Fangirl, Rainbow Rowell.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cath est fan de Simon Snow. Okay, le monde entier est fan de Simon Snow…
Mais pour Cath, être une fan résume sa vie – et elle est plutôt douée pour ça. Wren, sa sœur jumelle, et elle se complaisaient dans la découverte de la saga Simon Snow quand elles étaient jeunes. Quelque part, c’est ce qui les a aidé à surmonter la fuite de leur mère.
Lire. Relire. Traîner sur les forums sur Simon Snow, écrire des fanfictions dans l’univers de Simon Snow, se déguiser en personnages pour les avant-premières de films. La sœur de Cath s’est peu à peu éloignée du fandom, mais Cath ne peut pas s’en passer. Elle n’en éprouve pas l’envie.

Maintenant qu’elles sont à l’université, Wren a annoncé à Cath qu’elle ne voulait pas qu’elles partagent une chambre. Cath est seule, complètement en dehors de sa bulle de confort. Elle partage son quotidien entre une colocataire hargneuse qui sort malgré tout avec un mec charmant et toujours collé à ses bottes, son professeur d’écriture inventée qui pense que les fanfictions annoncent la fin du monde civilisé, et un camarade de classe au physique alléchant qui a la passion des mots… Mais elle ne peut s’empêcher de s’inquiéter à propos de son père, aimant et fragile, qui n’a jamais vraiment été seul.
Pour Cath, la question est : va-t-elle réussir à s’habituer à cette nouvelle vie ?
Peut-elle le faire sans que Wren lui tienne la main ? Est-elle prête à vivre sa propre vie ? Ecrire ses propres histoires ?
Et veut-elle vraiment grandir si c’est synonyme d’abandonner Simon Snow ?

On a beaucoup parlé de Fangirl à sa sortie et, globalement, les livres de Rainbow Rowell ont toujours un certain retentissement sur la blogosphère. Tout ça pour dire que j’étais assez curieuse de lire Fangirl. Et, en fait, j’ai plongé dedans dès les premières pages dans le roman !

Rainbow Rowell a un vrai talent pour croquer des personnages ; la galerie que l’on suit dans Fangirl est à la fois attachante et très représentative. Il y a Cath, bien sûr, le personnage central de l’histoire. Cath qui, au début, a été lâchement abandonnée (selon elle) par Wren, sa jumelle, à leur entrée à la fac – la seconde ayant décidé unilatéralement qu’elles feraient chambre à part. Cath, donc, misanthrope, terrifiée par les inconnus, se retrouve totalement isolée. Les deux frangines sont vraiment aux antipodes : Cath est aussi introvertie que Wren est extravertie, Cath est aussi fidèle et bornée que Wren est versatile. Pour autant, difficile de prendre parti pour une et de détester l’autre, malgré le comportement parfois détestable qu’a Wren. Au nombre des personnages remarquables, il y a aussi Reagan, la coloc de Cath : bourrue, un peu sèche, sarcastique à souhait, Reagan est la coloc parfaite dont Cath pouvait rêver, car elle va la faire sortir de sa zone de confort, tout en l’aidant à s’accomplir. Il y a aussi Lévi, le garçon au sourire tellement grand qu’il charme tout ce qui passe – humains, animaux, pierres et végétaux inclus. Face à lui, Nick, l’étudiant qui écrit à ses heures perdues, traîne avec Cath à la bibliothèque – et dont les intentions ne sont pas toujours super claires. A cette galerie, il faut ajouter Art, le père des jumelles, à la santé mentale parfois fragile et qui tient sa famille à bout de bras.

Alors oui, Fangirl, c’est avant tout de la romance. Mais comme ça, au détour d’une page, surgissent des thèmes absolument glaçants et que l’auteure n’évacue pas en trois lignes. On parle – évidemment – de l’hyper-alcoolisation des jeunes et des ravages que cela peut causer sur leur santé physique, mentale et sur leurs relations avec leurs proches. Il est questions de relations familiales, sur la façon dont on gère un conflit avec sa famille. Mais il est aussi question d’abandon, du traumatisme que crée un abandon et de maladies mentales, trois préoccupations majeures dans le texte : et les trois sont intelligemment traitées, en profondeur, ce qui est assez remarquable, vu que ce n’est pas vraiment le centre du récit.

Il faudrait aussi parler de la structure du roman, qui est vraiment très originale. Lâchée par sa jumelle, Cath s’immerge profondément dans ce qu’elle aime le plus et maîtrise le mieux : l’écriture de fanfictions. Justement, elle écrit Carry on, une fanfiction dans l’univers de Simon Snow, un jeune homme qui se découvre magicien et qui doit – en gros – sauver le monde. Ça vous fait penser à Harry Potter ? Gagné, ça y ressemble beaucoup.
Et Cath se colle une pression incroyable car, le tome 8 des aventures de Simon Snow étant sur le point de paraître, elle veut absolument finir sa version de l’histoire de Simon. Ainsi, le roman alterne entre les chapitres consacrés à la vie réelle de Cath et à ses écrits sur internet. Le style entre les deux est vraiment différent, alors que tout est écrit par Rainbow Rowell ! De plus, le fait de passer sans arrêt de l’un à l’autre fait monter le suspens : on a constamment envie de savoir ce qu’il se passe dans l’autre partie de l’histoire.
Vu le sujet de l’histoire, on parle beaucoup d’écriture dans le roman : parce que Cath écrit, bien sûr, mais aussi parce qu’elle suit des cours d’écriture (avec une prof qui vomit les fanfictions) et qu’elle traîne avec un étudiant qui adore écrire, lui aussi. Le roman questionne notre rapport à l’écriture, à la fiction, à la créativité et c’est absolument passionnant.

Fangirl est un roman vraiment riche, qui évoque des thèmes douloureux avec talent, tout en tissant une romance à laquelle il est facile d’adhérer. Comme il est facile de s’identifier à Cath ou à un autre des personnages mis en présence, tant la galerie est variée et attachante. Le texte est truffé de références geeks (à Harry Potter, évidemment, mais aussi à Twilight, Battlestar Galactica et tant d’autres titres), bourré d’humour, ce qui contrebalance à merveille les aspects plus difficiles des thèmes évoqués en filigrane. Au final, il est surtout question d’une adaptation sociale difficile, pour une jeune fille qui a du mal à sortir de sa zone de confort et qui apprend tout simplement à vivre. Et ça, je pense que c’est un thème qui peut parler à beaucoup de personnes !

