Éric et Thierry n’avaient jamais prêté attention à cet insigne sur la veste en cuir de leur copain Andreas. Une vieille décoration militaire parmi beaucoup d’autres. Jusqu’au jour où, dans une boutique de jeux vidéo à Londres, le vendeur, un vieil homme, avait pointé l’index vers l’insigne. Il était devenu livide, s’était mis à crier. Puis il leur avait donné le jeu, leur avait ordonné d’y jouer. Dans la boîte, une simple disquette. Et pourtant, ce qu’ils voyaient sur leur écran d’ordinateur dépassait de loin tout ce qu’ils auraient pu imaginer. – Choisissez votre mode de jeu, avait demandé la voix.
L’Expérience ultime n’est pas seulement un jeu vidéo, mais plutôt un passeport vers l’enfer, qui les renvoie dans le passé, sur le Chemin des Dames en 1917, à Guernica sous les bombes en 1937 ou à Paris pendant les rafles de juillet 1942… Éric et Thierry vont s’y brûler. Andreas, aveuglé par ses obsessions, va s’y perdre. A moins que ses deux camarades tentent l’impossible pour le ramener.
Éric, Thierry et Andreas sont trois adolescents fous de jeux vidéo, dans les années 90. Du haut de leurs quinze ans, ils maîtrisent toutes les arcanes du jeu virtuel, les subtilités des stratégies militaires, et sont accoutumés aux pixels réalistes. Si Éric et Thierry jouent pour se distraire, Andreas puise dans les jeux vidéo la violence qui alimente ses fantasmes guerriers : passionné par la violence, buté, il collectionne les décorations de guerre controversées… comme cet insigne aux couleurs la Légion Condor. Lorsque le vieil homme de la boutique de jeux londonienne leur donne la disquette de L’Expérience ultime, qui s’annonce comme un jeu de guerre époustouflant, aucun des garçons n’hésite – et surtout pas Andreas.
Et L’Expérience ultime tient toutes ses promesses : la bande-son est magnifique, les graphismes élevés au rang d’œuvre d’art, et les niveaux de jeu offrent des possibilités infinies. Rapidement, chaque garçon explore un territoire, une époque, un camp : pour Thierry, ce sera Verdun, en 1917, dans la peau du général français chargé de l’offensive ; pour Éric, les brigades internationales pendant la Guerre Civile espagnole, en 1937 ; pour Andreas… la Légion Condor, au même endroit qu’Éric. Alors que les deux garçons vivent deux facettes différentes de l’assaut sur Gernika, leur vie est bouleversée à jamais. Celle d’Éric parce que la guerre a profondément choqué le jeune homme, qui commence à toucher du doigt ce que son frère, soldat de l’Armée de Terre, vit au quotidien ; celle d’Andreas parce que son goût pour la violence semble avoir atteint un niveau difficile à égaler et commence à devenir insatiable.
L’Expérience ultime propose donc une intrigue jouant sur plusieurs genres : roman adolescent, roman contemporain, roman social (avec cette préoccupation autour des jeux vidéo), roman historique (à cause des périodes explorées), roman à mi-chemin entre le fantastique et la science-fiction. Car le virtuel ne tarde pas à prendre le pas sur le réel, et de façon irrémédiable. Malgré tous leurs efforts, les garçons sont aspirés dans une spirale difficile à quitter.
Mais No pasarán, le jeu, ce n’est pas qu’une histoire de jeu vidéo retraçant le passé. Non, car Christian Lehmann en profite pour développer intelligemment tout un tas de thèmes incitant à la réflexion. Il y a tout d’abord la question de la cellule familiale ; Thierry est un nanti, ses parents des aristocrates fortunés avec lesquesl il est en désaccord. Andreas est le fils d’un homme politique extrémiste et virulent qui, loin de calmer les pulsions meurtrières de son fils, l’encourage à les exprimer, mais de façon « discrète », pour ne pas salir son image. Éric, de son côté, souffre de l’absence de son père (parti), de celle de son frère (au front) et de celle de sa mère (malade et à la limite de la catatonie, terrée dans sa chambre). Chaque garçon a donc d’excellentes raisons de se réfugier dans un monde virtuel, lui donnant l’impression de maîtriser réellement son existence et de s’affranchir de ces cellules familiales qui leur pèsent, d’une certaine manière. Toutefois, l’auteur ne fustige pas les jeux vidéos, mais s’attache à en montrer les aspects ambivalents.
