyable car, le tome 8 des aventures de Simon Snow étant sur le point de paraître, elle veut absolument finir sa version de l’histoire de Simon. Ainsi, le roman alterne entre les chapitres consacrés à la vie réelle de Cath et à ses écrits sur internet. Le style entre les deux est vraiment différent, alors que tout est écrit par Rainbow Rowell ! De plus, le fait de passer sans arrêt de l’un à l’autre fait monter le suspens : on a constamment envie de savoir ce qu’il se passe dans l’autre partie de l’histoire.
Vu le sujet de l’histoire, on parle beaucoup d’écriture dans le roman : parce que Cath écrit, bien sûr, mais aussi parce qu’elle suit des cours d’écriture (avec une prof qui vomit les fanfictions) et qu’elle traîne avec un étudiant qui adore écrire, lui aussi. Le roman questionne notre rapport à l’écriture, à la fiction, à la créativité et c’est absolument passionnant.

Fangirl est un roman vraiment riche, qui évoque des thèmes douloureux avec talent, tout en tissant une romance à laquelle il est facile d’adhérer. Comme il est facile de s’identifier à Cath ou à un autre des personnages mis en présence, tant la galerie est variée et attachante. Le texte est truffé de références geeks (à Harry Potter, évidemment, mais aussi à Twilight, Battlestar Galactica et tant d’autres titres), bourré d’humour, ce qui contrebalance à merveille les aspects plus difficiles des thèmes évoqués en filigrane. Au final, il est surtout question d’une adaptation sociale difficile, pour une jeune fille qui a du mal à sortir de sa zone de confort et qui apprend tout simplement à vivre. Et ça, je pense que c’est un thème qui peut parler à beaucoup de personnes !

Fangirl, Rainbow Rowell. Traduit de l’anglais par Cédrix Degottex. Castelmore, février 2015, 507 p. 

Bonus : pendant le Salon du Livre de Paris, j’ai eu la chance de pouvoir interviewer Rainbow Rowell. C’est à lire ici !

La Maison des Reflets, Camille Brissot.

Depuis 2022, les Maisons de départ ressuscitent les morts grâce à des reflets en quatre dimensions qui reproduisent à la perfection le physique, le caractère, et le petit je-ne-sais-quoi qui appartient à chacun. Les visiteurs affluent dans les salons et le parc du manoir Edelweiss, la plus célèbre des Maisons de départ, pour passer du temps avec ceux qu’ils aimaient. Daniel a grandi entre ces murs, ses meilleurs amis sont des reflets. Jusqu’à ce qu’il rencontre Violette, une fille imprévisible et lumineuse… Bien vivante.

Daniel Edelweiss est appelé à travailler, un jour, dans la meilleure Maison de départ qui soit. Daniel vit seul avec son père (une sorte de doux rêveur), sa gouvernante, les deux employées de la Maison et, bien sûr, les milliers de Reflets abrités par les murs de la maison Edelweiss. Peu de vivants, donc – même si les reflets sont presque comme des vivants. D’ailleurs, les meilleurs amis de Daniel sont justement des reflets. Alors, le jour où il rencontre Violette, forcément, il est fasciné par la personnalité solaire de la jeune fille.

Parallèlement, le lecteur découvre Violette et Esther, les deux jumelles : si la première est aussi solaire que la seconde est renfermée et taciturne, les deux jeunes filles sont également menacées par la terrible épée de Damoclès qui pend au-dessus de la tête de Violette. Du coup, si on apprécie la rencontre aussi brève que touchante entre Daniel et Violette, on se doute bien que l’histoire ne va pas être aussi simple que prévue.

Néanmoins, entre les deux jeunes gens s’installe une correspondance hautement romanesque. Car Violette est issue d’une famille de forains et la fête va de ville en ville. Daniel doit donc charger des visiteurs de la maison Edelweiss issus des villes concernées des missives à sa douce, et vice-versa. Peut-on imaginer correspondance plus romantique ?