Fangirl, Rainbow Rowell. Traduit de l’anglais par Cédrix Degottex. Castelmore, février 2015, 507 p. 

Bonus : pendant le Salon du Livre de Paris, j’ai eu la chance de pouvoir interviewer Rainbow Rowell. C’est à lire ici !

Tuto n°1 : embrasser comme une déesse, Brianna R. Shrum.

Suite au remariage de son père avec une femme beaucoup plus jeune que lui, cinq ans plus tôt, Renley n’a quasiment plus aucun contact avec sa mère, partie vivre à New York. La jeune fille est une tête en math – bref, on ne peut pas dire que ce soit la plus cool des lycéennes – et entretient une relation platonique avec son voisin et meilleur ami, aux côtés duquel elle a grandi. Car même s’il est très amoureux, elle ne se voit pas du tout sortir avec lui. Pour un voyage de classe… à New York justement… Renley a besoin de réunir un peu d’argent et décide de lancer un blog qu’elle monétise. L’argument ? Des réponses d’expert, vécues de première main, aux questions que se posent les ados. Jalouse de son indépendance, elle préfère garder sa véritable identité secrète. C’est le début d’une quête qui va la transformer et changer le regard que les autres portent sur elle…

Renley, en seconde, n’a pas une vie très marrante : sa mère l’a abandonnée cinq ans plus tôt et, depuis qu’elle a été trompée par le père de Renley (qui l’a remplacée par Stacey, une femme bien plus jeune), elle ignore purement et simplement sa fille et a refait sa vie à New-York. Le voyage organisé par le club de maths est donc l’occasion ou jamais de renouer les liens avec sa mère disparue. Sauf que le plan brillant imaginé par Renley (créer un blog avec des tutos répondant aux grandes questions des adolescents) pourrait bien ne pas être aussi efficace que ce qu’elle avait imaginé…

Le début du récit met en scène une jeune fille peu populaire et surtout très malheureuse, bien qu’elle refuse de l’admettre. Mais, au fil des tutos qu’elle poste, Renley se met à prendre de plus en plus d’assurance, passant peu à peu de l’autre côté de la barrière – celle séparant les filles adulées et populaires des filles lambda. Or, ce qui devait arriver arriva : Renley finit par prendre la grosse tête et perd ses amis. Retour à la case départ, ne touchez pas les 20 000 € et perdez vos acquis. Alors, qu’on se rassure, l’histoire n’est pas totalement noire. En fait, on rit même beaucoup et ce à tous les chapitres. Car Brianna R. Shrum nous raconte le tout avec beaucoup d’humour. Quoiqu’assez dramatiques (on y reviendra), les aventures de Renley sont pour le moins cocasses… et on y prend goût !

Les chapitres sont nommés comme les tutos, ce qui induit un suspens pas désagréable – au fur et à mesure, on se demande en effet comment va se réaliser la prédiction du titre. Celui-ci est là soit parce que Renley travaille son sujet (par exemple : comment faire une tresse cascade, comment réussir un œil de biche, comment s’épiler le maillot, comment embrasser comme une déesse…), en bonne experte consciencieuse, soit parce qu’elle fait l’expérience d’une nouvelle facette de la vie d’ado.
Et si elle en expérimente les plus agréables (l’amitié, la popularité, l’amour), elle en teste également les plus sombres (addiction à cette même popularité, prises de risques inconscientes, harcèlement, etc.). L’auteur parle vraiment bien de la vie lycéenne, de l’adolescence et de ce que l’on peut traverser durant ces périodes. Le roman évoque également, en filigrane, quelques préoccupations de société : il est question de réseaux sociaux et, évidemment, de la place de plus en plus importante (et flippante ?) qu’ils prennent dans la vie des ados. Corollaire : le roman évoque également le slut-shaming (un sujet merveilleusement développé dans La Vérité sur Alice par Jennifer Mathieu) et le harcèlement – car on s’en doute au vu du titre, Renley quitte assez vite la sphère des tutos coiffure-maquillage pour attaquer les vraies questions d’ados.

En filigrane aussi : les relations familiales, les familles décomposées et recomposées et le ravage qu’une absence de communication peut avoir sur un adolescent. À ce titre, la mère de Renley remporte sans doute la palme de la mère indigne de la littérature jeunesse ! Heureusement, celle-ci peut se rattraper sur ses amis, au nombres desquels April, la meilleure amie (elle aussi au club de maths) et Drew, son voisin et meilleur ami depuis toujours. Avec l’un comme avec l’autre, Renley a des relations touchantes et a des échanges passionnants (profonds, houleux, émouvants, il y en a pour tous les goûts). Et la romance, dans tout ça ? Oui, le titre annonce clairement la couleur, le roman laisse une large part à l’histoire sentimentale – ce qui, ne nous mentons pas, est sans doute LA préoccupation majeure des adolescents. Mais dans sa quête monétaire et de renseignements de qualité, Renley va faire l’expérience des premiers émois amoureux et des questionnements qui leur sont inhérents. Et ce sans qu’on trouve le tout pénible, redondant ou déjà-vu. Ce qui, de mon point de vue, est excellent !

J’ai donc lu Tuto n°1 d’une traite, passionnée par la vie absolument chaotique et passionnante de Renley. Ses tribulations et questions existentielles, quoique courantes, ont parfois des conséquences assez dramatiques, néanmoins racontées avec beaucoup d’humour. On ne s’ennuie pas un instant et, de plus, Brianna R. Shrum dresse un très beau portrait de l’adolescence d’aujourd’hui !

Tuto n°1 :  embrasser comme une déesse, Brianna R. Shrum.
Traduit de l’anglais par Maud Ortalda. Lumen, 16 mars 2017, 373 p. 

 

George, Alex Gino.

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Beaucoup de gens aiment George. Maman est très fière de son petit garçon, elle pense qu’il deviendra « un jeune homme très bien ». Scott aime beaucoup son « frérot ». Et Kelly le tient pour son « meilleur ami ». Mais George sait que les gens ne voient pas qui elle est vraiment. Car George en a la certitude, elle est une fille.
Alors quand sa maîtresse propose de jouer une pièce de théâtre à l’école, George veut plus que tout interpréter le personnage de Charlotte. Elle sera parfaite, et les gens comprendront enfin qui elle est.
Comment leur faire comprendre que c’est le rôle de sa vie ? 

