Le Mystère de Lucy Lost, Michael Morpurgo

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Mai 1915.
Sur une île de l’archipel des Scilly, Alfie et son père découvrent, au cours d’une matinée de pêche, une jeune fille blessée et hagarde, à moitié morte de faim et de soif. Elle ne parvient à prononcer qu’un seul mot : Lucy. D’où vient-elle ? Est-elle une sirène ou plutôt, comme le laisse entendre la rumeur, et sa couverture sur laquelle est écrit « Wilhelm », une espionne au service des allemands ? 

De l’autre côté de l’Atlantique, le Lusitania, l’un des plus rapides et splendides paquebots de son temps, quitte le port de New-York. À son bord, la jeune Merry, accompagnée de sa mère, s’apprête à rejoindre son père blessé sur le front et hospitalisé en Angleterre.

De Michael Morpurgo, sur le même thème (celui de la première guerre mondiale), j’avais eu un coup de foudre pour Soldat Peaceful. Fatalement, Le Mystère de Lucy Lost ne pouvait que me faire de l’œil et je ne suis pas déçue. S’il est moins triste que Soldat Peaceful, il n’en est pas moins poignant !

On y suit deux histoires en parallèle : d’une part, la jeune Merry McIntyre s’embarque avec sa mère sur le Lusitania, afin d’aller retrouver son père hospitalisé en Angleterre. D’autre part (et un peu plus tard), la famille Weathcroft, dont le jeune fils Alfie, au cours d’une partie de pêche avec son père, découvre une jeune fille très mal en point, et particulièrement muette. Toute l’histoire tourne, finalement, autour de la recherche de l’identité de celle qu’on a nommée Lucy Lost, par défaut.

Alors, bien sûr, il n’est pas fait mystère, et dès le départ, que Merry McIntyre et Lucy Lost sont une seule et même personne, qu’elle n’est ni allemande ni anglaise, mais américaine, et qu’elle est surtout une des survivantes du naufrage du Lusitania (torpillé par un sous-marin allemand). Mais ça, personne n’aurait pu s’en douter, attendu que les îles Scilly sont très très loin du lieu du naufrage (Fastnet Rock, au large de l’Irlande) ; voyez vous-même.

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Dès lors, le mystère reste entier et, pire, s’épaissit : comment Lucy est-elle arrivée sur Saint-Hélène, le seul îlot abandonné des Scilly ? Pourquoi n’a-t-elle qu’un ours en peluche et une couverture estampillée Wilhelm – qui, comme chacun sait, est le nom du Kaiser allemand, ce qui laisse penser qu’elle pourrait être sa fille ? Pourquoi ne parle-t-elle que pour prononcer des mots… qui pourraient être de l’allemand ?
L’enfant cristallise évidemment la curiosité de l’archipel tout entier… qui ne va pas tarder à faire montre de la bêtise la plus crasse. Cette couverture intrigue autant qu’elle inquiète : Lucy est peut-être, finalement, une sale Boche. Et les Boches, pendant la guerre, qu’en fait-on ? On s’en débarrasse.

Michael Morpurgo fait monter la tension pas à pas : au départ, on est captivés par les tentatives de communication de la famille d’Alfie, toutes soldées par des échecs. Lucy ne parle pas, semble à peine comprendre ce qu’on lui dit, vit dans sa bulle et n’en sort que lorsque l’on passe des disques de piano. À l’école, c’est une catastrophe : elle se fait remarquer en arrivant à cheval après avoir refusé de monter dans le bateau scolaire (et pour cause), coupe la parole au directeur en se mettant à jouer du piano – et avec talent –  et s’enferme dans le mutisme. Rapidement, la rumeur selon laquelle Lucy pourrait être une fille de l’ennemi se répand. Son mutisme viendrait du fait qu’elle ne parle que l’allemand. En réalité, le problème est plus grave : Lucy a totalement perdu la mémoire, qu’elle a stockée quelque part dans les limbes de son cerveau pour oublier que le naufrage, elle y était, qu’elle y a perdu beaucoup, et qu’elle est probablement orpheline.
L’archipel se scinde en deux camps, celui des partisans de Lucy se réduisant très vite à peau de chagrin : la famille Weatcroft se serre les coudes, l’institutrice tente de protéger Alfie et Lucy et le docteur Crow constate avec amertume dans son journal combien la guerre fait des ravages à tous points de vue. De l’autre côté, l’ensemble de la population se ligue contre la famille défaillante, harcèle et agresse les enfants, et reproche à Lucy d’être, quasiment, l’instigatrice de la guerre et responsable du torpillage du Lusitania – un crime de guerre qui a beaucoup marqué les esprits, car c’était la première fois que des civils étaient attaqués.