La question du devoir de mémoire est évidemment présente, puisque c’est exactement pour cela que le vieil homme donne le jeu aux trois garçons. En explorant trois épisodes parmi les moins glorieux de l’histoire de France et l’histoire internationale, les adolescents vont commencer à mieux comprendre leur propre univers. La guerre occupe effectivement une grande place dans l’histoire : par le jeu vidéo, d’abord, mais également par l’expérience d’Elena, camarade de classe serbe des adolescents, réfugiée de guerre, et par l’expérience de Gilles, le frère aîné d’Éric, lui-même soldat, puis reporter de guerre. Au travers des deux tomes, l’auteur pose des questions intéressantes à traiter : qu’est-ce qu’un crime de guerre ? Qu’est-ce qui le justifie ? Comment justifie-t-on la violence gratuite ? Loin de fournir une réponse moralisatrice, l’auteur avance ces questions, les met en situation et, par l’horreur vécue par les personnages, laisse le lecteur tirer ses propres conclusions. Ce qui rend le propos d’autant plus percutant : la morale n’est pas assénée, elle est suggérée. À cela s’ajoute la question du racisme : racisme ordinaire des parents de Thierry qui «ne sont pas racistes» mais lui suggèrent tout de même d’éviter son ami Khaled ; racisme suggéré et barbarie des jeux vidéo américain où tuer un otage américain provoque un «Game over», alors que tuer un civil irakien permet de grimper de niveau ; racisme assumé, stupide et forcené d’un Andreas, enfin, qui déteste tout ce qui ressemble de loin à un étranger, et fait des amalgames imbéciles – Andreas est légèrement stéréotypé, ce qui est un peu dommage, et cumule tous les vices (macho, raciste, ultra-violent, néo-nazi, probablement négationniste, xénophobe…) mais cela sert le propos de l’auteur, aussi ne peut-on pas vraiment le lui reprocher.
On pourrait croire que l’avalanche de thèmes diluerait le propos, mais Christian Lehmann les inclue tellement subtilement à l’intrigue qu’on n’y perd pas du tout en qualité : le récit est vif, bien écrit, plein de suspens et traite en plus des sujets invitant à la réflexion : que demander de plus ? On déplorera seulement quelques petites pertes de rythmes dans l’économie générale du texte, mais on retrouve assez vite l’énergie initiale du récit, donc ce n’est pas particulièrement gênant.
No pasarán, le jeu est donc un roman très original, dans la façon dont l’auteur a choisi de traiter ses thèmes – même si l’intrigue strictement fantastique est assez simple. Prenant, facile à lire, il permet de faire réfléchir sur des thèmes importants, pas toujours faciles à aborder, et le tout de façon intelligente. Bien qu’il s’agisse d’un roman jeunesse, il est tout à fait lisible par des lecteurs plus âgés. Christian Lehmann aborde des thèmes universels avec beaucoup de subtilité ; l’histoire est bien écrite, entraînante, sa cruauté tient au traitement original. Jouant sur les codes du thriller, de la science-fiction et du fantastique, l‘auteur fait de ce début de saga un récit qu’on lit avec grand plaisir et un récit adressé à toutes les générations. Une belle réussite !
L’expérience ultime, #1 et #2 : No pasarán, le jeu suivi de Andreas, le retour, Christian Lehmann. L’École des loisirs (Médium), 1996 et 2005, réédité en double-tome en 2012.
8 /10.
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C’est bien d’écrire ainsi sur le devoir de mémoire… Et en plus c’est une approche originale.
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Absolument, l’approche est très originale et, si l’intrigue est un peu simple, le reste fait qu’on passe un très bon moment !
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Lu il y a longtemps, tout comme Golem d’ailleurs, de vagues souvenirs mais de bons souvenirs!!
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Tu as lu le tome 3 aussi ? Il est sorti en 2012, comme cette « intégrale » ; il paraît qu’il n’est pas mal du tout non plus !
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J’ai d’abord pensé que l’abondance de périodes historiques rendrait le tout un peu confus, mais tu as l’air de dire le contraire ! Le thème est original, je pense que je le ramènerai si je tombe dessus !
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C’est justement ce qui est assez fort ; en plus, l’auteur traite des thèmes universels, illustrés par différentes périodes et, franchement, ça rend super bien !
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