Il faut absolument que je vous parle de George. Quand j’en ai entendu parler pour la première fois, j’ai lu le petit mot de David Levithan, l’éditeur de Scholastic, qui expliquait qu’il avait bouleversé son programme éditorial juste pour faire une place à ce titre, tant il l’a touché. Et plus j’avançais dans ma lecture, plus je comprenais l’urgence qui a saisi David Levithan, parce que la même urgence m’a poussée à laisser de côté toutes mes chroniques en retard pour vous parler aussi vite que possible de ce titre.

George, vous l’avez compris, c’est l’histoire d’une petite fille née dans un corps de petit garçon et qui, d’une part, ne sait pas comment le faire entendre à ses proches et, d’autre part, s’angoisse des réactions qu’ils pourraient avoir – et à raison. Il était grand temps que la littérature jeunesse s’intéresse aux enfants transgenre, dans un roman intelligent et bien mené. Car Alex Gino maîtrise son sujet à la perfection et nous livre un excellent texte !

Dès le départ, Alex Gino nous plonge dans les pensées de George, lesquelles ne traduisent aucun problème d’identité : George est une fille, c’est clair et net. Non, en fait, son problème vient de la société étroite d’esprit – la nôtre – dans laquelle elle grandit et qui n’aime rien tant que placer les gens dans des petites cases bien définies et hermétiques. De fait, ça s’annonce coton pour elle et elle va, évidemment, se heurter à des gens aux idées bien arrêtées et peu réceptifs.

Heureusement, George rencontre aussi et surtout des personnes un peu moins fermées, qui acceptent que le monde peut parfois être légèrement différent de leurs préjugés et qui vont l’aider à prendre confiance en elle et à avancer.
Le roman est assez court, donc un adulte verra assez vite où l’on veut en venir, d’autant que l’intrigue tient essentiellement à deux points : comment obtenir le rôle de Charlotte et comment faire comprendre la situation à sa mère – pour les autres, George verra plus tard.
Mais cela ne signifie pas, au contraire, que c’est simple ou simpliste. Loin de là ! Alex Gino amène la réflexion avec subtilité et traite l’évolution psychologique de George avec une grande intelligence.

Au départ, George est terrorisée, se cache pour consulter ses magazines, s’angoisse à l’idée d’être brimée et rejetée ; peu à peu, c’est l’idée de vivre dans le mensonge qui lui devient proprement insupportable et qui va l’encourager à prendre son courage à deux mains. On ne peut d’ailleurs que saluer la bravoure dont elle fait preuve : la situation qu’elle traverse est terrible pour un enfant et bien des adultes ne feraient pas la moitié des choses qu’elle parvient à réaliser.

Autour de George, Alex Gino dépeint une galerie de personnages vraiment passionnants : il y a la mère, évidemment, qui a une réaction initiale pour le moins classique (du rejet, malheureusement). Il y a Scott, le frère aîné, moins borné et aveugle qu’on aurait pu le croire. Il y a également le corps professoral, parmi lequel George va trouver des alliés, mais aussi des gens qui vont tenter de la faire changer d’avis – et la faire rentrer dans la petite case qui a été prévue pour elle. Enfin, il y a Kelly, la meilleure amie, sans aucun doute le meilleur personnages de l’histoire (outre George), qui présente toute l’ouverture d’esprit dont un enfant peut faire preuve et qui fait défaut à de nombreux adultes !

Il était grand temps, oui, que la littérature de jeunesse nous offre un texte d’aussi bonne qualité que George, et qui évoque la transsexualité. De nombreux enfants sont réduits à se poser des questions, à être brimés, rejetés et niés dans leur identité, soit parce qu’ils ne savent pas comment se débrouiller, soit parce que leur entourage les culpabilise violemment. Si le parcours de George semble, a posteriori, assez facile par rapport à ce que peuvent vivre ces enfants, il n’en reste pas moins complexe. C’est avec des mots simples, une grande tendresse et une fine intelligence qu’Alex Gino nous narre l’histoire de George et nous donne un bel exemple de courage ordinaire. À lire, à relire et à mettre entre toutes les mains !

George, Alex Gino. Traduit de l’anglais par Francis Kerline.
L’école des Loisirs, 1er février 2017, 172 p.

Histoire d’un chien mapuche, Luis Sepúlveda.

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Le chien, prisonnier, affamé, guide la bande d’hommes lancée à la poursuite d’un Indien blessé dans la forêt d’Araucanie. Il sait sentir la peur et la colère dans l’odeur de ces hommes décidés à tuer. Mais il a aussi retrouvé dans la piste du fugitif l’odeur d’Aukamañ, son frère-homme, le compagnon auprès duquel il a grandi dans le village mapuche où l’a déposé le jaguar qui lui a sauvé la vie.
Dans la forêt, il retrouve les odeurs de tout ce qu’il a perdu, le bois sec, le miel, le lait qu’il a partagé avec le petit garçon, la laine que cardait le vieux chef qui racontait si bien les histoires et lui a donné son nom : Afmau, Loyal.
Le chien a vieilli mais il n’a pas oublié ce que lui ont appris les Indiens Mapuches : le respect de la nature et de toutes ses créatures. Il va tenter de sauver son frère-homme, de lui prouver sa fidélité, sa loyauté aux liens d’amitié que le temps ne peut défaire.

Luis Sepúlveda a un vrai talent de conteur et il le prouve encore, avec cette Histoire d’un chien mapuche, aussi brève qu’elle est percutante.
Le texte est accessible aux plus jeunes et abondamment illustré par Joëlle Jolivet, qui lui a consacré de merveilleux encrages.

Luis Sepúlveda est d’ascendance mapuche et rend hommage aux traditions orales de son peuple : l’histoire évoque des thèmes chers au peuple mapuche, tout en mettant en avant la réalité de ce qu’ils vivent aujourd’hui – et autant vous le dire, ce n’est pas bien glorieux. Quoi qu’il en soit, son texte, combiné aux dessins, créent dès le départ une atmosphère proprement envoûtante, dans laquelle le lecteur se plonge d’emblée. Le fait que le texte soit émaillé de mots en mapudungun, la langue des Indiens mapuche, contribue à renforcer et l’atmosphère de l’histoire et la poésie des mots – d’ailleurs, pas de panique, tous les mots sont immédiatement traduits.

Mais il n’y a pas que la forêt d’Araucanie qui fascine ; le texte est traversé d’émotions fortes. En effet, il est question de fidélité, d’amour et d’amitié, trois thèmes porteurs. Mais, au-delà, le texte célèbre aussi l’attachement des Indiens mapuche à leur terre, l’Araucanie, à leur forêts et à leurs traditions. Traditions qui sont, aujourd’hui même, en grave péril, ce que l’histoire met parfaitement en avant. Car, certes, l’histoire commence avec Afmau, le chien, enlevé, battu, affamé, terrorisé, forcé de traquer ceux qui l’ont élevé.