Michael Morpurgo a l’art de croiser les points de vue : le présent laisse la part belle à Alfie et Lucy, mais on y trouve également des extraits du journal scolaire – tenu par l’horrible directeur – et du journal de bord du médecin. Le passé – la traversée du Lusitania – est narrée par Merry, mais avec le recul des années. En fait, on se passionne à la fois pour le mystère entourant l’identité de Lucy, en se demandant à quel moment les insulaires vont comprendre qui elle est, pour la difficile reconstruction que l’enfant doit entreprendre, en cherchant à recouvrer la mémoire, mais aussi pour la toile de fond montrant avec talent combien la guerre affecte toute la population et fait ressortir les comportements les plus vils et idiots.
Les personnages sont tous attachants – sauf peut-être l’insupportable instituteur. On s’attache bien vite à Lucy malgré son mutisme ; Alfie, de son côté, est un jeune garçon touchant, courageux, et qui n’hésite pas à défendre son point de vue. Ce qui est intéressant, c’est que Michael Morpurgo ne s’enferme pas dans des stéréotypes. Ainsi, Mary, la mère d’Alfie est d’emblée présentée comme une femme forte et une femme de coeur : elle s’est engagée dans le mouvement des suffragettes, s’est battue pour faire sortir son frère jumeau Billy de l’asile d’aliénés et lui offrir une vie décente sur les Scilly et se bat aussi pour Lucy. Pourtant, au plus fort de la tourmente, Mary se demande si elle a fait les bons choix et s’il ne serait pas plus simple de renvoyer Lucy n’importe où, mais ailleurs que chez elle.Le reste de la population, de son côté, est facilement haïssable : la condamnation de Lucy et du reste de la famille est immédiate et se propage à toute vitesse, montrant à quel point ils peuvent être cruels. Pourtant, lorsque Billy disparaît en mer avec son bateau, tous les insulaires mettent leurs embarcations à l’eau pour tenter de le retrouver, simplement car il fait partie de la grande famille de l’archipel. C’est typiquement le genre de réflexion qui rend le roman si intéressant, profond, et dénué à la fois de manichéisme et de clichés dégoulinants.

Comme toujours chez Michael Morpurgo, le style est particulièrement soigné : les émotions sont extrêmement bien rendues et il n’est pas exclu qu’il faille sortir les mouchoirs à quelques reprises.

Michael Morpurgo signe, avec Le Mystère de Lucy Lost – présenté comme semi-autobiographique, la grand-mère de Michael Morpurgo ayant été retrouvée abandonnée sur une plage – un très beau roman jeunesse explorant un épisode peu connu de la première guerre mondiale. Les thèmes de la xénophobie, du traumatisme et de la camaraderie y sont merveilleusement explorés, dans un récit à deux voix passionnant. 

Le Mystère de Lucy Lost, Michael Morpurgo. Traduit de l’anglais par Diane Ménard.
Gallimard jeunesse, 2015, 448 p.
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12 commentaires sur “Le Mystère de Lucy Lost, Michael Morpurgo

  1. Tesrathilde dit :

    Je regardais pour me le prendre en anglais pour le lire en VO mais je trouve que la couverture française est carrément plus jolie ! :/ Je suis en train de lire My Friend Walter, du même auteur, sur Walter Raleigh, et peut-être pour lecteurs un peu plus jeunes (impression que j’ai après 10 pages, à confirmer).

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    • Sia dit :

      Bien d’accord pour la couverture ! J’adore cet auteur alors je note ton titre ! Lucy Lost, je dirais à partir de 12 ans, dans ces eaux-là ; il n’est pas hyper ardu, mais c’est quand même une petite brique.

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      • Tesrathilde dit :

        Non, je parlais plutôt du ton et des thèmes traités : même s’il met toujours des enfants en scène de ce que j’ai lu (Seul sur la mer immense, Loin de la ville en flammes, Le Royaume de Kensuke…), celui-ci me parait plus enfantin dans son ton et son intrigue (rencontre avec un fantôme ^^), pour le moment, alors que les autres parlent souvent de guerre, de souffrance – de manière très « douce » et très bien adaptée, également aux enfants :p, mais tout de même, ce ne sont pas des lectures de pur divertissement ou de légèreté le plus souvent. C’est d’ailleurs cette subtilité que j’apprécie énormément chez cet auteur.

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      • Sia dit :

        Ah oui, en effet ! C’est pour ça que j’avais tellement adoré Soldat Peaceful quand j’étais plus jeune : facile à lire, tout ce qu’il faut dans un roman jeunesse, mais tout de même avec une certaine gravité – alors que d’autres se contentent d’édulcorer le propos et de rendre un bouquin juste plein de bons sentiments, ce qui est affreusement agaçant. Du coup, quel est le titre que tu es en train de lire ? Ce que tu en dis me fait penser à Bienvenue à Griffstone d’Eva Ibbotson (un autre auteur chéri !).

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  2. J’aime énormément cet auteur alors cette lecture me tente beaucoup 🙂

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    • Sia dit :

      Alors quand j’ai vu qu’il sortait, je n’ai pas pu résister à l’envie de le lire ! Depuis que j’ai lu Soldat Peaceful, j’aime beaucoup ce que fait cet auteur. En plus je n’avais encore rien lu sur le Lusitania !

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  3. Flora dit :

    C’est le deuxième avis très positif que je lis et ça me dirait bien de tenter l’aventure, dis donc ! Même si j’ai plus envie de lectures légères en ce moment… mais je note, merci ! 🙂

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    • Sia dit :

      Même si le thème est un peu triste et les points évoqués pas toujours faciles, ça reste une lecture hyper agréable et pleine d’émotion ! (Je sais pas si ça vend mieux le roman !).

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  4. […] historiques. Le Mystère de Lucy Lost, Michael Morpurgo. Les Roses noires, Jane Thynne. Le Secret de Tristan Sadler, John […]

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  5. Mary dit :

    L’histoire ma totalement bouleversée. Elle m’a…interpellée plutôt. Déjà c’est super bien écrit. L’histoire est incroyable, bouleversante, très émouvante. Les personnes sont effectivement très attachants. Le fait que cette histoire soit vraie rend la lecture beaucoup plus intense. C’est franchement un livre à lire. Je le dévore pour ma part. À vous de juger, je l’ai adoré !
    😉

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  6. […] Chroniques d’ailleurs : Encres et Calames […]

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