Il serait cependant réducteur de croire que le roman se limite à la seule découverte des sentiments de deux adolescents esseulés et marqués par la tragédie. Loin de là ! Au fil des pages, de ses recherches pour son nouveau décor et pour son futur travail, Daniel est confronté à différents points de vue quant à l’héritage de sa Maison. Les Reflets sont une fantastique invention, destinée à éviter un deuil trop brutal et trop éprouvant aux vivants. Mais le travail de deuil est, malheureusement, nécessaire. Et c’est notre rapport au deuil et à la mort qui est questionné dans ce roman. Au fil des pages, on s’interroge, évidemment. Je n’ai pas pu m’empêcher, dans un premier temps, d’être séduite par l’idée de ces maisons de départ, avant de revenir à de meilleurs sentiments : preuve, à mon avis, que le roman est réussi.
Il faut aussi parler de l’ambiance un brin fantastique qui règne sur l’histoire. Entre la maison de départ, que l’on imagine parcourue de fantômes errant dans des décors tous plus fabuleux les uns que les autres et l’ambiance un peu plus bohème et fascinante de la fête foraine, on est servis. De fait, La Maison des Reflets est un roman de science-fiction, mais dans lequel plane une atmosphère un peu désuète, un brin mélancolique, qui introduit d’intéressants décalages entre la technologie à laquelle les personnages ont accès et l’idée que l’on se fait du milieu — un décalage que j’avais déjà grandement apprécié dans Le Vent te prendra.

En bref, La Maison des reflets propose une intrigue et une ambiance originales, alliant science-fiction, poésie et questionnements profonds. Au fil des pages, c’est notre rapport à la mort, au deuil et aux héritages familiaux qui est questionné, avec subtilité et bon sens. Malgré le sujet parfois un peu douloureux, c’est un roman proprement lumineux !

La Maison des Reflets, Camille Brissot. Syros, 2017, 345 p. 

Tuto n°1 : embrasser comme une déesse, Brianna R. Shrum.

Suite au remariage de son père avec une femme beaucoup plus jeune que lui, cinq ans plus tôt, Renley n’a quasiment plus aucun contact avec sa mère, partie vivre à New York. La jeune fille est une tête en math – bref, on ne peut pas dire que ce soit la plus cool des lycéennes – et entretient une relation platonique avec son voisin et meilleur ami, aux côtés duquel elle a grandi. Car même s’il est très amoureux, elle ne se voit pas du tout sortir avec lui. Pour un voyage de classe… à New York justement… Renley a besoin de réunir un peu d’argent et décide de lancer un blog qu’elle monétise. L’argument ? Des réponses d’expert, vécues de première main, aux questions que se posent les ados. Jalouse de son indépendance, elle préfère garder sa véritable identité secrète. C’est le début d’une quête qui va la transformer et changer le regard que les autres portent sur elle…

Renley, en seconde, n’a pas une vie très marrante : sa mère l’a abandonnée cinq ans plus tôt et, depuis qu’elle a été trompée par le père de Renley (qui l’a remplacée par Stacey, une femme bien plus jeune), elle ignore purement et simplement sa fille et a refait sa vie à New-York. Le voyage organisé par le club de maths est donc l’occasion ou jamais de renouer les liens avec sa mère disparue. Sauf que le plan brillant imaginé par Renley (créer un blog avec des tutos répondant aux grandes questions des adolescents) pourrait bien ne pas être aussi efficace que ce qu’elle avait imaginé…

Le début du récit met en scène une jeune fille peu populaire et surtout très malheureuse, bien qu’elle refuse de l’admettre. Mais, au fil des tutos qu’elle poste, Renley se met à prendre de plus en plus d’assurance, passant peu à peu de l’autre côté de la barrière – celle séparant les filles adulées et populaires des filles lambda. Or, ce qui devait arriver arriva : Renley finit par prendre la grosse tête et perd ses amis. Retour à la case départ, ne touchez pas les 20 000 € et perdez vos acquis. Alors, qu’on se rassure, l’histoire n’est pas totalement noire. En fait, on rit même beaucoup et ce à tous les chapitres. Car Brianna R. Shrum nous raconte le tout avec beaucoup d’humour. Quoiqu’assez dramatiques (on y reviendra), les aventures de Renley sont pour le moins cocasses… et on y prend goût !