Car les chasseurs – des Blancs, évidemment – n’ont d’autre but que celui de maltraiter, spolier et persécuter les Indiens. Tout cela pour ? Mais pour récupérer, sans débourser un dollar et sans trop se fatiguer, des terres fertiles, des terres bien placées, des terres convoitées. Et ça, ce n’est pas au XIXe siècle. Non, c’est en train de se passer maintenant, en 2017, sous l’égide de firmes internationales qui n’ont que le commerce et le profit en tête. (Benetton, par exemple. Pour en savoir plus, ça se passe ici ou .).

Bref, le texte de Luis Sepúlveda a beau être poétique, doux et beau, tout simplement, il n’en reste pas moins que la terrible histoire de l’Araucanie perce en-dessous. Et bien qu’il s’agisse d’un conte tout à fait lisible par de jeunes enfants (qui apprécieront sans doute l’histoire de franche camaraderie qui nous est contée), l’adulte ne peut s’empêcher de lire la véritable et cruelle histoire de la contrée.

Avec son Histoire d’un chien mapuche, Luis Sepúlveda signe un très beau conte humaniste qui met en avant les choses terribles qui se déroulent en Araucanie. Un récit d’autant plus essentiel aujourd’hui, alors que les indiens Mapuches subissent encore et toujours des violences largement passées sous silence – notamment à cause des grandes firmes qui entendent bien se débarrasser des locaux pour y mettre leurs moutons, dans le plus grand calme. Mais le conte véhicule également un beau message d’espoir et de bienveillance, tout en célébrant la fidélité, l’amitié, les liens avec la Nature et, évidemment, les Indiens mapuche et leurs traditions.
À mettre donc entre toutes les mains !

Histoire d’un chien mapuche, Luis Sepúlveda ; illustrations de Joëlle Jolivet.
Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Métailié. Métailié, octobre 2016, 98 p.

 

 

Briser la glace, Julien Blanc-Gras.

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A 4h25 de Paris et à 3h15 du Pôle Nord : le Groenland, sa banquise (en train de fondre), ses petits villages semi-traditionnels, ses pisiniarfik vendant aussi bien des revolvers que de la lingerie et ses autochtones. Pour découvrir tout cela, un voilier brise-glaces, l’Atka et quatre marins : trois loups de mer (respectivement le Capitaine, le Second et le Peintre, un autre baroudeur) et un marin d’eau douce (notre auteur, donc) qui distingue à grand-peine bâbord de tribord. Une semaine de cabotage à quatre à la découverte de l’Arctique.  

De Julien Blanc-Gras, j’avais adoré, à la dernière rentrée littéraire, In utero, un autre genre de récit de voyage.
Cette fois, il nous embarque à la découverte de l’Arctique, et quelle découverte ! Déjà, c’est l’été, donc il a chaud. Et puis, il faut oublier les images d’Epinal que l’on a sur l’Arctique : les ours faméliques, au printemps, c’est normal, après tout un hiver passé à jeûner ou presque ; les kayaks, il faut oublier, les Inuits ont désormais des Zodiacs, des bateaux à moteur et des fusils à harpons automatiques, comme tout chasseur-pêcheur moderne qui se respecte. Et on ne parle pas du cliché du Groenlandais rond comme une queue de pelle du matin au soir et vice-versa, rongé par les affres de l’alcool apporté par la Civilisation. Non, le Groenland est à l’image des autres pays, on y a des smartphones, internet (certes par intermittences), des supermarchés… En bref, rien de neuf sous le soleil de la communauté de la mondialisation.

Réchauffement climatique ? Ha oui, en effet, difficile de pas l’évoquer alors que le pays n’est plus bloqué que 4 mois sur 12 au lieu des 8 habituels. Mais pour les Inuits, c’est plus la perspective d’une évolution qu’une fatalité – quoique ça ne fasse plaisir à personne, cela va de soi.

Au fil des pages, Julien Blanc-Gras nous dresse le portrait d’un Groenland bien différent de ce qu’en ont retenu les clichés. Le récit se construit jour après jour, au gré des pérégrinations maritimes des quatre hommes. L’équipage fait des rencontres humainement très enrichissantes et que l’auteur rapporte avec force détails. Jour après jour, ce sont également les splendeurs glacées de l’Arctique qui se déroulent sous nos yeux, y compris lorsque l’auteur cède devant la pauvreté du vocabulaire pour décrire les merveilles qu’il contemple.

Mais ce qui rend le récit si prenant, c’est le ton sur lequel Julien Blanc-Gras le fait. Il narre ses aventures avec humour et légèreté, n’omettant aucun détail : de ses désillusions quant au bœuf musqué (qui est en fait une chèvre) à ses difficultés à accéder à Internet, en passant par l’incompréhension avec les locaux (l’auteur ne maîtrisant le Groenlandais qu’à plus de 0.5 grammes d’alcool dans le sang), la difficile adaptation à la vie à bord (notamment au vocabulaire maritime) et à la chasse aux icebergs (tantôt façon cowboy, tantôt façon Don Quichotte). Le récit est donc à la fois hilarant et très profond, les descriptions s’émaillant de quelques réflexions sur la situation, intelligentes et poétiques.

Briser la glace dépoussière donc habilement le mythe de l’Arctique, sous la forme d’un journal de voyage aussi hilarant qu’intelligent. Un texte à glisser sous le sapin ! 

Briser la glace, Julien Blanc-Gras. Paulsen, septembre 2016, 190 p.

Comment j’ai écrit un roman sans m’en rendre compte, Annet Huizing.

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« « Le lecteur doit vivre ce que tu vis « , avait dit Lidwine. Mais qu’est-ce que je vivais au juste ? J’avais pas l’air maligne avec mon rêve de devenir écrivaine. Et là, une idée m’est venue. J’allais raconter comment Dirkje était entrée dans notre vie. J’ai ouvert mon ordinateur portable et j’ai retroussé mes manches. Mais mes doigts sont restés immobiles sur le clavier. Avant d’en venir à Dirkje, il faudrait d’abord que j’écrive que ma mère n’est plus là, et que je parle de mon père et de Kalle, de notre maison et du fait qu’on ne mange jamais à table. Je devais commencer par le commencement. Mais où commençait le commencement ? Il était une fois une fille à Hilversum ? »

Voilà un roman qui a bénéficié de délit de faciès. En effet, c’est son titre très accrocheur qui m’a poussée à l’ouvrir et… j’ai bien fait, car c’est un vrai coup de cœur !

