Le Héron de Guernica, Antoine Choplin.

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Avril 1937, Guernica. Quand il ne donne pas un coup de main à la ferme du vieux Julian, Basilio passe son temps à peindre des hérons cendrés dans les marais, près du pont de la Renteria.
Ce matin du 26, alors que nombre d’habitants ont déjà fuit la ville dans la crainte de l’arrivée des Nationalistes, le jeune homme rejoint son poste d’observation au bord de l’eau. Amoureux de Celestina, une jeune ouvrière de la confiserie, il veut lui peindre un héron de la plus belle élégance, lui prouver sa virtuosité et son adresse de coloriste, alors que, déjà, les premiers bombardiers allemands sillonnent le ciel. Près de Basilio, il y a un soldat déserteur qui rampe dans les marais et le supplie de garder le silence. Ensemble, ils regardent les bombes tomber sur le village.
Basilio a laissé le vieil Antonio et Julian au marché. Alors, il rejoint la ville à toute vitesse pour voir, de ses propres yeux, l’horreur à l’oeuvre, et essayer de retrouver ses proches. 
Eusebio, son ami prêtre, lui demdande de  photographier les avions allemands, pour témoigner de ce massacre. Mais comment rendre la vérité de ce qu’ils sont en train de vivre, ceux de Guernica, dans ce cadre limité de la plaque photo ? « Ce qui se voit ne compte pas plus que ce qui est invisible » dit-il.

Basilio est un jeune homme rêveur, peut-être un peu naïf. Il pense à conquérir Celestina, demande une chemise blanche à Maria pour le bal, et peint toujours plus de hérons, fasciné qu’il est par l’énergie qui parcourt le héron même lorsque celui-ci est parfaitement immobile. Sujet de préoccupation frivole en pleine guerre ? Pas tant que ça. Car Basilio est obsédé par la question du rendu du réel. Ses hérons de papier ne seront-ils jamais autre chose que du papier ? Une question qui va, rapidement, prendre une ampleur dramatique.

Sous des dehors de roman court et facile à lire, Le Héron de Guernica cache une redoutable profondeur. Si Basilio est naïf, attachant,  sympathique à souhait, on sent qu’il évolue dans un contexte tendu, en témoignent ces gens qui quittent Guernica pour échapper aux nationalistes, ou à ces bandes de soldats en déroute. Pourtant, le roman est empreint de fraîcheur, du moins jusqu’au moment fatidique où Basilio et le soldat aperçoivent les premiers appareils de la Légion Condor.
Les dialogues ne sont pas matérialisés par des tirets ou des guillemets : simplement placés à la ligne, avec juste ce qu’il faut de verbes introducteurs pour qu’on sache qui parle, ils coulent naturellement. Ajouté au style fluide, cela fait que l’on progresse dans l’histoire sans aucune difficulté, en emmagasinant l’impression de soleil et de sérénité qui se dégage de la vie de Basilio.

Enfin, jusqu’au lundi matin, bien sûr. Là, la sérénité disparaît mais pas, comme on s’y attendrait, avec violence et éclat. C’est une disparition presque délicate, constatée dans la douceur du marais, dans l’hébétude qui suit les grandes catastrophes. Même lorsqu’il se rue vers Guernica, Basilio semble étrangement calme, presque détaché de ce qui est en train de se passer. Et, en même temps, Basilio – et le lecteur – ressent avec une violente acuité tout ce qui se déroule. Arrivé sur place, l’enfer se déchaîne. Décrit avec une économie de mots toute pudique, esquissé seulement des traits essentiels, ce passage est un morceau de bravoure de description, dont de nombreux extraits m’ont donné envie de pleurer tout ce que je savais tant c’était, à la fois, beau et horrible.
J’en retiendrai l’image très forte des deux taureaux en feu qui s’échappent de la grange dans laquelle ils étaient enfermés, image qui ne peut qu’évoquer la peinture de Picasso dont on retrouve, ça et là, les motifs parsemés.

Guernica, Pablo Picasso, 1937. Cette toile n’a été exposée en Espagne (au Reina Sofia) qu’à partir de 1981, après la mort de Franco, conformément aux vœux de Picasso.

Picasso, justement, s’invite tout au long du roman. Dès le titre, on pense à lui et, justement, le roman s’ouvre avec le Guernica de Picasso que Basilio est venu voir à Paris pour l’Exposition Universelle de 1937. Vous ne le savez peut-être pas, mais Picasso n’était pas à Guernica. Ce qui pose la question suivante : comment rendre compte d’une chose à laquelle on n’a pas assisté ? Cette question taraude Basilio. Car lui, à Guernica, il a tout vu, et il a même vu bien plus que ce qu’il aurait aimé voir. Les ruines, les corps, la douleur, l’horreur. Et Basilio, hormis des hérons cendrés, n’a rien peint. Lorsqu’Eusebio lui donne l’appareil photo avec pour mission de photographier les bombardiers, Basilio se rend compte que ce qui se voit ne compte pas plus que ce qui est invisible, et il photographie la bicyclette couchée, seule au milieu de la place.