Les chapitres sont nommés comme les tutos, ce qui induit un suspens pas désagréable – au fur et à mesure, on se demande en effet comment va se réaliser la prédiction du titre. Celui-ci est là soit parce que Renley travaille son sujet (par exemple : comment faire une tresse cascade, comment réussir un œil de biche, comment s’épiler le maillot, comment embrasser comme une déesse…), en bonne experte consciencieuse, soit parce qu’elle fait l’expérience d’une nouvelle facette de la vie d’ado.
Et si elle en expérimente les plus agréables (l’amitié, la popularité, l’amour), elle en teste également les plus sombres (addiction à cette même popularité, prises de risques inconscientes, harcèlement, etc.). L’auteur parle vraiment bien de la vie lycéenne, de l’adolescence et de ce que l’on peut traverser durant ces périodes. Le roman évoque également, en filigrane, quelques préoccupations de société : il est question de réseaux sociaux et, évidemment, de la place de plus en plus importante (et flippante ?) qu’ils prennent dans la vie des ados. Corollaire : le roman évoque également le slut-shaming (un sujet merveilleusement développé dans La Vérité sur Alice par Jennifer Mathieu) et le harcèlement – car on s’en doute au vu du titre, Renley quitte assez vite la sphère des tutos coiffure-maquillage pour attaquer les vraies questions d’ados.

En filigrane aussi : les relations familiales, les familles décomposées et recomposées et le ravage qu’une absence de communication peut avoir sur un adolescent. À ce titre, la mère de Renley remporte sans doute la palme de la mère indigne de la littérature jeunesse ! Heureusement, celle-ci peut se rattraper sur ses amis, au nombres desquels April, la meilleure amie (elle aussi au club de maths) et Drew, son voisin et meilleur ami depuis toujours. Avec l’un comme avec l’autre, Renley a des relations touchantes et a des échanges passionnants (profonds, houleux, émouvants, il y en a pour tous les goûts). Et la romance, dans tout ça ? Oui, le titre annonce clairement la couleur, le roman laisse une large part à l’histoire sentimentale – ce qui, ne nous mentons pas, est sans doute LA préoccupation majeure des adolescents. Mais dans sa quête monétaire et de renseignements de qualité, Renley va faire l’expérience des premiers émois amoureux et des questionnements qui leur sont inhérents. Et ce sans qu’on trouve le tout pénible, redondant ou déjà-vu. Ce qui, de mon point de vue, est excellent !

J’ai donc lu Tuto n°1 d’une traite, passionnée par la vie absolument chaotique et passionnante de Renley. Ses tribulations et questions existentielles, quoique courantes, ont parfois des conséquences assez dramatiques, néanmoins racontées avec beaucoup d’humour. On ne s’ennuie pas un instant et, de plus, Brianna R. Shrum dresse un très beau portrait de l’adolescence d’aujourd’hui !

Tuto n°1 :  embrasser comme une déesse, Brianna R. Shrum.
Traduit de l’anglais par Maud Ortalda. Lumen, 16 mars 2017, 373 p. 

 

Le vent te prendra, Camille Brissot.

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Écrivain en quête d’inspiration, Locke Wood a loué un appartement au mystérieux Heathcliff dans une haute tour enveloppée de brume. Bientôt le fantôme d’une jeune femme aux cheveux noirs vient hanter ses nuits.
Lorsqu’il se confie à Heathcliff, ce dernier réagit si violemment que Locke, intrigué, se lance sur les traces de son passé…

Prise d’une envie subite de lecture légère, j’ai sorti cette courte romance de ma pile-à-lire. N’ayant qu’une connaissance assez parcellaire des Hauts de Hurlevent, je me fourvoyais totalement sur le compte de cette excellente réécriture !
Car, en effet, Le vent te prendra est une libre réécriture des Hauts de Hurlevent. Et, comme l’œuvre originale, c’est bien plus une œuvre romantique qu’une romance – ce qui, entre nous soit dit, est tout à fait pour me plaire – donc pas franchement « légère » – mais on y reviendra.

Dès le départ, Camille Brissot instaure une ambiance très sombre, due notamment à la ville : le paysage très vertical de Crosswind, barré de tours gigantesques (dont certaines sont délabrées), balayées par de puissantes rafales de vent glacial, marqué par l’exploitation de mines d’uranium, mérite à lui seul le statut de personnage.
Ceux-ci, de leur côté, n’allègent en rien l’ambiance générale. Locke ressemble, dès le départ, à un auteur tourmenté ; quant à Heathcliff, à qui il loue l’appartement dans la tour, « tourmenté » ne suffit pas à décrire l’état d’esprit de ce très curieux personnage. Mais là où les deux hommes s’opposent, c’est que Locke semble d’une grande naïveté et d’une grande fraîcheur, alors qu’Heatcliff semble, chapitre après chapitre, s’enfoncer plus bas dans la méchanceté gratuite. De plus, le premier est très ouvert, pose des questions, s’interroge et déterre le passé ; le second, en revanche, est tout en fermeture et en refus de communication. Du coup, c’est par toutes petites touches – et surtout par l’intermédiaire de Sarah – que l’histoire de Crosswind se dévoile.