L’histoire est narrée par Katinka, qui aimerait devenir écrivaine et échange des cours d’écriture contre des heures de jardinage à sa voisine, Lidwine, auteur de romans à succès de son état. En l’absence d’intrigue toute fictive, Lidwine fait travailler Katinka sur sa propre vie, dans laquelle il se passe une multitude de choses !

En effet, la petite famille accueille à temps partiel Dirkje, la nouvelle bonne amie du papa de Katinka et Kalle – leur maman est décédée alors que Kalle n’était encore qu’un nourrisson. Or, la nouvelle venue bouscule évidemment les habitudes bien ancrées de la petite famille et fait surgir de nombreux questionnements chez Katinka. Mais cette dernière, dans un premier temps, est vraiment centrée sur son travail d’écriture.

Le roman est construit sur une astucieuse mise en abîme mettant en parallèle les cours dispensés par Lidwine et les exercices pratiques de Katinka, qui n’hésite à expliquer pourquoi elle a choisi telle façon de narrer son récit plutôt qu’une autre, en fonction de l’effet produit sur le lecteur. De fait, on assiste à une vraie leçon d’écriture qui a le triple mérite d’être pertinente, didactique et divertissante. Mais là où Annet Huizing aurait pu se contenter d’une jolie fable sur l’acte d’écriture, elle va aussi propose un très beau récit sur l’adolescence, les relations familiales, le deuil et la construction de soi.
Katinka est une jeune fille très mature, mais l’arrivée de Dirkje remue des sentiments qu’elle pensait avoir dépassés et met au jour des blessures pas vraiment cicatrisées. En effet, le deuil de sa mère n’est pas terminé, et l’arrivée de cette potentielle belle-mère le remet brutalement sur le devant de la scène.

Ce qui est intéressant, c’est qu’aucun des deux fils de l’intrigue ne prend le pas sur l’autre : tous deux s’équilibrent parfaitement et, si Katinka est très touchante dans sa quête personnelle, c’est aussi une magistrale leçon d’écriture. Les conseils sont à la fois simples, didactiques et bien amenés et parleront à tous les lecteurs ayant des velléités d’écriture.
Autre gros point fort : les personnages. Si Kalle est un peu absent de l’histoire, Katinka, son père, Drikje et Lidwine se partagent la vedette. Et les adultes ont vraiment droit à leur place. Ainsi, il est (évidemment) beaucoup question d’amour, mais du point de vue des adultes, pas tellement de celui de Katinka – qui, si elle se pose des questions, n’a pas de romance particulière.

« On a longtemps parlé de ce qui était pire : que ton amour te quitte ou que ton amoure meure ?
– Et quelle a été votre conclusion ? ai-je demandé.
Je me rendais compte que Lidwine avait déjà beaucoup vécu avant même que je sois née.
– Que ce sont deux espèces différentes du pire. »

Vraiment, cela change des romans adolescents mettant en scène une romance adolescente, tout en posant des questions très pertinentes.

En somme, Annet Huizing signe un court roman touchant et sensible, truffé d’excellents conseils en matière d’écriture !

Comment j’ai écrit un roman sans m’en rendre compte, Annet Huizing. Traduit du néerlandais par Myriam Bouzid.
Syros, avril 2016, 184 p.

Nos âmes rebelles, Samantha Bailly.

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Lou et Sonia sont désormais en terminale, et sur le chemin des rêves, espoirs, désillusions et embûches sont à venir.
Sonia finit son premier roman, Lou prépare le concours d’entrée des Gobelins. Car si toutes les deux passent le bac, elles ne rêvent que de partir à Paris étudier. D’ici là, elles développent ensemble leur blog BD, Trames jumelles, dont l’audience ne cesse de croître. Côté cœur, Sonia craque pour Gabriel tandis que Lou se demande ce qu’elle éprouve vraiment pour Vittore…

Où l’on retrouve Sonia et Lou, cette fois en terminale. Pour ceux qui débarquent, pas de panique : les deux tomes peuvent se lire indépendamment l’un de l’autre !
La terminale, donc. Une année décisive pour tant de choses ! Si Sonia hésite à suivre la voie recommandée par son grand-père – la prépa littéraire – et zieute du côté de la fac, Lou est bien décidée à intégrer l’école des Gobelins, malgré le désir de sa mère de la voir mener des études scientifiques. Parallèlement, les deux filles continuent, d’une part, de travailler sur leur grand-œuvre et, d’autre part, d’alimenter leur blog faisant état de leur vie quotidienne en petites bandes-dessinées. Et on constate combien elles ont grandi et évolué depuis le premier volume !

L’histoire est narrée, au fil des mois, alternativement par Sonia et Lou, qui offrent une chronique très bienveillante de la vie adolescente : celle-ci s’expose dans ses désillusions, angoisses et autres tourments, mais aussi dans ses émois et grandes joies.
La vision est bienveillante, mais aussi très réaliste. L’auteur ne verse pas dans le sentimentalisme et ne rosit pas le tableau. De fait, les filles connaissent de grands moments d’exaltation, vite tempérés par la réalité. L’une découvre ainsi que premier amour ne rime pas souvent avec toujours, tandis que l’autre s’aperçoit que les rêves dépassent parfois la réalité.

De nombreuses thématiques sont ainsi abordées, en rapport avec l’amour : il est question de coup de foudre, de palpitations, d’amoureux pas raccords, de rupture, mais aussi d’orientation sexuelle. Comme dans le premier volume, les thèmes sont intelligemment traités, mais la brièveté de l’ensemble laisse l’impression que tout est un peu court.
Ce qui est intéressant, c’est que Samantha Bailly ne se concentre pas seulement sur les adolescentes : les adultes ont également leur part d’intrigue ! Il est donc beaucoup question de la nouvelle vie amoureuse de la mère de Lou et, par ricochet, de la façon dont on s’accommode d’une nouvelle famille recomposée – que l’on soit un enfant, un parent, ou la pièce rapportée du couple. Et, parallèlement à tout cela, il est évidemment question de création. Les deux filles se battent pour émerger dans un milieu très concurrentiel, font des projets, remportent des petites victoires, ou échouent – là, encore, le réalisme fonctionne à plein ! Mais le plus important, c’est que le roman montre qu’il ne faut pas baisser les bras et qu’il encourage les lecteurs (adolescents ou non) à s’engager dans leurs projets, aussi fous puissent-ils paraître. On referme donc le roman avec du baume au cœur.