«J’ai fait treize photographies des avions et une autre un peu différente.
Du moment que tu les as eus et qu’on a des preuves de tout ça. Qu’on puisse faire savoir ce qui s’est passé ici, à Guernica, c’est ça qui compte.
J’ai photographié la bicyclette, aussi.
Quelle bicyclette ?
Celle qu’on voit là-bas, couchée par terre au milieu de la place.
C’est une drôle d’idée dit le père Eusebio en regardant vers la bicyclette.
Les avions, ça suffit pas pour raconter ce qui se passe ici, dit Basilio. Dès que tu te mets la tête sous le drap noir et l’oeil dans le viseur, tu te rends compte que ça suffit pas.
Si on peut voir les bombardiers, juste là-au dessus des toits, c’est déjà beaucoup, non ?
Sur la photographie, on verra les bombardiers.
Ben oui, bien sûr, Basilio. Les bombardiers.
Le front plissé, le regard inquiet du père Eusebio.
Je veux dire, continue Basilio, on verra que les bombardiers. Ils prendront toute la place, sur la photographie. Surtout que ça occupe beaucoup de place, un bombardier.
C’est bien ce qu’il nous faut, bredouille le curé.
C’est pas comme une bicyclette.
Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
Rien que ça, une bicyclette qui repose à terre, au milieu d’une place déserte. Je crois que c’est pas mal pour donner une à deviner tout ce qu’on voit pas sur l’image. Toutes ces choses qui flottent dans l’air et qui fabriquent notre peur de maintenant. Qu’on peut pas graver sur du papier mais qui nous empêchent presque de respirer, par moments. Tu vois ce que je veux dire ?
Oui.
Alors je trouve que cette image de bicyclette, elle fait la place à tout ça et c’est dans ce sens qu’elle vaut bien une photographie de bombardier.»

Au milieu des fracas des bombes et de la terrible douleur que laisse l’attaque se pose donc la question de la nécessité de l’art pour dire la fureur des conflits, et pour survivre aux massacres. L’art comme la seule façon de témoigner et de surpasser ce qu’il s’est passé.
Le roman s’achève, comme il a commencé, avec l’évocation du tableau qui a fait connaître au monde entier la tragédie de Gernika.

Le Héron de Guernica est un petit bijou de délicatesse et de poésie, évoquant la guerre et les rapports que l’art, façon de témoigner et de surpasser l’horreur, entretient avec elle. Antoine Choplin fait preuve d’une économie de mots qui, sans édulcorer le propos, évoque la douleur tout en pudeur. On ne peut que s’attacher à Basilio qui voit son univers s’écrouler mais tente, malgré tout, de garder la tête hors de l’eau. Pour résumer, Le Héron de Guernica est de ces romans qui vous prennent aux tripes, un coup de cœur que l’on ne reconnaît qu’à la dernière page, et qui vous remue encore bien longtemps après l’avoir tournée. 

La Héron de Guernica, Antoine Choplin. Points, 2015, 158 p. 

 

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7 commentaires sur “Le Héron de Guernica, Antoine Choplin.

  1. Mypianocanta dit :

    Oh punaise ! je le veux … oui ce n’est pas constructif comme commentaire mais c’est tout l’effet que m’a fait ta chronique. Alors je reviendrai, quand je l’aurai lu 🙂

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    • Sia dit :

      Je serai ravie de connaître ton avis ! Je l’avais choisi uniquement parce qu’il y avait Guernica dans le titre, mais je ne regrette pas le moins du monde !

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  2. Solessor dit :

    L’écriture des dialogues est assez déstabilisante !
    Une sacrée force, une violence se dégagent de tes mots concernant ce qui s’est passé sur place… Le rendu par la photographie m’intéresse particulièrement, car on sait à quel point les messages peuvent être modifiés par ce qu’on accepte de montrer…

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    • Sia dit :

      Oui, le style est très déstabilisant au départ mais finalement, au bout de 5 pages, on n’y fait même plus attention, ça coule tout seul ! J’ai trouvé la thématique extrêmement bien traitée.
      Côté violence, c’est un épisode qui reste très vif dans les mémoires, et le fait que ce soit le premier raid aérien sur des civils de l’Histoire (un jour de marché pour être sûr de faire un max de victimes et avec l’accord du gouvernement !) y est sûrement pour beaucoup.

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  3. Lupa dit :

    Je ne vais pas faire dans l’originalité en disant que ce roman m’attire énormément mais c’est sans aucun doute l’impression qui domine chez moi en cet instant de totale découverte ! Merci 🙂

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