En effet, l’auteur use d’un procédé original. Locke, celui par qui nous arrive l’histoire, n’en est pas réellement le protagoniste. Il en est, tout au plus, le rapporteur. L’histoire, elle, se joue entre Anna, Heathcliff, Sarah, Ellis… des années auparavant, au temps de leur prime jeunesse ; une époque qui resurgit, un peu par accident, et qui hante les personnages. Et comme il faut extirper la vérité des mots de chacun, c’est avec une certaine lenteur que l’on découvre les détails, une lenteur qui sied parfaitement à l’ambiance générale.

Celle-ci est donc fortement marquée par la présence de Crosswind : les hautes tours qui barrent le paysage, le spectre de la maladie qui court, les sifflements incessants des rafales de vent et les tombereaux de neige qui déferlent sur la cité embarquent le lecteur avec une grande efficacité. Cet isolement drastique est propice à la naissance de fantômes et des plus fantastiques histoires – et celle-ci l’est indéniablement. C’est d’autant plus étrange lorsque l’on s’aperçoit que nos personnages utilisent également des téléphones portables, des ordinateurs ou internet. De temps en temps, on se rappelle donc que l’on n’est pas réellement au XIXe siècle (comme pourrait le faire croire l’atmosphère) et cela joue considérablement sur l’ambiance à la fois oppressante et onirique qui baigne le récit.

S’inspirant des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, Camille Brissot signe un très bon pastiche, qui narre bien plus une histoire de douleur et de vengeance que d’amour. Elle s’est remarquablement approprié l’essence du roman initial pour en proposer une transposition totalement originale, qui fascine le lecteur autant qu’elle le laisse muet de stupéfaction devant les profonds tourments dans lesquels se placent les personnages. À découvrir !

Le Vent te prendra, Camille Brissot. Rageot (In Love), mars 2015, 176 p.

A Silent voice 5-7, Yoshitoki Oima.

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Après la sortie au parc d’attractions qui a regroupé plusieurs anciens camarades, Shoya est embarqué dans le projet de film de Tomohiro, qui le propulse assistant. Premier problème : alors que l’histoire du film s’inspire de la rencontre providentielle entre Tomohiro et Shoya, qui n’aurait jamais eu lieu sans Shoko, celle-ci ne fait pas partie de l’équipe et les participants semblent trouver normal de l’écarter en raison de sa surdité, ce qui ne plaît pas du tout à Shoya. Second problème : Tomohiro veut absolument tourner une scène dans une école. Il charge donc Shoya d’aller demander l’autorisation de filmer dans son ancien établissement. Pour des raisons évidentes, celui-ci n’a pas particulièrement envie de remettre les pieds là-bas, d’autant que Tomohiro convainc Shoko de l’accompagner. C’est finalement Satoshi, un jeune homme très critique envers les enfants cruels, qui accompagne Shoya.
Celui-ci éprouve des sueurs froides à l’idée que son secret soit révélé… ce qui ne manque pas, ravivant toutes les tensions qu’il avait, jusque-là, réussi à apaiser.

Ce cinquième volume fait office de pause dans l’intrigue car il met de côté l’histoire entre Shoko et Shoya pour étudier les conséquences de l’odieux comportement de Shoya lorsqu’il était enfant.