C’est avec plaisir que l’on retrouve Sonia et Lou dans la suite de leurs pérégrinations. Les deux jeunes filles ont grandi, mûri, mais découvrent que la vie n’est pas toujours aussi rose que ne le laissent penser romans, mangas et autres films. Si le tome semble bien court, c’est que la vie des deux jeunes filles, leurs découvertes, sont absolument passionnantes : un troisième tome ne serait pas de refus ! 

◊ Dans la même série : Nos âmes jumelles (1) ;

Nos âmes rebelles #2, Samantha Bailly. Rageot, février 2016, 280 p.

Rencontre avec Samantha Bailly, dans les locaux de Rageot. 

Samantha Bailly et l’éditeur nous avaient conviées afin d’évoquer la chaîne du livre et le métier d’auteur – puisque Samantha Bailly vit désormais de sa plume. La discussion a été passionnante – pour preuve, elle a bien duré 3 heures ! – et hautement enrichissante, que je vais résumer.

Muriel Couëlan, directrice de Rageot, nous a parlé de la façon dont on édite un roman, qu’il soit d’un auteur français ou étranger. Chez Rageot, celui-ci occupe une place centrale. L’auteur français permet aux équipes d’effectuer un véritable travail éditorial (un auteur étranger nécessitant surtout une traduction), puisqu’il est possible d’accompagner un auteur français sur un temps de travail bien plus long. Ainsi, Nos âmes rebelles vient tout juste d’être publié, alors que le manuscrit est terminé… depuis un an !

Un fois terminé, le manuscrit passe dans les mains des éditeurs et de leurs assistants : même si le texte est convaincant, il reste du travail à faire. Le comité de lecture livre donc de conséquentes fiches de lecture. Guilain, l’éditeur assistant, en réalise de substantielles fiches de synthèse, qui reprennent les annotations et pointent ce qu’il faudrait retravailler – sachant que l’auteur reste seul maître de son manuscrit, trie les suggestions et recommandations et retravaille le texte.

Les fiches de lecture et de synthèse de Nos âmes rebelles.

Vient ensuite l’étape des placards : les premières épreuves du texte sont coulées dans les gabarits, selon les chemins de fer préétablis, et mis en page avec les polices définitives. C’est le moment de corriger les dernières imperfections. Le texte est nettoyée, la ponctuation lissée.

Les placards édités pour Nos âmes rebelles.

Ensuite, le livre passe à la correction dans les mains de l’éditeur.
Les images, s’il y en a, sont insérées après les corrections.

C’est le moment où l’éditeur communique au fabricant le nombre de pages du livre, lequel détermine le prix de vente.

Le département de communication, quant à lui, communique, cinq à six mois avant la parution les informations adéquates – titre définitif, caractéristiques, résumé – aux représentants – qui se chargent de vendre le titre aux libraires.

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Dans ces délais, les services de graphisme et de marketing réfléchissent à la couverture qui ornera le roman. Les shootings sont très rares ; l’image est, généralement, choisie sur une banque d’images et sera, éventuellement, retouchée par la suite. Pour Nos âmes rebelles, cette seule étape de recherches a demandé pas moins de 4 jours, afin de sélectionner celle qui collerait le mieux à l’esprit du roman. Ensuite, il faut choisir la typographie, en accord avec le sujet du livre. Dans le cas de Nos âmes rebelles, le choix de typographie a été assez long car il fallait choisir les typographies des chapitres (Lou et Sonia ayant chacune la leur) et autres insertions (SMS, emails et autres conversations virtuelles). Or, certaines ne sont pas libres de droit – celle de Facebook, par exemple.
Chez Rageot, l’auteur n’intervient pas dans le choix de la couverture – mais est toujours libre de faire valoir son avis.
Toute cette charge de travail n’aboutit pas nécessairement : le succès est en effet aléatoire !

Mais à l’origine de cette longue liste, il y a le travail solitaire et méconnu de l’auteur. Samantha Bailly nous a donc parlé plus précisément de tout ce qui se dissimule derrière un métier auréolé d’un halo romanesque, mais souvent assez éloigné de la réalité.

Le livre est un objet particulier : objet culturel, écrit avec les tripes, il devient un objet économique dès le contrat signé. Le nerf de la guerre consiste donc à allier travail et créativité. Or, il reste des inégalités dans cette chaîne, notamment concernant les parts touchés par les uns et les autres et la rémunération des auteurs (ouh le vilain mot !). Manifestement, l’auteur étant un créatif, son travail ne mérite pas toujours salaire. Pour preuve : un auteur de littérature adulte générale sera mieux rémunéré qu’un auteur de littérature jeunesse. Et on n’évoque même pas le statut des scénaristes et illustrateurs de bande-dessinée dont la colère gronde ces derniers temps.
De fait, Samantha Bailly a fait de la reconnaissance du travail de l’auteur et de son statut son cheval de bataille. Elle a récemment pris un agent littéraire – qui défend ses intérêts au mieux auprès des éditeurs pas toujours scrupuleux. Si la pratique est courante et reconnue chez les anglosaxons, elle ne l’est pas encore en France et entraîne quelques désagréables frictions. Pourtant, reconnaître le statut de l’auteur, le rémunérer lors de ses interventions est nécessaire : ne pas le faire revient à nier sa part de travail et la reconnaissance de ce qu’il accomplit (l’auteur n’est pas, malheureusement, un pur esprit que l’on peut nourrir de littérature et d’eau fraîche. Il a aussi des besoins terrestres !).

Si les dessous du métier d’auteur vous intéressent, Samantha Bailly vient d’ouvrir sa propre chaîne YouTube afin de mieux vous en parler : elle y mêle instantanés de la vie d’auteur (coulisses de festivals et de dédicaces), conseils d’écriture et révélations sur le métier.

Merci à l’équipe de Rageot et à Samantha Bailly pour cette rencontre !

La Vérité sur Alice, Jennifer Mathieu.

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Alice Franklin est élève en première au lycée de Healy. Alice est une traînée. Tout le monde le sait. La preuve, elle a couché avec deux mecs d’affilée à la soirée d’Elaine O’Dea. Mais il y a pire.
Alice est une meurtrière.
Avec ses sextos, elle a provoqué l’accident et la mort de Branbon Fitzsimmons, star de l’équipe de foot du lycée.
C’est écrit partout sur les murs des toilettes du lycée. Et si c’est écrit, c’est que c’est vrai, non ?

La vérité. Qui n’a pas planché sur le sujet, en philo ? La Vérité sur Alice illustrerait à merveille la théorie selon laquelle la vérité dépend vraiment des perceptions et, pire, des motivations de chacun. La vérité sur Alice, tout le monde l’a. Ou, du moins, tout le monde a la sienne, qui ne colle pas nécessairement à celle d’Alice. Et toutes ces vraies fausses vérités alimentent la vérité générale. La rumeur.
D’après elle, Alice est une traînée. Et une meurtrière.

Jennifer Mathieu choisit un parti-pris original. Là où nombre de romans sur le harcèlement scolaire détaillent la longue descente aux enfers du persécuté, l’auteur choisit de se focaliser sur son entourage direct. L’histoire est donc racontée, successivement, par Josh, le meilleur ami de Brandon, présent au moment de l’accident et qui ne se remet pas de la perte de son ami ; Elaine, une des filles les plus populaires du lycée, chez qui se tenait la fête fatidique (et qui sortait plus ou moins avec le-dit Brandon) ; Kelsie, l’ex-meilleure amie d’Alice, à qui il est arrivée le Truc Trop Horrible dans l’été et qui répand les pire calomnies sur Alice ; et Kurt, l’intello geek de service qui, en marge, observe tout son petit monde. Alice, finalement, ne prendra la parole que dans l’ultime chapitre du roman, pour la conclusion de cette sordide affaire.

Au fil des chapitres, chaque narrateur va donc nous raconter sa version des faits, ses réflexions, les conclusions qu’il en tire, mêlées à toutes sortes de considérations personnelles.
Celles-ci permettent d’évoquer toutes sortes de sujets : pèle-mêle, il est donc question d’amour, d’amitié, de première fois, d’homosexualité, d’avortement, ou des contraintes de l’apparence. Mais tout cela reste un peu superficiel, le sujet central étant le harcèlement et ce qu’on appelle slut-shaming aux États-Unis, à savoir les jugements que subissent les jeunes filles – et, a fortiori – les femmes sexuellement actives, considérées par l’ensemble de la société comme des traînées. Si les autres sujets sont traités de façon un peu superficielle, de ce côté-là, on est servis : on assiste au processus d’ostracisation d’Alice, à la façon dont son nom est traîné dans la boue, aux moyens à disposition de ses petits camarades pour la calomnier. Fait inquiétant : alors qu’ils semblent parfaitement au courant, les adultes ne semblent guère pressés de mettre un terme au supplice de la jeune fille… Jennifer Mathieu met donc le doigt précisément là où cela fait mal et attire l’attention sur ce qui n’a rien d’un épiphénomène – les victimes par suicide se multiplient, et pas seulement outre-Atlantique. Elle montre également tous les effets pervers du processus. Car, quoi qu’elle fasse, Alice avait tort : en couchant avec les deux garçons, elle passait pour la traînée que l’on sait ; en ne le faisant pas, elle s’exposait à leur vengeance, aussi terrible que puérile. Ce qui démontre que, même à 17 ans, une fille n’a pas le droit de faire ce qu’elle souhaite sans craindre, dans un sens ou dans l’autre, des représailles. Consternant.

Heureusement, Jennifer Mathieu glisse une lueur d’espoir dans son roman : Kurt, lui-même légèrement à l’écart de ce microcosme nauséabond, prouve que la société peut encore changer. Ne nous cachons rien, il y encore du boulot.

Bref, La Vérité sur Alice est un bon roman adolescent, malgré un mélange de thèmes qui fait que certains sont traités de façon un peu superficielle. De fait, le traitement réservé au thème central – le slut-shaming – est suffisamment intelligent pour contrebalancer le reste. Jennifer Mathieu y dénonce un phénomène meurtrier déjà trop largement répandu : un roman d’utilité publique ou presque !

La Vérité sur Alice, Jennifer Mathieu. Traduit de l’américain par Cécile Tasson.
Pocket Jeunesse, févier 2016, 201 p.

 

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La Mort est une femme comme les autres, Marie Pavlenko

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Emm, la Grande Faucheuse, en a ras la Faux. Moissonner des âmes comme une galérienne depuis la nuit des temps, ça va bien cinq minutes. Alors après avoir fauché ce jeune cadre dynamique, elle décide de se poser dans son canapé. Et d’y rester.
Le docteur Anatole Paladru, lui, en a sa claque. Qu’est-ce que c’est que ce service de soins palliatifs où les malades n’ont même plus le bon goût de mourir ?
Pendant ce temps-là, la Faux fait tout son possible pour remettre Emm sur le bon chemin : celui de l’abattage d’humains. Direction la psychanalyse. Or, si le praticien laisse Emm dubitative, Suzie, une jeune femme dont la gentillesse désintéressée va l’émouvoir, l’intéresse beaucoup plus. Collée à ses basques, Emm pourrait bien faire de surprenantes découvertes.

Pour son nouveau roman, Marie Pavlenko change de registre et passe de la littérature ado à la contemporaine, quoique toujours mâtinée de fantastique. Et c’est une transition réussie !

L’histoire est drôle et décalée. En effet, Emm a beau avoir arpenté la Terre en long, en large et en travers, elle n’est pas très au fait des pratiques humaines. La preuve, elle se balade dans un micro-short, une chemise épouvantable et une paire de tongs en plastique rose. Elle ne connaît rien à rien. Les notions de bienséance ou de danger lui sont totalement étrangères (elle se balade donc avec la Faux visible). Elle ignore tout des transactions financières. Elle ne sait même pas que les humains peuvent être gentils ! Son séjour parmi les mortels prend rapidement l’allure d’un itinéraire de découverte, Emm n’étant pas avare en apprentissages. Et c’est ce qui fait que c’est aussi drôle ! Ses réactions sont décalées, son regard sur le monde souvent inattendu et cela nourrit le décalage entre les personnages et la situation.

Le roman est court, mais repose sur quelques personnages très forts. Comment ne pas s’attacher au duo formé par Emm, au bout du rouleau, et sa Faux, jamais avare en paroles enthousiasmantes, mots encourageants et autres remarques acides ? À la lisière du duo tragi-comique (car la situation d’Emm n’a rien de franchement marrant), elles traînent le mal-être de la première à la recherche d’une solution concrète. Et comment ne pas s’attacher à Suzie, qui vient d’apprendre, à 31 ans, que la vie était finie pour elle ? Comment ne pas succomber à Anatole aux semelles chantantes, chef du service de soins palliatifs, flanqué d’une mère on ne peut plus intrusive ?
C’est ce trio (quatuor en comptant la Faux) qui porte le roman, et quelle galerie de personnages ! Aux côtés des aspects éminemment comiques, Marie Pavlenko introduit des facettes beaucoup plus sombres chez ses personnages, qui viennent nuancer agréablement chacun d’entre eux.