Si la mère de Shoko l’exècre toujours au plus haut point, ses camarades de classe qu’il vient de retrouver semblent avoir passé l’éponge, ce qui ne lasse pas d’étonner un Shoya en quête de rédemption. Pire : lorsqu’il retourne dans son école, son ancien professeur semble suggérer que le problème venait de Shoko elle-même ! Ajouté au fait que l’ensemble de ses camarades participant au film semble trouver normal d’écarter Shoko en raison de son handicap, Shoya comprend qu’il y a encore un long chemin à parcourir pour atteindre la tolérance – chemin qu’il n’a, lui-même, pas fini de parcourir.
Comme le volume développe plusieurs arcs narratifs, il semble un peu plus lent que les autres. Parallèlement, Yoshitoki Oima évoque la réalisation du film, la relation amicale (mise à mal) entre Shoya et Tomohiro et, de façon plus générale, entre Shoya et ses camarades, l’étrange relation qui unit Shoya à Shoko (laquelle continue de penser qu’elle est la cause de tous les maux), ainsi que la perception du handicap dans la société (qui aurait bien besoin de progresser).
Les rumeurs allant bon train, Shoya est de nouveau au centre de toute l’attention, ce dont il se serait bien passé. À nouveau, le suspense psychologique est très fort, puisqu’on se demande si Shoya va réussir, cette fois encore, à s’en sortir.
C’est, finalement, sur les toutes dernières pages que se concentre toute l’action : les derniers événements changent beaucoup de choses, amènent encore plus de questions et, surtout, laissent le lecteur sur des charbons ardents !

Malgré une petite baisse de rythme, voilà encore un tome passionnant et qui donne de plus en plus envie de lire la suite !

A Silent voice, tome 5, Yoshitoki Oima. Traduit du japonais par Géraldine Oudin.
Ki-oon, octobre 2015, 192 p.

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A l’issue du volume précédent, Shoya sauvait in extremis Shoko d’une chute mortelle. Et c’est finalement lui qui se retrouve branché à une machine, coincé sur un lit d’hôpital…

Voilà un opus bien différent des précédents ! En effet, l’histoire tourne, généralement, autour de Shoya. Or, là, il en est totalement absent, puisque dans le coma. Cela laisse toute latitude à Yoshitoki Oima pour développer les autres personnages, comme les familles respectives de Shoya et Shoko, que l’on voit, finalement, assez peu dans le reste du manga. Ce que l’on découvre sur l’une et l’autre est vraiment intéressant et permet de remettre pas mal de choses en perspective, notamment du côté de Shoko.
Et, alors que la petite bande d’amis semble de plus en plus soudée, l’odieuse Naoka contine de représenter la frange qui pense que les personnes handicapées ne sont qu’un poids mort pour la société. Yoshitoki Oima procède à un examen des mentalités assez poussé, tout en laissant entrevoir une possible amélioration de ces mêmes mentalités.

Bon an mal an, le tome se déroule sur un rythme que l’on pourrait presque trouver monotone comparé à ce qui s’est passé avant. Mais c’est aussi l’occasion pour les personnages de se remettre en question – et il y en a à qui ça ne fait vraiment pas de mal !

Tout cela aboutit à une scène de conclusion relançant immédiatement les interrogations ! Sachant qu’il ne reste qu’un tome, on se demande comment l’auteur va parvenir à conclure cette émouvante histoire. 

A Silent voice #6, Yoshitoki Oima. Traduit du japonais par Géraldine Oudin.
Ki-oon, janvier 2016, 
192 p.

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Et voici venue la conclusion tant attendue de la série phénomène de Yoshitoki Oima !

Et, au vu des six premiers tomes, je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir une légère pointe de déception à la lecture de celui-ci. En effet, cette conclusion a un petit goût d’inachevé, comme si l’auteur n’était pas allée vraiment au bout des choses au vu des pions qu’elle avait avancés.
Bon, il faut nuancer un peu : toutes les intrigues trouvent une conclusion ici et on assiste même à l’entrée de Shoko et Shoya dans la vie adulte, main dans la main, ce qui est bien agréable quand on voit d’où ils sont partis. Mais voilà, peut-être la part de midinette qui, manifestement, se terre quelque part en moi, en espérait-elle un peu plus.

Malgré cela, A Silent voice est une série qui vaut vraiment le détour. Yoshitoki Oima signe une série lumineuse, émouvante, pleine d’émotions, qui traite avec intelligence et subtilité le thème du handicap – aujourd’hui toujours tabou et ce, quel que soit le pays dont on parle.
Elle brasse, ainsi, de nombreux thèmes, tous creusés : harcèlement scolaire, amitié, amour, adolescence. C’est une série très émouvante, mais aussi riche d’enseignements , à mettre entre toutes les mains ! 

A Silent voice #7, Yoshitoki Oima. Traduit du japonais par Géraldine Oudin.
Ki-oon, avril 2016, 192 p.