Le ton du roman est parfaitement grinçant. D’une part parce que Emm et la Faux – notamment cette dernière – ne sont pas avares en remarques caustiques. Mais aussi pour tout ce que soulève l’incroyable situation laissée par Emm. Car rapidement, c’est l’Apocalypse qui s’installe : surpopulation, famine, émeutes et on en passe. La situation dégénère, et vite. Or, le tout est traité sur le mode du vaudeville : quiproquos, malentendus et autres retournements de situation inattendus sont légion. Vu que la narration est au diapason, on a là un roman léger et drôle, truffé d’humour noir – voire macabre ! – qui n’oublie pas d’égratigner au passage notre société : rapports familiaux (chez Anatole ou chez Suzie), nature humaine (dont Emm a le loisir d’examiner quelques spécimens dans ses découvertes), société, tout y passe. Et cela fonctionne drôlement bien.

Avec ce nouveau titre, Marie Pavlenko opère une transition réussie entre littérature de l’imaginaire young adulte et littérature blanche flirtant avec une trame fantastique. Le récit est court, mais truffé d’énergie et d’humour – noir. Fantastique !

 

La Mort est une femme comme les autres, Marie Pavlenko. Pygmalion, 2015, 192 p.

Les Nuits de laitue, Vanessa Barbara.

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Otto et Ada partagent depuis un demi-siècle une maison jaune perchée sur une colline et une égale passion pour le chou-fleur à la milanaise, le ping-pong et les documentaires animaliers. Sans compter qu’Ada participe intensément à la vie du voisinage, microcosme baroque et réjouissant.
Il y a d’abord Nico, préparateur en pharmacie obsédé par les effets secondaires indésirables ; Aníbal, facteur fantasque qui confond systématiquement les destinataires pour favoriser le lien social ; Iolanda et ses chihuahuas hystériques ; Mariana, anthropologue amateur qui cite Marcel Mauss à tout-va ; M. Taniguchi, centenaire japonais persuadé que la Seconde Guerre mondiale n’est pas finie.
Quant à Otto, lecteur passionné de romans noirs, il combat ses insomnies à grandes gorgées de tisane tout en soupçonnant qu’on lui cache quelque chose…

« Lorsque Ada est morte, le linge n’avait même pas eu le temps de sécher. L’élastique du jogging était encore humide, les grosses chaussettes, les T-shirts et les serviettes toujours sur le fil. C’était la pagaille : un foulard trempant dans un seau, des bocaux à recycler abandonnés dans l’évier, le lit défait, des paquets de gâteaux entamés sur le canapé – en plus, Ada était partie sans arroser les plantes. Les objets ne respiraient plus, ils attendaient. Depuis qu’Ada n’était plus là, la maison n’était que tiroirs vides. »

Avouez que question incipit, ça en jette.
C’est donc l’histoire d’Otto, qui vient de perdre Ada et qui, effondré, décide de rester chez lui avec sa couverture à carreaux sur les genoux. Problème : le voisinage a une fâcheuse tendance à se mêler des affaires des uns des autres – en plus d’être très bruyant – et tout rappelle Ada à Otto. Sa vie ressemble donc à une succession de petits souvenirs en tous genres, le vieil homme convoquant sans cesse le fantôme de son épouse.

On pourrait croire que, du coup, l’histoire est très décousue. Mais pas du tout ! Car si Otto saute du coq à l’âne avec ses souvenirs, il n’en est pas moins lucide. Or, rapidement, il en vient à une idée fixe : Ada a découvert quelque chose de louche et a été assassinée, tous les voisins sont coupables, c’est sûr et certain. Le voilà donc parti pour une enquête discrète et silencieuse, menée sans – quasiment – mettre un orteil dehors, à l’affût des petits bruits et bribes sonores qu’il capte ici et là.
Pendant ce temps-là, la vie suit son cours dans ce drôle de quartier. Car oui, les voisins ont tous un grain. Il y a Nico, le préparateur en pharmacie obnubilé par les effets secondaires ; Mariana, qui attend son mari toujours par monts et par vaux et qui se pique d’anthropologie ; M. Taniguchi, vétéran japonais persuadé que la seconde guerre mondiale n’a pas pris fin (et directement inspiré du soldat Hirō Onoda qui a continué la guerre, seul, jusqu’en 1974 !) ; ou encore Aníbal, le facteur, qui aime favoriser le lien social et s’acharne donc à confondre les destinataires des plis qu’il livre pour les forcer à se parler.
C’est vraiment la galerie de personnages qui fait le charme de l’histoire ; toutes ces petites bizarreries mises bout à bout dégagent une atmosphère certes loufoque, mais tout à fait réjouissantes ! On se surprend à sourire très souvent des petites trouvailles cocasses glissées ici ou là, des lubies et autres obsessions des habitants du quartier.

Mais Les Nuits de laitue n’est pas seulement drôle. Au fil des pages, c’est une réflexion sur le deuil et la perte de l’être cher qui se dessinent. Au fond, Otto n’est qu’un vieil homme qui n’accepte pas l’idée que sa compagne soit décédée. Son enquête policière n’est qu’une façon comme une autre de s’approprier l’idée qu’elle est bel et bien décédée. L’auteur se joue d’ailleurs des codes du roman policier, en proposant une enquête à l’image du quartier (loufoque, donc). Et cela fonctionne, même si la seconde partie souffre d’une petite perte de rythme et que les révélations ne sont pas aussi fracassantes que ce à quoi on aurait pu s’attendre vu le contexte général. Et, finalement, c’est là que l’auteur fait très fort : ce mélange un peu improbable est tout simplement réjouissant ! Malgré le sujet un peu triste, on se surprend à sourire souvent tant le roman dégage de l’énergie.

Les Nuits de laitue est le premier roman de Vanessa Barbara : essai réussi ! Le texte réunit tout les qualités que l’on attend d’un bon roman : il est bien écrit, joue sur les codes, développe une réflexion profonde et déroule son sujet un peu mélancolique de façon étonnamment réjouissante. Un excellent roman feel-good, à n’en pas douter !

 

Les Nuits de laitue, Vanessa Barbara. Traduit du portugais brésilien par Dominique Nédellec. Premier roman.
Zulma, 2015, 223 p.