◊ Dans la même sérieA Silent voice (1-2) ; A Silent voice (3-4).

Les Effets du hasard, Marie Leymarie.

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Maïa a les yeux noisette, les cheveux châtains, un petit nez légèrement retroussé et un QI de 117. Elle correspond en tout point aux critères choisis par ses parents sur catalogue, quinze ans plus tôt. Un soir, elle est abordée par Anthony, un garçon aux yeux verts. Maïa accepte de prendre un verre avec lui, bien qu’il lui semble beaucoup trop intelligent pour elle. Et dans sa tête tourne en boucle l’avertissement de sa prof de biologie : « Si vous tombez amoureux, ne vous affolez pas… ça fait partie des maladies bénignes de l’adolescence. Quelques comprimés de Deluvio 300, et c’est réglé. »

Pas terrible, la vie dans la société de Maïa : oubliez le libre-arbitre, bonjour le Deluvio 300 qui annihile tous sentiments. Pire : les enfants sont choisis sur catalogue, les blonds aux yeux bleus intelligents coûtant, on s’en doute, excessivement cher.
Or, dans la petite vie bien ordonnée de Maïa se glisse rapidement un grain de sable, nommé Anthony. Celui-ci a, semble-t-il, un recul très critique sur la société de Maïa. Pire : il est un enfant naturel, conçu (par Maïa ne sait quel miracle !) par ses deux parents qui s’aiment sincèrement. Pour Maïa, l’audace de ce choix de vie frise la stupidité la plus crasse. Mais, peu à peu, la voilà qui s’interroge… et remet en cause tout ce qu’on lui a inculqué.

Marie Leymarie nous dépeint une société pas si éloignée que cela de la nôtre, ce qui rend son récit d’anticipation d’autant plus effarant. Pas d’émotions, des carrières et des mariages tous tracés, une société tellement lisse qu’elle en est terrifiante de vacuité. Il ne faudrait pourtant pas croire que l’amour en est banni : si la passion est fermement désapprouvée, l’attachement profond existe, lui. Ainsi, si les parents de Maïa n’ont pas de coup de foudre, ils s’aiment tout de même et aiment leur fille, quoi qu’elle en pense.

Au fil des pages, Maïa va peu à peu mettre des mots sur le mal-être qui la tenaille : elle a beau avoir un QI de 117, elle ne se sent pas du tout à la hauteur – sentiment partagé par son amie Lily, qui est malheureuse de décevoir son père. Maïa évoque parfaitement la pression qu’elle ressent sur ses épaules, augmentée par l’annonce de l’achat d’un petit frère, Tom, au QI nettement supérieur au sien. Cela veut-il dire qu’elle a tellement déçu ses parents qu’ils ont préféré la remplacer ? Ces questionnements, toute personne ayant vu sa famille s’agrandir est susceptible de se les être posées un jour.
Mais elle s’interroge aussi sur les relations entre les êtres. Au contact d’Anthony, Maïa se surprend à éprouver une boulimie d’aventures, d’émotions, d’absolu, qu’elle ne connaît pas dans sa petite vie rangée. Tout cela suscite encore plus d’interrogations : si elle change radicalement de ce que ses parents et autres proches attendaient d’elle, continueront-ils à l’aimer ? Peut-on aimer quelqu’un malgré ses imperfections ? L’amour vaut-il l’inévitable déception ressentie lorsqu’on s’aperçoit que l’autre n’est pas celui que l’on rêvait ? Encore une fois, les questions de Maïa sont universelles et devraient parler à chaque lecteur. Et Marie Leymarie s’en sort haut la main ! Dans des termes simples – mais pas simplistes – elle déroule l’évolution pleine de bon sens de la jeune fille, en la saupoudrant d’une bonne dose d’action et de suspens.

Malgré quelques passages qui auraient mérité approfondissement, Les Effets du hasard est un roman très complet. Marie Leymarie y montre l’évolution pleine de bon sens d’une jeune fille touchante, aux questionnements émouvants. En filigrane et sous couvert d’anticipation, l’auteur s’interroge sur la question fondamentale de la valeur que l’on accorde à la liberté et à la sécurité. La seconde vaut-elle que l’on sacrifie la première ? Voilà un court roman prenant et pertinent, à mettre entre toutes les mains !

Les Effets du hasard, Marie Leymarie. Syros, avril 2016, 204 p. 

 

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